Même s’il est emprisonné depuis avril dernier et que sa candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2018 est au mieux très incertaine, l’ex-Président Lula demeure au centre de l’attention au Brésil. Trouvera-t-il un moyen de sortir de prison avant les élections générales ? Lui qui est encore populaire, a-t-il le pouvoir de décider, en accordant son soutien, de la victoire d’un autre candidat ? Difficile de se prononcer au vu de la volatilité de la conjoncture politique et judiciaire du pays : beaucoup de Brésiliens ont par exemple cru l’espace du 8 juillet dernier à la libération de leur ex-président. Cependant, il est possible, et même nécessaire, de proposer une analyse de l’emprisonnement de Lula allant au-delà du contexte immédiat : en effet, les ennuis judiciaires de l’ancien mandataire seraient avant tout le révélateur d’une mutation de la violence politique structurelle du Brésil : elle passerait désormais par le canal démocratique de la justice.
« Je suis plus que jamais candidat. » Le 27 mai 2018, Luiz Inácio Lula da Silva, ancien président du Brésil de 2003 à 2011, a annoncé sa candidature aux prochaines élections présidentielles depuis la prison fédérale de Curitiba où il a été incarcéré le 7 avril dernier. L’ancien métallurgiste a été condamné par la justice brésilienne suite à des accusations de corruption passive : Lula aurait reçu un duplex en échange de l’attribution de contrats à l’entreprise de construction OAS.
L’affaire divise le pays. Alors que la lutte contre la corruption est présentée par les médias et certaines personnalités politiques comme un signe de la vitalité démocratique brésilienne, la gauche se préoccupe de la tendance autoritaire du pouvoir judiciaire ainsi que de son manque apparent d’impartialité. Selon ces derniers, il s’agirait de la dernière étape d’une stratégie mise en place par les « vieux pouvoirs » visant à se défaire des forces progressistes. Connue sous le nom de lawfare ou de judiciarisation de la politique, cette stratégie aurait été mise en place dès 2014 lorsque les premiers scandales de corruption ont commencé à toucher toute la classe politique brésilienne.
Utilisé pour la première fois en 2001 par le général américain Charles Dunlap, le terme désigne une stratégie judiciaire qui implique la mauvaise utilisation et l’abus de la loi à des fins politiques et militaires. Cette stratégie consiste d’abord à persuader l’opinion publique de la culpabilité d’une personnalité publique dans le but de la priver de tout soutien et de l’affaiblir. Par la suite, en faisant pression sur la justice, et tout en répondant à une demande désormais populaire, l’objectif est la condamnation par la loi de cette personnalité afin de mettre un terme à sa présence sur la scène politique.
Le Lawfare Institute, créé en 2017 à la suite des nombreux cas de lawfare au Brésil, se consacre désormais à l’analyse de situations similaires à travers le monde. L’utilisation de cette stratégie au Brésil a notamment été dénoncée lors de la destitution, par vote du Sénat, de la présidente Dilma Roussef (élue en 2011 et réélue en 2014), accusée de masquer la réalité du déficit budgétaire du pays. En effet, pour beaucoup de ses soutiens, cette accusation n’était qu’un prétexte pour rendre légitime ce qui apparaît comme un « coup d’État parlementaire ».
Selon cette lecture, le peuple brésilien est aujourd’hui confronté à un retour de la violence politique, sous une forme renouvelée, celle de la judiciarisation de la politique. Le 17 mai 2018 est parue dans Le Monde une tribune signée par différentes figures politiques européennes telles que François Hollande, Enrico Letta José ou Luis Rodriguez Zapatero, défendant la candidature de Lula aux élections brésiliennes. Elle fait suite à une autre tribune, parue la veille et signée par Lula, dans laquelle l’ancien métallurgiste clame son innocence et rappelle le danger que représenterait la victoire de la droite brésilienne pour le maintien des acquis sociaux obtenus sous les gouvernements successifs du Parti des Travailleurs (Partido dos Trabalhadores, abrégé en PT). Cette prise de parole traduit la préoccupation d’une partie de la communauté internationale face à l’affaiblissement démocratique auquel le pays est actuellement confronté.
L’incarcération de Lula intervient au milieu de la campagne présidentielle qui déterminera, le 28 octobre prochain, l’identité du nouveau chef d’Etat du géant latino-américain. L’ancien mandataire faisait jusqu’alors la course en tête dans les sondages, devançant de plus de 14 % son dauphin, le candidat du Parti Social Chrétien (Partido Social Cristão, abrégé en PSC) Jair Bolsonaro, aussi connu au Brésil comme le « Trump Tropical » en raison de la récurrence de propos sexistes, homophobes et violents dans son argumentaire.
L’analyse du retour de la violence politique au Brésil par le biais de la politisation de la justice nécessite une prise en compte du contexte économique, politique, historique et social du pays. Cette grille de lecture est essentielle pour saisir les enjeux géopolitiques propres au Brésil et éviter la projection d’une réalité européenne du fonctionnement des institutions politiques et judiciaires qui biaiserait l’analyse
Les racines structurelles de la violence politique au Brésil
La violence politique : un phénomène récurrent
« Je ne fuirai pas. Je ne me tuerai pas. Je resterai ici. » La voix tremblante de rage, Lula répond devant des milliers de sympathisants aux accusations dont il fait l’objet, par une référence historique implicite au suicide du « père des pauvres », Getulio Vargas, président brésilien de 1930 à 1945 et de 1951 à 1954. Après dix-neuf jours d’une campagne médiatique à charge l’accusant d’avoir participé à une tentative d’assassinat contre le journaliste brésilien Carlos Lacerda, le président Getulio Vargas s’était tiré une balle dans le cœur. Il n’avait alors laissé au peuple brésilien que ces derniers mots : « Je vous ai donné ma vie, je vous donne à présent ma mort. »
De même, des comparaisons sont établies avec l’ancien président Joao Goulart, dit « Jango », président progressiste qui gouverna de 1961 à 1964 avant d’être renversé en 1964 par la droite conservatrice et anti-communiste pour instaurer une dictature militaire. Le coup d’État fut rendu possible par l’appui attesté du gouvernement américain ainsi que par l’aide des médias brésiliens qui participèrent de la délégitimation des politiques redistributrices de Joao Goulart et de la formation d’une opinion publique favorable à sa destitution.
La condamnation de Lula ne fait que rappeler une réalité bien présente depuis la naissance de la République brésilienne en 1889. Les différents gouvernements de gauche ont successivement subi des actions militaires et des accusations diverses afin d’être destitués. Cependant, le contexte socio-politique national et international dans lequel les derniers gouvernements du Partido dos Trabalhadores ont évolué semblait prévenir de pareils renversements. Si la fin de la guerre froide, la transition vers la démocratie à partir de 1985, le soutien multilatéral des puissances occidentales au Brésil et la prise de pouvoir de nombreux gouvernements socialistes dans la région constituaient autant de facteurs favorables à l’ancrage de la gauche brésilienne dans le pays, la multiplication des crises sociales et économiques a conduit à un retour de l’instabilité politique.
La structure politique, sociale et économique brésilienne
Le Brésil a déclaré son indépendance en 1822 pour devenir un empire : il est alors dirigé par Dom Pedro, le fils de Jean VI, roi du Portugal. Il est trompeur de penser cette indépendance politique comme une libération du peuple face au joug de la puissance coloniale : elle n’a que très peu changé le quotidien de la grande majorité de la population brésilienne et a en premier lieu bénéficié aux grands propriétaires terriens, majoritairement descendants d’Européens, les « criollos ». Ceux-ci possédaient déjà un monopole économique dans le pays (cultures du cacao, du café, du caoutchouc) et cherchaient à étendre ce dernier à la sphère politique, alors entre les mains de la couronne portugaise. Une fois au pouvoir, les élites économiques brésiliennes façonnèrent des institutions politiques afin de pérenniser leur domination. La proclamation de la République en 1889 ne modifia pas non plus la structure économique et sociale du pays.
Le Congrès brésilien constitue une parfaite illustration de cette réalité. La Chambre basse est constituée, depuis 1824, de 513 sièges de députés répartis à la proportionnelle, selon la démographie des 27 unités fédérales représentées. Néanmoins, il existe une limite minimale (8 députés) et maximale (70 députés) de représentation en fonction de la densité de population des différents États. La proportionnalité supposée n’est donc au Brésil aucunement gage de représentativité. Une telle réalité favorise les grands propriétaires qui, habitant les États les moins densément peuplés, se voient ainsi surreprésentés au Parlement. Le pouvoir législatif est alors majoritairement composé d’une élite masculine, blanche et fortunée, que Lula a d’ailleurs ironiquement caractérisée de « trois cents picaretas (bandits) avec des titres de docteur ».
Le système électoral brésilien est caractérisé par la tenue simultanée des élections présidentielles et législatives. Ces dernières suivent un système proportionnel de listes, ouvertes à un seul tour. Pour obtenir une majorité parlementaire, il est alors nécessaire que des coalitions souvent instables se constituent. Ce phénomène que les Brésiliens caractérisent de « présidentialisme de coalition » explique pourquoi Dilma Rousseff s’est vue dans l’obligation de désigner, dès le début de son deuxième mandat, Michel Temer, membre conservateur du parti Movimento Democrático Brasileiro (abrégé en MDB), comme vice-président. De plus, il existe au Brésil un principe connu sous le nom de « quotient électoral » qui consiste à désigner les vainqueurs des élections législatives par un calcul de la somme des voix obtenues par les candidats, divisée par le nombre de sièges impartis à la circonscription. Ainsi, le candidat le plus populaire permet aux autres députés de sa liste de siéger au Parlement, et ce, même si ces derniers n’ont récolté que peu de voix. Évidemment, ce système incite à l’incorporation dans les listes électorales de célébrités locales, parfois hautes en couleur, comme certains sportifs, et autres stars de telenovela. Enfin, la règle politique brésilienne ne définit pas de plancher minimum de voix pour être élu au Parlement. Ce dernier se remplit alors des dizaines de formations possédant une faible représentativité, vingt-cinq aujourd’hui. Une telle réalité impose la constitution de coalitions préalables à toute prise de décisions. Les institutions politiques brésiliennes sont donc le reflet de la construction, depuis l’indépendance, de structures favorisant les intérêts de l’oligarchie brésilienne et qui, bien qu’ayant évolué durant la période de démocratisation après 1985, demeurent encore aujourd’hui profondément discriminantes.
Cette structure politique a par ailleurs renforcé le développement d’inégalités économiques, sociales et ethniques qui existaient déjà en 1822. Le Brésil est le troisième pays le plus inégal d’Amérique latine, région elle-même parmi les régions les plus inégalitaires au monde. À São Paulo vivent – sans se croiser – des multimillionnaires se déplaçant en hélicoptère pour échapper aux embouteillages, au-dessus des favelas (bidonvilles brésiliens) où s’entassent les populations les plus pauvres. Ces réalités sociales sont aussi souvent associées à une réalité ethnique. Lorsque Lula prend place au palais du Planalto en 2003, 75,9 millions de Brésiliens vivent sous le seuil de pauvreté, dont 36,4 millions en situation d’extrême pauvreté, soit près de 20 % d’une population d’environ 183 millions d’habitants. En parallèle, les 10 % des plus riches possèdent 50 % des revenus alors que 50 % des plus pauvres se partagent 10 % des revenus. Dans ce contexte, la violence sociale vécue par les populations les plus vulnérables se traduit par une violence physique omniprésente. En effet, le Brésil demeure aujourd’hui l’un des pays les plus meurtriers au monde, avec le triste chiffre, en 2016, de sept homicides par heure.
Le retour de la violence politique : la judiciarisation de la politique
La fin de l’âge d’or du Partido dos Trabalhadores
Luiz Inácio da Silva est un leader populaire. Il est né dans le Nordeste, la région la plus pauvre du Brésil. C’est à travers sa profession de métallurgiste qu’il arrive à s’immiscer en politique en devenant leader syndical. Lula est élu président de la République du Brésil le 27 octobre 2002. Il met rapidement en place des politiques de redistribution en faveur des plus démunis. C’est dans cette lignée que voient le jour les programmes « Fome 0 » et « Bolsa Familia » (11,9 milliards de dollars, 11 millions de familles touchées) en 2004, visant à éradiquer la faim et l’extrême pauvreté. En retour, les familles doivent inscrire leurs enfants à l’école, les vacciner et suivre des formations visant à l’amélioration de leur alimentation. Lula a également doublé le salaire minimum et augmenté les retraites. Il est important de souligner que la réalisation de ces programmes est en grande partie attribuable à la conjoncture favorable de l’économie elle-même expliquée par les prix élevés des matières premières. De ce fait, sans toucher véritablement à la structure économique brésilienne, Lula a pu financer des programmes de redistribution à partir de la richesse nouvellement créée et captée par l’État. Il décide également de développer le service public alors embryonnaire – comme cela est souvent le cas chez les nations latino-américaines – et de mettre à mal l’hyper-privatisation de la majorité des services d’intérêt général. À la fin de la présidence du métallurgiste, 28 millions de Brésiliens étaient sortis de la pauvreté et 36 millions avaient intégré la classe moyenne.
Cependant, Lula a réduit la pauvreté sans réellement toucher à ses déterminants structurels. Dès le début de son gouvernement, Lula se voit obligé de jouer la carte de la négociation avec les élites économiques et de la modération afin de se maintenir au pouvoir. En effet, en plus d’être privé de majorité parlementaire, Lula a cherché à industrialiser le pays. Il renoue donc des liens importants avec des champions industriels nationaux tels que les industries Odebrecht (constructions) ou JBS (agro-alimentaire) dont les projets sont financés par la banque publique de développement (BNDES). Le président Lula, ne pouvant pas se permettre de contrarier le grand patronat et le secteur financier brésiliens, adoucit son discours pro-pauvres. Pendant ses premières années, Lula « enchantait autant la Bourse que les favelas » (A. Vigna).
Lorsque la météo économique se fit moins clémente, dès l’année 2014 (-3,8 % de croissance en 2014-2015), Lula a déjà laissé la place à sa protégée Dilma Rousseff qui vient alors d’être réélue de justesse pour un second mandat. L’heure n’est alors plus à la redistribution et aux programmes sociaux mais aux économies et aux programmes de privatisation et de flexibilisation dans le but de regagner de la compétitivité et de redonner confiance aux investisseurs. Le gouvernement du PT ne peut plus continuer à contenter à la fois les élites et le reste des citoyens brésiliens d’autant que certaines forces conservatrices font leur retour dans la vie politique. En parallèle, les politiques progressistes du PT permettent l’essor d’une classe moyenne grandissante dont l’identification partisane est changeante. Objectivement plus proche des classes populaires et bien que première bénéficiaire des programmes sociaux du PT, cette classe moyenne tend à s’identifier à la bourgeoisie à laquelle elle rêve d’appartenir. Les nouvelles classes moyennes se font donc de plus en plus sensibles au discours conservateur. À la veille de la Coupe du Monde de football se tenant à Rio de Janeiro en 2014 surgissent d’importantes mobilisations des classes moyennes et supérieures contre la politique de la présidente Dilma Rousseff. Le MBL, animé par des jeunes, sous la direction de Kim Kataguri devient la figure de proue de ces mobilisations en véhiculant un discours haineux, élitiste et raciste contre le PT. Ils méprisent l’origine modeste de Lula et l’associent volontiers au stéréotype brésilien du malandro, figure nationale du métisse, pauvre et fainéant, qui par son charisme et sa malhonnêteté, parvient à s’en sortir. Viennent alors s’ajouter les révélations d’importants scandales de corruption touchant l’entreprise publique pétrolière Petrobras, qui contribuent à la défiance grandissante envers la présidente et participent au consentement du Parlement à sa destitution en 2016.
Dès 2014, un scandale de corruption éclate au Brésil, impliquant Petrobras et dévoilant l’implication de nombreuses personnalités politiques. Est alors révélé un système de financement massif et illégal des différents partis politiques par un conglomérat d’entreprises du BTP brésilien dont la fameuse Odebrecht, entreprise aux multiples spécialités (construction, pétrochimie, armement). L’opération judiciaire visant à démanteler ce système de corruption généralisé prend le nom de Lava Jato (« Lavage à haute pression ») et est menée par le juge, Sergio Moro, aujourd’hui vedette nationale. L’opération Lava Jato prend une nouvelle ampleur en 2016, lorsque la justice fédérale états-unienne impose une amende de près de 3 500 millions de dollars à Odebrecht – seuls 2 600 millions de dollars seront payés en 2017 – pour avoir versé des pots-de-vin pour près de 780 millions de dollars, entre 2001 et 2016, dans le but d’obtenir des contrats dans plus de dix pays de la zone latino-américaine. La sanction est possible car certaines opérations de ce gigantesque système de corruption se réalisaient par le biais de comptes domiciliés sur le territoire américain. Les débuts du système de corruption généralisée d’Odebrecht remontent toutefois au moins à l’année 1995 et ont bénéficié à la grande majorité des principaux partis brésiliens. Cependant, le juge Moro et les conglomérats de la presse se focalisent majoritairement sur la culpabilité des membres du Parti des Travailleurs pour lesquels ils n’ont jamais caché un certain mépris.
Profitant de ces tensions, et bien que le nom de la présidente n’apparaisse à aucun moment dans les investigations de corruption, l’opposition exige la destitution de Dilma Rousseff, l’accusant d’être à l’origine d’irrégularités dans la présentation du budget de 2014. Les attaques se concentrent sur une technique qui s’est maintes fois vu mise en place mais qui n’avait, jamais auparavant, mérité aux yeux du Parlement une attention particulière. Rousseff est inculpée pour « crime de responsabilité », ce qui permet sa destitution en cas d’acceptation de la procédure par le Parlement. La Présidente étant privée de majorité parlementaire, le Parlement peut librement voter en faveur de son impeachment, un événement auquel le Brésil tout entier a pu assister en direct à la télévision le 31 août 2016. Le vice-président de Dilma Rousseff, le conservateur Michel Temer assume depuis le pouvoir et mène dès lors une politique néolibérale agressive assumée : austérité, réformes du droit des travailleurs, réformes de la retraite, etc.
Ce retournement politique constitue la première victoire des cercles conservateurs et signe le retour dans le pays de l’hyper-libéralisme économique. Détail non négligeable, en juin 2017, le Tribunal Supérieur Électoral absout finalement Dilma Rousseff de ses accusations, mais il est déjà trop tard. Autre signe que la justice au Brésil tend dangereusement vers une sélectivité anti-démocratique, des enregistrements de conversations entre Michel Temer et Joesley Batista, président d’une des multinationales les plus importantes du Brésil, la JBS, seront diffusés. On y entend le Président donner son accord pour acheter le silence d’un élu, sans qu’aucune procédure judiciaire ne soit entamée contre lui. La presse brésilienne fut également clémente lorsqu’en 2016 les Panama Papers révèlent le nom de 57 politiciens brésiliens, dont la majorité fait partie du gouvernement actuel de Michel Temer.
Une justice à géométrie variable
Une première convocation est envoyée à Lula, dès janvier 2016, par le juge Moro qui l’accusait d’avoir reçu un appartement à Guaruja, commune balnéaire près de Sao Paulo, en contrepartie de l’octroi de contrats d’ouvrages publics entre OAS et Petrobras. Cette accusation vient s’ajouter aux 1434 procédures judiciaires en cours dont une bonne partie vise les proches du gouvernement Temer. Cependant, une attention et une rapidité toutes particulières sont accordées au cas de l’ex-mandataire et ce, même si les faits reprochés paraissent dérisoires au regard de la majorité des autres accusations en cours.
Pour illustrer le traitement d’exception dont fait l’objet l’ancien président, on pourra citer les événements du 4 mars 2016, lorsque Lula est appréhendé chez lui au petit matin devant toutes les télévisions du pays, forcé à venir témoigner dans un commissariat. La surmédiatisation de l’événement, souhaitée par le juge Moro, ne fit que rendre plus évidente la logique politique dictant la conduite des procédures judiciaires. En juillet 2017, Sergio Moro déclare Lula coupable de corruption passive et de blanchiment d’argent et le condamne à 9 ans et demi de prison, bien qu’à nouveau, aucun des 63 témoins ayant déclaré devant la justice n’ait permis de confirmer cette accusation. Lula décide alors de faire appel. En janvier 2018, un tribunal de deuxième instance confirme la condamnation de Lula et augmente la peine à 12 ans et un mois de prison ferme. Lula fait de nouveau appel, mais la justice émet la possibilité de son incarcération en prison préventive. Le 4 avril 2018, la Cour Suprême brésilienne rejette la demande de Lula et sa défense d’habeas corpus qui lui permettait d’appeler au droit de ne pas être emprisonné avant l’épuisement de tous les recours judiciaires. Le 5 avril, Sergio Moro ordonne la détention de Lula, qui doit se rendre à la justice avant le 6 avril.
Lula aura bénéficié d’un traitement prioritaire en passant avant six autres cas de condamnation dans l’opération Lava Jato. La justice invoqua comme prétexte qu’elle n’était pas obligée de procéder par ordre de causes. L’action du juge Moro apparaît alors tendancieusement plus motivée par des objectifs politiques que mue par un devoir d’impartialité. En effet, face à la sévérité de la condamnation de Lula, il faut mettre en perspective le cas de Marcelo Odebrecht, PDG et principal instigateur de la généralisation de la corruption de l’entreprise qui a pu, après deux années passées en prison, bénéficier pour le reste de sa peine d’une incarcération à domicile. À l’inverse, l’Amiral Othon Luiz Pinheiro da Silva, ancien président d’Electronuclear sous la présidence de Lula, entreprise étatique de production électrique, a été condamné à 43 ans de prison.
Il semble se dégager dans l’exercice de la justice brésilienne une forme d’impunité. Les plus corrompus ne sont pas les plus durement punis. Se dessine bien plus une forme de persécution judiciaire envers les proches de l’ex-mandataire qui s’inscrit dans une stratégie générale de l’élite brésilienne pour empêcher Lula de se présenter aux élections 2018.
La stratégie du lawfare
L’histoire de la violence politique au Brésil a longtemps été marquée par l’intervention de l’armée dans la vie politique avec l’aide d’une partie de l’élite économique. Cet interventionnisme culmine durant la période de la dictature militaire qui s’étend de 1964 à 1985. Cependant, trente ans après, le retour de l’intervention de l’armée dans la vie politique brésilienne est rendu difficile par le poids pris par le Brésil sur la scène internationale et la consolidation de la démocratie. Il devient alors nécessaire, pour l’oligarchie brésilienne de réinventer sa stratégie pour continuer à défendre ses intérêts dans un contexte d’ancrage démocratique. Cette nouvelle stratégie se structure autour de l’emploi du lawfare. L’objectif est « d’embarrasser l’ennemi au point qu’il devient extrêmement vulnérable aux accusations sans fondement. Une fois affaiblis, il perd le soutien populaire et tout pouvoir de réaction. » (Lawfare Institute). Cette stratégie peut être comprise comme une déviation de la démocratie par des forces conservatrices à des fins non démocratiques. Elle fonde sa réussite sur deux éléments essentiels : la fabrication du consentement et la politisation du système judicaire.
La fabrication du consentement commence par une intense et agressive campagne médiatique pour détruire l’image du PT en l’accusant d’être le responsable de la généralisation de la corruption dans le pays, et ce, bien que ce phénomène gangrène les secteurs publics comme privés depuis des décennies. En réalité, la corruption au Brésil repose principalement sur trois racines structurelles qui vont au-delà des alternances politiques :
- l’inégale répartition des richesses qui permet à l’oligarchie brésilienne d’influencer la vie économique du pays. Cela se traduit par des alliances népotiques entre l’État et certains grands secteurs de l’économie et par la surreprésentation des propriétaires terriens sur la politique nationale.
- le système politique qui pousse à l’utilisation de pots-de-vin pour obtenir des coalitions.
- la structure de l’économie qui, amplement dépendante de l’exportation de matières premières, permet la création d’importantes opportunités de rentes.
Par cette instrumentalisation de la presse, il est donc possible d’imposer un récit dans l’imaginaire collectif. L’opinion publique devient alors avant tout l’opinion publiée. Il est ainsi relativement aisé de donner une visibilité aux accusations touchant les fonctionnaires des gouvernements dits progressistes, permettant alors à l’opinion publique d’en faire les premiers responsables d’une situation pourtant endémique. Les principaux véhicules de cette narration sont les plus grands médias brésiliens, propriétés des familles les plus fortunées.
En effet, au Brésil, les médias sont concentrés entre les mains d’une minorité de la population représentant les secteurs les plus riches. Pour le politologue Emir Sader, « les médias se sont substitués aux partis politiques d’opposition aux gouvernements progressistes », au lieu d’informer de façon impartiale. Selon le rapport de 2013 « Le Pays aux Trente Berlusconi » de RSF sur le Brésil, « dix principaux groupes économiques, issus d’autant de familles, se partagent toujours le marché de la communication de masse. » Ces groupes sont dirigés par « les colonels brésiliens, ces grands propriétaires ou industriels qui se retrouvent à la fois gouverneurs ou parlementaires et, directement ou indirectement, multipropriétaires de médias, sont maîtres des supports d’opinion sur leur territoire. La conséquence étant évidemment une forte dépendance des médias vis-à-vis des centres de pouvoir. »
C’est notamment le cas du groupe médiatique O Globo, considéré comme le quatrième plus gros conglomérat de presse au monde. O Globo est né du soutien apporté par la dictature dès 1970 aux médias défendant les intérêts de l’oligarchie. Il s’est rapidement imposé comme le géant de l’information dans le pays en s’appuyant sur la création de dizaines de chaînes régionales. Cette implantation régionale a permis la réalisation de pactes entre les représentants politiques régionaux et le consortium de presse. Ainsi, en échange de campagne médiatique favorable à un certain candidat régional par la TV Globo, ce dernier promet de défendre les intérêts du groupe de presse contre une possible ouverture du marché de la communication qui menacerait le monopole du géant de l’information.
Le timing politique est aussi important dans l’utilisation du lawfare. C’est dans un contexte d’insatisfaction grandissante de la population que le lynchage médiatique est plus efficace et le ralentissement de l’économie dès 2014 se prête dans le cas brésilien à la montée des revendications.
Cependant, la manipulation médiatique est insuffisante. Il est aussi nécessaire de dévier la justice de sa mission démocratique d’impartialité et du principe républicain d’équilibre des pouvoirs. Cette politisation de la justice s’opère autour de deux principes-clés. D’un côté, le principe de « loi en mouvement » qui établit le principe d’exception derrière l’argumentaire d’un contexte exceptionnel, donnant une liberté accentuée au pouvoir judicaire qui, rappelons-le, demeure le seul pouvoir qui ne répond pas directement de la décision populaire. La justice détourne la loi pour abuser de son pouvoir. Les avocats de Lula déposèrent d’ailleurs dès 2016 une plainte pour abus de pouvoir contre le juge Moro pour avoir forcé le métallurgiste à témoigner le 4 mars 2016. Cette collusion entre le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire fut nette à la suite de l’accession à la présidence du conservateur Michel Temer. L’une des premières lois adoptées par le Parlement fut une revalorisation de 40 % du salaire des juges… Les juges au Brésil sont issus d’un concours de la fonction publique, mais pour ce qui est de la désignation des membres du Tribunal Suprême Fédéral (STF) – instance suprême dans le pays – la Constitution brésilienne définit que les 11 membres sont désignés, après l’aval du Sénat, par le président de la République, la liste des noms étant par la suite soumise au Parlement. Se forme dans le pays un « double standard » dans l’application de la loi qui consiste à donner de la visibilité à certains cas plutôt qu’à d’autres. On pourra citer pour préciser cette idée l’hypermédiatisation de l’arrestation de Lula, au petit matin, suivie par toutes les télévisions du pays.
Le deuxième outil judiciaire utilisé, à des fins politiques, par les pouvoirs de la justice est connu sous le nom de « théorie du domaine de facto ». Ce principe de droit édicté par Claus Roxin, juriste allemand, dans un article intitulé « Auteur et domaine de facto en droit pénal » permet au judiciaire brésilien de légitimer les jugements sans preuves sur la base de suspicions des membres du Parti des Travailleurs. Il détermine par cette doctrine que, même sans preuve de la participation à l’infraction pénale, il est possible de poursuivre un agent pour participation passive. Ainsi, au Brésil, l’instrumentalisation de l’opinion publique et la politisation du domaine judiciaire écartent de la vie politique des personnalités progressistes populaires.
Conclusion : le retournement de la démocratie contre le peuple
L’emprisonnement de Lula exprime le renouvellement de la violence politique au Brésil par un nouveau moyen : la judiciarisation de la politique. L’élite économique, profitant d’un contexte politique difficile pour le Parti des Travailleurs, emploie des armes judiciaires en utilisant des institutions démocratiques au service de ses intérêts. Cette situation met en péril la démocratie brésilienne qui, rappelons-le, grâce à l’efficacité de cette stratégie, est gouvernée depuis deux ans par un homme qui n’a pas été élu et mène pourtant de nombreuses réformes, souvent jugées agressives.
Par ailleurs, le retour du conservatisme au pouvoir fait renouer le Brésil avec une violence sociale et symbolique, raciste et élitiste, dont le pays s’était débarrassé sous les présidences successives de Lula et de Dilma. Pour ne citer que les cas les plus importants du retour de cette violence contre les milieux progressistes, on mentionnera le meurtre de la militante noire, féministe et pro-LGBT pour les droits de l’homme, Marielle Franco le 14 mars 2018. Une semaine plus tard, alors que le Brésil s’apprête à célébrer les 130 ans de l’abolition de l’esclavage, des paysans du Mouvement Sans Terres attendent le passage de la caravane de Lula, lorsque des propriétaires terriens de la région s’en prennent violemment à eux à l’aide de fouets en cuir, symbole de la sombre période esclavagiste. Cinq jours plus tard, c’est la caravane de l’ex-président qui est la cible de deux coups de feu.
L’emprisonnement de Lula, qui remet sérieusement en cause sa participation aux prochaines élections, laisse le champ libre à son dauphin dans les sondages, Jair Bolsonario, ayant par ailleurs exprimé il y a peu sa complaisance envers l’utilisation de la torture. La loi dite de la Ficha Limpa approuvée sous le gouvernement de Lula interdit à un candidat condamné en deuxième instance de se présenter. Le candidat le plus à même de succéder à Lula dans la course à la présidentielle semble être Gilberto Boulos, le représentant du PSOL (Partido Socialismo e Liberdade), une aile de la gauche qui, bien que critique, est toujours restée fidèle à Lula. Cette situation est extrêmement alarmante et mérite une prise de conscience internationale du danger qui pèse sur la démocratie brésilienne d’autant plus que les évènements survenus au Brésil se sont historiquement reproduits dans le reste du continent.
Plus récemment, un acte surréaliste a confirmé les motivations animant la campagne judiciaire contre l’ex-président. En effet Lula, qui était convoqué lors du procès d’un gouverneur, s’est vu proposer par l’un des juges du Tribunal Suprême Fédéral la possibilité d’être remis en liberté en cas d’abandon de sa candidature à l’élection présidentielle. Les intentions du pouvoir judiciaire dans l’affaire du métallurgiste semblent ainsi se dévoiler et l’hypothèse de son statut de prisonnier politique se confirmer.
Une lueur d’espoir est réapparue pour Lula lorsque le Tribunal Suprême Fédéral (STF) a émis un jugement contre les pratiques utilisées par le juge Moro dans l’Opération Lava Jato le 15 juin. L’instance suprême du pays pointe du doigt le caractère coercitif de certaines pratiques telles que l’utilisation de la force pour obliger le suspect à témoigner, comme le 4 mars 2016 lorsque Lula fut accompagné par 500 policiers en se rendant au commissariat. Lula pourrait alors être libéré si Raquel Dodge, la procureur générale, se prononçait en faveur d’une telle décision et ouvrait alors un vote au sein du TSF pour décider du sort de Lula.
Un autre retournement de situation est intervenu le dimanche 8 juillet lorsque tout le Brésil a cru, l’espace d’une journée, que l’ancien métallurgiste est sur le point d’être remis en liberté. Un peu après neuf heures du matin, le juge Rogerio Favreto – ancien membre des gouvernements Lula et Roussef et désormais affilié au Tribunal Régional Fédéral n°4 de Porto Alegre (TRF4) – décide d’accepter une demande d’habeas corpus envoyée par les députés Paulo Pimenta et Wadih Damous – tous deux membres du PT – et exige la libération « au plus vite » de l’ex-mandataire. Deux heures plus tard, le juge Moro envoie une déclaration officielle rejetant la décision. Cette prise de position déchaîne les partisans du leader progressiste qui dénoncent l’illégalité d’une telle intervention. Au Brésil, un juge ne peut se permettre d’ignorer une mesure prise par une cour d’appel. Le mouvement de ce dernier apparaît alors comme une preuve supplémentaire de la logique répressive et éminemment politique guidant « le héros » de l’opération Lava Jato.
Autour de 16 heures, le juge Favreto fait front et ordonne à la Police Fédérale de libérer Lula dans l’heure sous peine de se retrouver en infraction face à la loi. Immédiatement, le juge Moro s’y oppose et demande le maintien de l’emprisonnement, ce que confirme par la suite le juge Joao Pedro Gebran Neto membre du Tribunal Fédéral Régional n°4 de Porto Alegre. En fin de journée finalement, le responsable du TRF4, Carlos Eduardo Thompson Flores ordonne le maintien de l’incarcération de Lula et met fin à une folle journée d’espoirs pour ses soutiens nationaux comme internationaux. Cette décision est confirmée le mardi 11 juin par le Tribunal Fédéral de Justice (STJ).
Rien ne semble moins incertain que l’avenir de l’enfant du Nordeste. La justice a montré qu’elle n’était pas totalement acquise à la cause du juge Moro et les événements récents n’ont fait qu’accroître les soupçons pesant sur sa supposée impartialité.