Ilısu. Par la construction de centrales hydroélectriques, le gouvernement turc cherche à diversifier ses sources d’énergie et à exploiter au maximum son immense potentiel hydraulique en Anatolie. Cependant, lorsque des barrages sont construits en amont du Tigre et de l’Euphrate, les répercussions peuvent être lourdes en aval. La mise en place du projet Ilısu (qui prévoit la construction d’un barrage gigantesque avec un réservoir de plus de 10 milliards de mètres cubes et d’une centrale hydroélectrique d’une capacité de 1 200 MV) sur le Tigre est l’incarnation des tensions liées au partage des eaux en Mésopotamie. En effet, face à ces fleuves naturellement transnationaux, la géopolitique dicte ses lois.

Malgré des tentatives de négociation et des accords bilatéraux et tripartite entre la Turquie, la Syrie et l’Irak tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, le rapport de force est en faveur de la Turquie, véritable hégémon hydraulique (3). En ce sens, le projet Anatolie du Sud-Est ou Gap (Güneydoğu Anadolu Projesi), pour lequel le gouvernement turc a décidé d’injecter plus de 30 milliards de dollars depuis 1980 (4), a semé le trouble dans les eaux des deux fleuves. Le projet réside essentiellement dans l’aménagement de 22 barrages et de 19 centrales hydrauliques au Sud-Est du pays afin d’irriguer les terres arides du territoires et de développer la région. Si bien que le gouvernement turc fait fi des conséquences sociales et écologiques catastrophiques à l’intérieur même de ses frontières, à l’image de la ville historique de Hasankeyf qui sera submergée par les eaux dans les mois à venir et dont les habitants sont en train d’être déplacés. Au final, la réalisation de l’ensemble du projet Gap aura de lourdes conséquences en Syrie et en Irak en raison des coupures de 70 pour cent du débit naturel de l’Euphrate et 50 % de celui du Tigre (2). De plus, la mise en service du barrage Ilısu pourrait provoquer à lui seul une aggravation spectaculaire de l’assèchement des marais mésopotamiens en Irak, avec des conséquences dramatiques dans une région déjà frappée par la sécheresse (5).

Face à des populations au Sud Est du pays qui n’ont d’autre choix que de s’adapter aux externalités négatives du Gap, et face à ses voisins syriens et irakiens dont les États et les sociétés se sont effondrés, le gouvernement turc semble donc être en position de domination. Toutefois, la tension hydraulique en Mésopotamie ne doit pas être uniquement imputée à la Turquie. En effet, la Syrie et l’Irak ont également utilisé l’eau de ces fleuves comme une ressource politique et énergétique. Et aujourd’hui les grands barrages dans ces deux pays sont au cœur des rivalités de pouvoir entre différentes milices.

Alors que le Tigre et l’Euphrate sont censés défier la logique stato-centrée, ils demeurent liés aux grands projets nationaux, aux rivalités locales et parfois à la guerre qui sévit. De ces fleuves civilisationnels dépend aussi la stabilité de la région.

Perspectives :

  • La Turquie considère toujours que son indépendance énergétique et son développement économique dépendent de l’énergie hydraulique issue des fleuves en Mésopotamie. C’est pourquoi, face au droit international, elle revendique le principe de souveraineté. En effet, la Turquie n’est pas signataire et a voté contre la Convention de New York de 1997 (entrée en vigueur en 2014) relative aux utilisations des cours d’eau internationaux (6), alors même que dès 1923 il était mention, dans l’article 109 du traité de Lausanne, d’une commission d’arbitrage pour traiter les éventuels problèmes concernant le partage des eaux entre pays voisins.
  • La ville d’Hasankeyf sera bientôt submergée par les eaux. De nouvelles habitations ont donc été construites par le Toki (l’institution publique de construction de logements collectifs en Turquie) en périphérie de la ville, et quelques édifices historiques ont été transférés (1). Le gouvernement s’efforce d’afficher l’exemplarité d’une telle démarche face aux nombreuses critiques et mobilisations contre le projet de barrage ainsi qu’au désarroi d’une partie de la population et de la société civile.

Sources :

  1. Agence Anadolu : le 6 août dernier, le hammam d’Artuklu, menacé par la réalisation du projet d’Ilısu, a été déplacé vers le nouveau parc culturel d’Hasankeyf.
  2. DAOUDY Marwa, Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie, Négociations, vol. no 6, no. 2, 2006.
  3. Au Moyen-Orient, la pression sur « l’or bleu » s’accentue, France 24, 08/08/2018.
  4. Voir le site du GAP.
  5. Catastrophic drought threatens Iraq as major dams in surrounding countries cut off water to its great rivers, Independant, 02/07/2018.
  6. ONU, L’assemblée générale adopte la convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau, Communiqué de presse AG/641, 21/05/1997.