Lima. La justice péruvienne annulait mercredi la grâce accordée à Alberto Fujimori et ordonnait son arrestation immédiate. En 2009, l’ancien président du Pérou avait été condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement pour les massacres de La Cantuta et de Barrios Altos, au cours desquels des dizaines de civils, dont des étudiants, avaient été assassinés par les forces armées lors du conflit les opposant au Sentier Lumineux. Après plusieurs années d’exil s’étant soldées par une extradition, Alberto Fujimori avait ensuite passé douze ans en prison avant de bénéficier, le soir de Noël de l’année dernière, de la grâce du président Pedro Pablo Kuczynski (PPK) pour des raisons de santé.

Cette libération anticipée avait déclenché une crise politique dans le pays et de vives protestations de la part des organisations de défense des droits humains et des victimes de la répression du régime Fujimori. Le Pérou est toujours scindé en deux blocs : les pro-Fujimori, qui voient en lui le héros vainqueur de la guérilla maoïste, et les anti, qui refusent d’oublier la répression des escadrons de la mort et les stérilisations forcées (2). Pour ces derniers, la grâce a surtout permis au président PPK, menacé d’une motion de destitution pour corruption, de s’assurer l’abstention des parlementaires fujimoristes lors du vote à son encontre au Congrès (3). Abstention qui lui a permis de se maintenir au pouvoir en remportant le scrutin d’une très faible marge.

Amnesty international, Human Rights Watch et le Bureau de Washington pour l’Amérique latine (WOLA) avaient quant à eux dénoncé le manque total de transparence, le non-respect des règles du procès et la négociation politique utilisée dans cette affaire. De manière unanime, les organismes internationaux accusaient le gouvernement d’avoir dégradé les conditions d’exercice de la démocratie au Pérou et d’avoir porté atteinte aux libertés sociales. Considérant que la grâce accordée était incompatible avec les obligations internationales qui lient l’État péruvien (dont la Convention américaine relative aux droits de l’homme), la Cour interaméricaine des droits de l’Homme avait elle aussi épinglé le Pérou pour cette grâce dont elle ordonnait la révision.

Dans son sillage, la Cour Suprême péruvienne a soutenu la semaine dernière que “ces crimes (…) constituent des crimes contre l’humanité en vertu du droit pénal international“ et que cette classification implique “l’inadmissibilité de grâce ou d’amnistie“ (1). Relevant les irrégularités commises au moment de la grâce, notamment par la commission médicale chargée d’évaluer l’état de santé du prévenu, le Juge a également affirmé que les représentants des victimes avaient démontré “avec beaucoup de précision et de détail que cette grâce n’avait rien à voir avec des raisons de santé“. Alberto Fujimori souffre d’une “maladie grave non terminale, et rien ne justifie qu’il s’agisse d’une affaire qui exige la nécessité de le libérer“. Sur ce fondement, la demande de la partie civile de déclarer la grâce inapplicable a été retenue par la justice. Pour beaucoup, cette décision est une grande victoire pour les victimes et un pas en avant dans la lutte contre l’impunité.

Toutefois, quelques heures seulement après cette annonce, l’ancien président de 80 ans a été hospitalisé, implorant les autorités de ne pas le renvoyer en prison et estimant que cela reviendrait à “le condamner à mort“. Où qu’il soit, il semblerait que l’ombre d’Alberto Fujimori ne cessera jamais de se projeter sur la politique péruvienne, dans laquelle il a encore de nombreux alliés et où ses enfants jouent un rôle moteur.

Perspectives  :

  • La majorité fujimoriste du parti Fuerza Popular au Congrès a approuvé jeudi une loi permettant aux prisonniers de plus de 78 ans ayant commencé à purger leur peine de la poursuivre au moyen d’une surveillance électronique à résidence. Cette norme, explicitement préparée en faveur d’Alberto Fujimori, pourrait bien être profitable à d’autres chefs des forces armées du régime de 1990-2000, au premier rang desquels Vladimiro Montesinos, ancien conseiller de Fujimori âgé de 73 ans. Ce qui aurait pour conséquence d’édulcorer les ambitions de justice et de réparation énoncées par la Comisión de la Verdad y Reconciliación de 2001.
  • Pendant que la justice tâtonne pour tenter de trouver des formules proportionnelles et intermédiaires qui empêcheraient l’impunité sans toutefois mettre en danger la santé et la vie des condamnés, le gouvernement péruvien perd toute crédibilité politique. Les gouvernements successifs depuis 2000 n’ont pas été capables de clore l’épisode de la guerre civile ni d’éradiquer la corruption et le populisme (4).
  • L’actuel gouvernement se retrouve affaibli. Le président Martín Vizcarra n’est crédité que de 20 pour cent de satisfaction et le sort du Congrès est très précaire. L’avenir du pays se joue dans cette tempête politique qui, loin de se calmer, voit la dynastie Fujimori s’affronter sur la scène politique péruvienne (2). Keiko Fujimori, la fille, tente aujourd’hui de s’émanciper de la lourde figure paternelle. Kenji Fujimori, le fils, reste quant à lui fidèle coûte que coûte au patriarche. On imagine assez bien un duel fratricide des Fujimoristes à la présidentielle de 2021.

Sources :

  1. Indulto a Fujimori : la Corte Suprema de Perú anula la liberación del expresidente y ordena su captura, BBC News Mundo, 3 octobre 2018.
  2. HOUEIX Romain, Fujimori : la dynastie japonaise qui se déchire au Pérou, France 24, mars 2018.
  3. TOLA Raul, Alberto Fujimori, el nombre que divide, El Pais Internacional, 4 octobre 2018.
  4. VILLASANTE CERVELLO Mariella, La plus grave crise politique depuis 2000 au Pérou : la corruption Lava Jato et la grâce de Fujimori, Institut des Hautes Etudes sur la Justice, 24 janvier 2018.