Magas, Ingouchie. Cela fait déjà trois semaines que, nuit et jour, le peuple ingouche résiste à ce qu’il voit comme une annexion de son territoire par ses voisins tchétchènes. Dans la nouvelle capitale de la plus petite région russe, les manifestants se sont relayées du 4 au 17 octobre pour occuper, sans interruption, le centre-ville en signe de protestation (1).

Leur président nouvellement réélu a enfin signé, le 26 septembre, un traité frontalier avec la Tchétchénie : depuis la fin de l’URSS, la séparation de la République Socialiste Soviétique Autonome de Tchétchéno-Ingouchie en deux et la guerre qui s’en est suivie, les dirigeants successifs n’avaient jamais réussi à s’accorder sur un tracé satisfaisant. Initialement, le discours des autorités évoquait un échange égal de terres inhabitables (2) mais la lecture du traité révèle une toute autre réalité : l’Ingouchie a donné à la Tchétchénie environ 25 fois plus de terres qu’elle n’en a reçu (3).

Au delà de la question de fond, le traité a été signé par les deux présidents sans aucune forme de consultation populaire, et c’est anticonstitutionnel : en Russie, la modification des frontières administratives doit faire l’objet de référendums dans les régions concernées (4). Alors, les Ingouches protestent : contre Kadyrov bien sûr, mais surtout, contre leur propre président, Younous-Bek Yevkurov, qui a finalement cédé à son tout-puissant voisin et dont ils demandent la démission.

Car l’affaire est ancienne : en 2012 déjà, Kadyrov avait tenté, par la voie législative, d’annexer la moitié du territoire ingouche, et Yevkurov s’était tenu coi.

Mais la véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête des Ingouches, c’est la menace d’une réunification. Les deux peuples ingouche et tchétchène, branches de la même ethnie vaïnakh, ont en effet cohabité au sein d’une même république entre 1934 et 1991, dont la création avait muselé une ethnogenèse ingouche peu ou prou actionnée par le pouvoir soviétique dans les années 1920. En 2012 déjà, on y avait fait largement allusion côté tchétchène et les craintes des Ingouches s’étaient révélées fondées. Depuis l’échec de la première tentative d’annexion, les relations entre les deux républiques ont été caractérisées par de fréquentes remises en cause de la frontière – non pas de sa géographie mais de son existence même – par Kadyrov qui peu à peu s’est arrogé un droit d’ingérence conséquent sur les affaires intérieures ingouches. Déjà, en 2012, il déclarait Yevkurov incompétent et se positionnait, lui, comme le leader idéal de tout le peuple vaïnakh (5).

Ce mois-ci, les troubles résultant de l’“échange de terres” créaient donc les conditions idéales pour provoquer une intervention de Kadyrov transgressant allègrement l’autorité du président ingouche. Ce fut chose faite la semaine dernière, Kadyrov se rendant directement au domicile d’opposants ingouches l’ayant critiqué en public, exigeant ici des excuses, là un procès chariatique et n’hésitant donc pas à s’arroger une juridiction sur l’Ingouchie et ses résidents.

Et Moscou dans tout ça ? Le centre fédéral a, comme en 2012, choisi d’adopter une attitude relativement passive : félicitant Yevkurov de n’avoir pas usé de la force contre les manifestants, et appelant au dialogue.

Perspectives :

  • La cour constitutionnelle ingouche a commencé jeudi 25 octobre l’examen de la légalité du traité frontalier qui, dans l’absence d’un référendum, est manifestement anticonstitutionnel. Si la cour venait à le valider, la situation en Ingouchie pourrait rapidement dégénérer et il ne serait pas étonnant de voir les organes de sécurité tchétchènes intervenir, diminuant encore plus le président ingouche.
  • À court terme, l’affaire accentue l’isolement et la subordination du président ingouche, d’une part en creusant le fossé entre lui et ses administrés, et d’autre part en soulignant l’extrême déséquilibre de sa relation avec Kadyrov, auquel il se retrouve de facto inféodé. Si donc la réunification n’est probablement pas encore à envisager tant elle serait de nature à déclencher une rébellion des Ingouches, la manœuvre met en relief l’omnipotence de Ramzan Kadyrov dans toute la région nord-caucasienne. Cette position dominante se traduit tant dans les relations avec ses homologues, qu’il asservit au besoin, qu’avec le centre fédéral qui lui laisse le champ libre pour conduire des réformes anticonstitutionnelles qui n’importe où ailleurs en Russie se seraient soldées par une démission.

Sources :

  1. Ingush residents start protesting against transfer of lands to Chechnya, Caucasian Knot, 04/10/2018.
  2. Chechnya, Ingushetia agree to fix regional border, TASS, 26/09/2018.
  3. Cartographers : Ingushetia gave Chechnya much more land than received, Caucasian Knot, 09/10/2018.
  4. Constitution de la Fédération de Russie, 1993.
  5. MAC-GLANDIÈRES Yéléna, Une “frontière de fous” ? Analyse multiscalaire des enjeux géopolitiques liés au conflit frontalier tchétchéno-ingouche, Université Paris 8, 2017.

Yéléna Mac-Glandières