Francfort-sur-le-Main. Pas de changement de cap, mais de la confiance et une communication prudente : le bilan de la conférence de presse de Mario Draghi et Luis de Guindos, à l’issue du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne ce jeudi 25 octobre (1,2), n‘a rien pour surprendre, et c’est précisément l’effet escompté. Car si le Conseil, qui se tenait en présence du vice-président de la Commission Valdis Dombrovskis, s‘est contenté de reconduire à l’identique les décisions de la session de septembre, il serait incorrect d’y voir une marque d’attentisme face à la perspective d’une crise italienne de plus en plus vivace.
Rappelons brièvement la politique monétaire actuellement suivie : les taux directeurs sont essentiellement nuls (0 pour cent pour les opérations principales de refinancement à une semaine, 0,25 pour cent pour la facilité de prêt marginale, -0,40 pour cent pour la facilité de dépôt), et le volume des actifs achetés par la BCE au titre de son programme de rachats d‘actifs (APP) a été diminué de moitié en septembre à 15 milliards d’euros mensuels, avec pour objectif de ramener ce volume à zéro en décembre. Toutefois, la fin des opérations d’achat ne signifie pas une contraction à venir du bilan de la BCE, puisque celle-ci compte réinvestir le produit des actifs arrivant à maturité tant que la situation l’exigera. Malgré cette amorce de transition vers un dispositif post-crise, les politiques dites non-conventionnelles sont donc destinées à durer ; les taux devraient du reste rester nuls jusqu’à l’été prochain. À cela deux raisons. L’une explicite : la conviction qu’une politique accommodante demeure nécessaire à moyen-terme ; l’autre plus implicite : la conscience de se trouver dans une situation monétaire sans précédent en Europe, dans laquelle la plus grande prudence s’impose. Draghi a insisté sur la richesse de la “boîte à outils” disponible pour y parvenir, combinant forward guidance sur le court-terme et quantitative easing sur le long terme.
Mais le dispositif post-crise aura-t-il le temps de se déployer ? Les éléments statistiques recueillis par la BCE semblent suggérer que oui. L’économie de la zone euro est en expansion, quoique modérément ; son PIB a augmenté de 0,4 pour cent pour chacun des deux premiers trimestres ; l’inflation est proche de sa cible de 2 pour cent ; les prêts au secteur privés sont en hausse. Face à ces petits pas menant à une amélioration durable, les risques “peuvent encore être considérés comme globalement équilibrés”. De fait, le véritable problème est ailleurs. Car si, comme l’a fait Draghi ce jeudi, la BCE a pu à de nombreuses reprises prôner la nécessité de “réformes structurelles” et d’un “achèvement de l’union bancaire et de l’union des marchés de capitaux”, c’est bien une situation particulière, celle de l’Italie, qui focalise toute les attentions. Une Italie jamais nommée dans la déclaration introductive, qui évoque seulement “les pays dont la dette publique est élevée, pour lesquels il est crucial de respecter pleinement le pacte de stabilité et de croissance en vue de maintenir une situation budgétaire saine”. Mais une Italie qui a fait l’objet de la plupart des questions des journalistes.
L’enjeu est grand pour l’Union. Le secteur bancaire italien connaît des faiblesses structurelles, et il est grand consommateur d’obligations d’État. Si l’augmentation du spread venait à fragiliser certains grands établissements, ceux-ci n’auraient d’autre choix que de s’appuyer sur des liquidités fournies par la BCE ; or, il suffirait que les obligations italiennes soient dégradées par les agences au niveau spéculatif pour qu’elles ne puissent plus être utilisées comme garanties par les banques italiennes auprès… de la BCE. Une telle crise menacerait toute la stratégie de normalisation des banquiers centraux.
L’occasion pour Draghi de faire une déclaration plus inhabituelle, dans laquelle il a réaffirmé sa “confiance personnelle qu’un accord sera trouvé” avec le gouvernement italien. Et de désamorcer les spéculations sur la possibilité d’une extension du programme de quantitative easing au-delà de la date annoncée en cas de crise italienne, susceptibles à elles seules d’inquiéter les marchés. Draghi l’a rappelé, la politique monétaire “ne cible pas un pays en particulier”.
Pour le reste, Draghi ne peut pas répondre aux questions qu’on lui pose, qu’elles soient de nature spéculative ou politique ; il peut, au mieux, expliquer en quoi il n’est pas compétent pour y répondre. Les journalistes, qui les formulent malgré tout, le font naïvement ou faute de mieux. L’évocation des Opérations monétaires sur titres, créées en 2012 pour combattre les craintes de sortie de la zone de pays affaiblis, et qui autorisent la BCE à racheter des obligations d’État à trois ans sous des conditions très restrictives, n’a donné lieu à aucun commentaire. Draghi a surtout rappelé qu’il n‘était pas compétent, au contraire des Commissaires, pour s’exprimer sur les questions fiscales. S’il s’est contenté de suggérer “[de] ne pas remettre en question l’existence de l’euro et [de] mener des politiques réduisant le spread”, ce n’est pas par excès d‘orthodoxie, mais parce que sa position de banquier central indépendant ne lui permet de formuler aucune autre prescription. Pour le reste, il ne s’en cache pas : les évolutions fiscales et budgétaires à l’échelle européenne nécessitent “une conjonction politique favorable, qui n’est pas une question de banquiers centraux ou d’eurocrates” ; la solution sera politique ou ne sera pas.
La situation dévoile cependant l’ambiguïté croissante de la position de la BCE. Dotée d’un mandat unique de ciblage de l’inflation, la banque centrale a pris des responsabilités historiques depuis 2008 pour assurer le maintien de la stabilité financière de la zone. Ses nouveaux programmes ont contribué à affronter une situation historique nouvelle ; ses décisions pragmatiques ont pallié de facto l’indécision des États, incapables de s’accorder sur une union fiscale. Aux frontières d’une politique monétaire indépendante dont elle a la charge et de politiques économiques hors de son champ d’action, la BCE est bien seule ; le besoin d’action politique est pourtant évident. Jusque-là, la technocratie francfortoise a réussi là où le politique a échoué, au risque de faire croire qu’aucune réforme n‘était nécessaire. Quoique leur conformité avec la lettre de ses statuts n’ait jamais été remise en cause, ses actions ont dépassé ce qui était l’esprit de sa mission originelle. Le banquier central n’est plus seulement le garant de la stabilité des prix, et il le sait.
Perspectives :
- 7 novembre : prochaine réunion du Conseil des gouverneurs (pas de décisions de politique monétaire).
- 6 décembre : prochaine réunion du Conseil des gouverneurs prévoyant des décisions de politique monétaire.
Sources :
- Monetary policy decisions, Banque centrale européenne, 25 octobre 2018.
- DRAGHI Mario et DE GUINDOS Luis, Conférence de presse, Banque centrale européenne, 25 octobre 2018.
François Hublet