Ambassadeur, représentant permanent de l’Allemagne auprès de l’ONU, Christoph Heusgen a longtemps été sous-secrétaire aux Affaires étrangères en Allemagne, et est un des plus proches conseillers diplomatiques d’Angela Merkel. Alors que cinq nouveaux pays viennent d’être élus membres non-permanents du Conseil de sécurité pour une durée de deux ans (dont l’Allemagne, qui n’y avait plus siégé depuis 2011), le diplomate allemand a répondu à nos questions, et nous a livré sa vision de la place de la France, de l’Allemagne et de l’Union européenne dans le jeu diplomatique mondial, laissant parfois affleurer, sous l’optimisme du discours, des points discrets de paradoxe et d’inquiétude.
En 2003, l’Allemagne était opposée à la guerre en Irak, et l’on disait à l’époque qu’elle n’aurait pas pu faire ce choix si la position française n’avait été la même ; en 2011, l’Allemagne s’abstient lors du vote de la résolution voulue par la France et autorisant l’intervention Libye. Y a-t-il eu, dans les années 2000, une rupture dans la politique étrangère allemande et la revendication d’une plus grande autonomie ?
Le tournant dans notre histoire est évidemment la fin du rideau de fer en 1989 ; tout a changé et l’Allemagne s’est progressivement émancipée – notamment sur le plan de la politique étrangère. En 2003, c’est une coalition de sociaux-démocrates et d’écologistes qui a décidé de ne pas suivre les Américains en Irak ; les contacts entre le président Chirac et le chancelier Schröder étaient permanents et la décision fut prise assez naturellement.
La situation était différente en ce qui concerne la Libye ; les liens étaient étroits avec les États-Unis et la France, mais la chancelière Merkel menait une politique étrangère plus indépendante. Compte-tenu des faits dont nous disposions, la chancelière a décidé de ne pas apporter le soutien de l’Allemagne à cette intervention.
Il y a cependant quelque chose que l’on ne dit jamais : comme nous sommes membres de l’OTAN, nous avons dit à nos alliés que si les neuf votes en faveur de l’intervention n’étaient pas réunis au Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU), l’Allemagne voterait en faveur ; il est donc vrai que nous avons pris notre décision en toute indépendance, mais le succès de l’OTAN a toujours été pris en considération.
Il y a cinq jours s’est tenue l’élection de cinq des membres non-permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU), où sont entrés l’Allemagne, l’Afrique du Sud, la Belgique, l’Indonésie et la République dominicaine. La chancelière Merkel a dit à plusieurs reprises qu’elle voulait une réforme du CSNU et de la composition des membres permanents : quelle est la position actuelle de l’Allemagne sur le sujet ?
Il faut distinguer deux choses : il y a d’une part la situation telle qu’elle est. Depuis notre entrée aux Nations Unies, en 1973, nous sommes candidats au siège de membre non-permanent. Et d’autre part, nous avons toujours affirmé (aussi bien Angela Merkel que Gerhard Schröder, qui était encore plus insistant) notre foi en l’ONU et en sa capacité à représenter le monde. Le Conseil de sécurité est un organe important, peut-être le plus important, et il doit représenter le monde tel qu’il est aujourd’hui et pas comme il était en 1945. Il doit donc y avoir une réforme du conseil pour la crédibilité et la légitimité du Conseil de sécurité. Nous travaillons sur cesujet avec un groupe de quatre pays : le Brésil, le Japon et l’Inde.
Dans le même temps – et cela rend parfois un peu nerveux nos amis Français –, on dit qu’avec le départ des Britanniques de l’Union européenne, la France est le seul pays européen qui est au CSNU. Et avec la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), nous voulons que l’unité de l’UE se manifeste et soit représentée au Conseil de sécurité par la France. Il y a des réunions hebdomadaires entre les chefs de mission des pays de l’UE, avec la France donc, où nous nous mettons d’accord pour défendre des positions communes. Donc cela marche ; et progressivement la Chancelière voudrait que l’on aille dans la direction d’un siège européen au Conseil de sécurité où la France siègerait pour l’Europe : un siège français européanisé en somme.
Justement à propos de la politique étrangère et de sécurité commune : dans les brouillons de la Constitution de 2005, l’Allemagne était un des pays les plus engagé en faveur de la création d’un ministère européen des affaires étrangères et avait même proposé que des décisions de politique étrangère soit prises à la majorité qualifiée – et non à l’unanimité. L’Allemagne tient-elle toujours les mêmes positions ? Quel est à votre avis le futur du travail du Haut-représentant de la PSEC ?
L’Allemagne a toujours été en faveur d’une politique étrangère et de sécurité commune. D’ailleurs, quand le poste de Haut-représentant a été créé en 1999 et que Javier Solana a été le premier à en assumer la charge, j’étais le chef de sa division politique. Pendant 6 ans, j’ai été un des promoteurs de cette politique extérieure commune, et l’Allemagne a toujours soutenu Solana, puis Ashton et Mogherini.
Il est vrai que la politique étrangère et de sécurité est le cœur de la souveraineté nationale, et on ne peut pas s’attendre à ce que tous les champs de la politique étrangère soient communs. Cela doit être fait progressivement.
Néanmoins, les Haut-représentants ont obtenu des succès : regardez les Balkans. Je me souviens, lorsque je travaillais avec Javier Solana, que l’un des seuls problèmes résolus de manière pacifique dans l’histoire était entre la Serbie et le Monténégro. Et ce pays a été surnommé Solania pendant un moment… On pourrait aussi mentionner l’accord nucléaire avec l’Iran auquel l’Union européenne a aussi participé.
Quant à la majorité qualifiée, elle existe déjà en matière de politique commerciale. Cependant, s’agissant d’enjeux cruciaux de politique étrangère, comme une intervention militaire à l’étranger, la majorité qualifiée n’est pas le bon mode de décision, avant tout pour des raisons constitutionnelles – pour déclarer la guerre il faut l’autorisation du Parlement. Il faut donc approfondir la politique étrangère commune, mais dans certaines sphères uniquement.
Beaucoup d’électeurs allemands considèrent que l’Union européenne n’est pas suffisamment avantageuse pour l’Allemagne ; un rapport fédéral récent affirmait même que l’Allemagne « avançait à pas de géant alors que les autres étaient trop lents ». Qu’en pensez-vous ?
Pour l’Allemagne, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a toujours été centrale : nous avons tiré les leçons de notre histoire. Nous croyons que l’intégration européenne est nécessaire et que seule une Europe forte peut nous permettre de rivaliser dans la compétition mondialisée. L’Allemagne sera toujours en faveur d’une Europe forte. Lors de la formation du dernier gouvernement, la chancelière a répété que l’Europe était notre priorité : nous voulons que l’Europe réussisse pour faire face aux défis de la mondialisation.
Il y a des gens qui critiquent cela et notamment le rôle de la chancelière pendant la crise de l’Euro : elle était prête à renflouer la Grèce et à travailler avec des pays en difficulté sans les menacer de devoir quitter l’Europe. Parce qu’elle croit fermement qu’il n’y a pas d’alternative à une Europe forte. L’AfD critique cela – mais l’AfD a la vue courte : c’est un parti nationaliste et nostalgique.
Cela étant dit, il faut écouter les gens qui votent pour l’AfD et je ne nie pas les problèmes. L’Allemagne est l’un des bénéficiaires de la mondialisation et il faut prêter attention à ceux qu’on appelle les « perdants » de la mondialisation, pour qu’ils trouvent leur place dans la société.
Nous pensons que l’Union européenne est la réponse à la mondialisation mais l’intégration n’est pas une valeur en soi : on doit s’en tenir au principe de subsidiarité affirmé dans les traités européens ; quand certaines questions sont mieux traitées par des législations nationales, alors on peut se tenir à cela et la loi européenne n’est pas censée couvrir tous les aspects de la vie.
Il y a un déficit en terme de sécurité : les vagues de réfugiés et de migrants venant en Europe inquiètent beaucoup d’Européens qui pensent que nous ne contrôlons pas nos frontières… On ne doit pas remettre en question les conventions internationales sur l’asile et, en tant que crise, nous devons accueillir les réfugiés, comme les Syriens. Mais on ne peut pas se permettre de ne pas contrôler les migrations ; il faut mieux contrôler nos frontières pour des questions de sécurité.
Enfin, s’agissant de ce qu’on appelle « l’Europe à deux vitesses », il est évident que nous préférerions que les 27 pays européens parlent de la même voix. Mais si certains pays ne sont pas près à aller plus loin, on peut avancer plus vite sur certains sujets et nous le faisons déjà avec l’Euro, Schengen ou des coopérations renforcées autorisées par les traités. Mais pas de nouveaux traités : je ne crois pas que nous en ayons besoin.
Quand vous parlez du contrôle des frontières, préconisez-vous ce qu’on appelle les hotspots ?
Il n’y a pas de réponse aisée à cela ; il est évidemment plus facile de contrôle une frontière terrestre que maritime. Nous devons mieux protéger nos frontières, c’est un fait et il faut travailler en amont sur la prévention et résolution des conflits en Afrique. C’est ce que nous faisons avec la France dans l’Alliance pour le Sahel.
Y a-t-il une rivalité franco-allemande en Afrique du Nord ?
Nous avons une relation formidable avec le représentant de la France aux Nations Unies, François Delattre. il apprécie toutes les activités allemandes en Afrique : nous avons déjeuné très récemment avec le ministre des affaires étrangères malien – il aurait pu le faire seul mais nous a invités. Nous voulons travailler avec les Français en Afrique. Ils ont une expérience liée à l’histoire coloniale et l’Allemagne n’a pas l’ambition de remplacer la France ; mais dans le même temps beaucoup de pays veulent avoir l’Allemagne comme partenaire. La France et l’Allemagne sont complémentaires et il faut en finir avec l’idée d’une rivalité.
Nous espérons que le président Macron réussira : nous prions tous les jours pour qu’il réussisse et survive au processus de réforme afin d’avoir une France forte comme partenaire.
L’ancien ministre des affaires étrangères allemand, Sigmar Gabriel, a émis des critiques sur les exportations allemandes d’armement ; n’y a-t-il pas une contradiction entre l’importance des contributions allemandes aux budgets de maintien de la paix et son rôle de producteur et d’exportateur d’armement ?
L’Allemagne – et tous ses gouvernements – ont toujours appliqué des restrictions strictes en matière d’export d’armement. Dans le même temps, nous avons une industrie d’armement et il est nécessaire que les Européens ne dépendent pas de l’industrie d’armement américaine ; et comme les marchés européens ne sont pas suffisants pour que nos industries survivent, il est nécessaire d’exporter.
L’idéal serait d’approfondir la coopération franco-allemande et européenne sur ces questions ; nous devons viser des règles européennes relatives aux exportations afin de prévenir des exportations vers des pays impliqués dans des conflits.
Ceci est prévu dans l’accord de coalition et cela s’est déjà fait avec succès par le passé avec la construction d’EADS-Airbus ; il y avait eu un accord signé par Helmut Schmidt et Michel Debré, alors tous deux ministres de la défense, sur les exportations. Ce genre d’accords doit être reproduit.