Quel enseignement européen ?
Le Président Macron s’est exprimé en septembre 2017 dans les murs hautement symboliques de la Sorbonne sur l’avenir de l’Europe. Pour enseigner l’Europe, faut-il enseigner le « fait européen » ?
Parler du « fait européen », c’est déjà penser par défaut. Cela signifierait en rester à un empirisme apaisant, irénique, qui refuse d’enseigner l’Europe. Que peut-on alors enseigner de positif ? Simplement l’expérience ? Je ne connais pas les programmes scolaires par cœur, mais je sais que l’Europe y est enseignée comme constitution, comme évolution. La place de l’Europe depuis 1945 est réduite, mais elle existe comme phénomène historique. Le « fait européen » n’a selon moi de sens que s’il est situé dans son double contexte historique et philosophique, comme expérience résultant d’une histoire de l’idée européenne – de son acception variable – et de ses vecteurs comme de ses résistances.
Y a-t-il alors une place pour un enseignement de la citoyenneté européenne, des « valeurs » des grands principes, des systèmes d’idées et de valeurs qui ont permis l’européisme et la construction européenne depuis les Lumières ?
Je ne suis pas certain que l’idée de l’Europe et la pratique de la citoyenneté européenne soient suffisamment perceptibles dans notre pédagogie. On ne pense pas forcément Europe quand on pense « citoyenneté » et « valeurs ». Dans le discours de rentrée de l’installation solennelle des Académies à l’Institut de France, Chantal Delsol, de l’Académie des sciences morales et politiques, parlant sur le thème de l’irrationnel, affirme au passage que « le patriotisme constitutionnel à la Habermas est une fiction grammaticale ». Supposons que l’on accepte l’adéquation du patriotisme constitutionnel habermassien avec le sentiment européen, comme une valeur européenne – car Habermas fait autant allusion à l’Allemagne qu’à l’Europe –, alors à suivre cette philosophie, il serait impossible ou en tout cas difficile de fonder l’Europe sur des idées, sur une rationalité, une constitution, etc. La question mérite sans doute d’être posée, mais l’historien et responsable d’une politique éducative que je suis pense différemment et de façon plus optimiste.
Mais construira-t-on seulement une Europe empirique, ballotée au gré des crises, tantôt une Europe de la défense, tantôt celle du refus des extrêmes, une Europe du « sentiment public » comme pourrait le dire Anatole France, ou y a-t-il de la place pour un patriotisme constitutionnel européen ?
On pourrait relier Habermas et Gadamer sur ces questions. Il faut nous demander en tant que pédagogues ce que nous devons enseigner. Devons-nous enseigner les mécanismes d’une histoire constitutionnelle compliquée, expliquer les différences entre toutes les institutions, ou devons-nous enseigner les formes d’adhésion à ce qu’on va considérer comme des formes d’idéaux ? Cela pose la question d’un enseignement secondaire devant servir des valeurs, une question qui est depuis 2015 au coeur de tous nos débats.
À un degré inférieur aux valeurs, il y a une réelle difficulté de trouver une symbolique européenne, qui puisse créer l’adhésion. Il y a certes la figure d’Érasme, celle de la pérégrination savante et intellectuelle, on dit toujours que c’est ce qui a le mieux marché. En même temps, cela a bien marché uniquement pour une minorité très identifiée. Les débats récents sur le drapeau montrent que nous n’avons pas encore accepté les symboles européens.
Que doit-on enseigner de l’Europe, de ses principes, de ses universels ?
Si on le précise d’emblée, on est accusé de postuler quelque chose sur l’Europe. Il faudra trouver le moyen de renforcer par l’enseignement l’unité européenne, d’abord par les contenus, en faisant connaître mieux les grandes références culturelles de chacun des pays d’Europe, puis par la mobilité des jeunes, Erasmus et même des projets pour les plus jeunes.
Comment faire droit à la diversité linguistique européenne dans ce système d’enseignement que vous appelez de vos voeux ?
La diversité linguistique européenne doit être encouragée. Mais celle-ci n’aura de sens que lorsque toute l’Europe sera capable de parler anglais au même niveau. Alors seulement, nous serons capables d’enrichir linguistiquement l’Europe. Je sais que cette idée qui fait de la maîtrise minimale de l’anglais la condition de développement de la francophonie et de déploiement de la diversité linguistique ne va pas de soi. Elle renvoie pourtant à la réalité des communications universitaires et intellectuelles et pas seulement politiques et économiques. Cependant l’anglophonie de communication – qui ne doit pas meurtrir l’anglais de culture – doit aussi voisiner avec le renforcement de la position du français et avec l’offre de la diversité linguistique.
Actuellement, l’un des grands problèmes réside dans la dissymétrie d’accès à l’anglais entre les pays européens. C’est une sorte de revanche, car les pays dans lesquels la jeunesse comprend mieux l’anglais sont ceux qui ont des langues dites « faibles », et qui se rattrapent ainsi. Pour résumer, le vecteur linguistique d’intégration universitaire européenne est important à la condition que toute l’Europe parle également anglais. Je le répète, ce n’est pas populaire de dire cela, mais tout le monde le sait et très bien. La grande inégalité commence quand deux étudiants, un Français et un Grec, par exemple, se retrouvent dans un pays tiers et que tous deux doivent parler anglais, et que l’étudiant français est celui qui éprouve le plus de difficultés.
Quels autres éléments peuvent faire progresser ce lien européen ?
Si l’on raisonne culturellement, c’est la progression du savoir sur l’Europe, le fait qu’on inscrive plus naturellement les questions européennes dans les carrières académiques. Des centres d’histoire, de philosophie de l’Europe fleurissent un peu partout, mais le thème européen n’est pas aujourd’hui un thème attractif des formations et des savoirs. Il suffit à l’inverse d’ouvrir un observatoire sur la Méditerranée ou sur la mondialisation : tout le monde y vient. Voilà notre mission, rendre attractive l’Europe en termes de savoirs, la rendre attractive en termes éditoriaux.
Se pose alors aussi la question d’un socle commun, celle de l’insertion de l’Europe non seulement comme sujet savant mais aussi comme thème de formation. Pour l’éducation, développer le lien européen passe par un effort pour mieux faire connaître l’Europe du travail et des formations professionnelles, un projet Erasmus + permet d’associer de plus en plus de filières professionnelles, des lycées professionnels, indépendamment de la culture linguistique ou de l’intérêt pour les pays. Il nous faut réfléchir à l’Europe économique du travail en terme d’insertion professionnelle.
Quelles sont les initiatives pédagogiques européennes en France, en lien avec le discours d’Emmanuel Macron à La Sorbonne ?
Nous avons des programmes intégrés aux réseaux d’éducation prioritaire. Nous devons encourager la mobilité, la collaboration multilatérale sur des programmes de développement d’enseignement professionnel, une véritable intégration socio-pédagogique. Il s’agit de mettre en collaboration des établissements européens qui ont tous les mêmes caractéristiques socio-pédagogiques (ZEP, REP, etc.). Par la mise en relation d’établissements en zone déprimée, on peut permettre à des enfants qui n’ont pas l’habitude de voyager de le faire. Contrairement à l’idée reçue d’une démocratisation de la mobilité, celle-ci laisse beaucoup de gens sur le carreau. Si les jeunes de 20 ans ont globalement plus de facilité pour se déplacer qu’auparavant, les clivages entre les familles se creusent. Les enfants d’immigrés récents voyageaient par exemple beaucoup plus en Europe (pour aller dans leur famille en Italie, en Espagne) qu’aujourd’hui. Nous allons donc débusquer l’Europe là où elle se trouve, et la mettre en valeur dans la forme du travail commun.
Comment promouvoir le développement des universités européennes qu’Emmanuel Macron a évoqué dans son discours ?
Au niveau universitaire, il y a déjà de plus en plus de mobilité intra-européenne. Il nous faut encourager le dépassement de la vision strictement communautaire et institutionnelle de l’Europe, c’est à dire encourager le développement de la mobilité entre l’Europe et des pays extérieurs à l’Europe. Il faut évoquer ici l’idée d’Euro-Méditerranée. Cela ne veut évidemment pas dire que la Méditerranée est systématiquement du côté de la non-Europe – ce serait une inversion de toutes nos représentations historiques. Il va falloir identifier des lieux qui existent comme tels et qui seront étiquetés comme universités européennes : nous savons qu’il existe déjà beaucoup de choses, mais si on ne les étiquette pas, on en restera à des initiatives isolées, des bouts de réseau.
Il nous faut identifier des institutions pour encourager le développement d’universités bilatérales dans un cadre européen. Les plus connues sont l’Université franco-allemande, qui a son siège à Sarrebrück et l’université franco-italienne. La première est une institution qui a des moyens et déjà un certain prestige. L’université franco-italienne n’a pas de siège, et elle a connu de grandes difficultés, mais elle a aussi permis à la coopération franco-italienne d’accomplir d’énormes progrès. Je n’ai pas eu un seul de mes thésards qui ne soit inscrit à l’UFI. Il y a aussi un Collège franco-hollandais et des projets d’une université franco-espagnole.
Toutes ont comme objectif le dépassement du bilatéral vers le multilatéral. En effet, il faut mettre en commun les ressources du bilatéral, afin de créer un sentiment d’appartenance européen des universitaires.
Quelles sont les pistes envisagées pour encourager et diversifier la mobilité concrète des étudiants ?
Comme le Président de la République l’a affirmé ici même, chaque jeune Européen doit avoir passé au moins six mois dans un autre pays européen. Nous souhaiterions pour cela diversifier les provenances et les destinations : il y a, en matière universitaire, une Europe des hautes pressions et une Europe des basses pressions. On envoie les étudiants toujours dans les mêmes pays. Évidemment, on n’envisage pas non plus d’envoyer les étudiants comme dans une terre de mission ; cependant, il faut faire en sorte que les gens qui viennent de Grèce et qui veulent devenir ingénieurs n’aillent pas tous en Allemagne.
La question se pose aussi de l’attractivité des échanges européens par rapport au continent américain. On peut envisager d’intégrer à tout parcours de pérégrination européenne un moment américain et réciproquement. Cette idée se heurte aux difficultés inhérentes à la co-tutelle, qu’il nous faudra surmonter. À l’avenir, on devrait faire plus naturellement ce genre de parcours, permettre aux Européens d’aller aux États-Unis et en Asie. Mais une fois qu’on a dit qu’il faut le faire, c’est maintenant que nous pouvons nous interroger sur les normes juridiques, comment faisons-nous évoluer cette situation, et surtout comment valoriser ce parcours savant diversifié dans le système français.
Quel est l’état du monde universitaire français dans le domaine de ces parcours savants internationaux ?
Nous avons, en France, un retard réel dans ce domaine. Je n’aime pas les discours du genre « tout est mieux ailleurs », mais je donne un exemple précis : celui des des post-doc. Tous les pays du monde ont intégré l’intérêt d’un post-doc ailleurs, à l’étranger. Dans les disciplines littéraires, un thésard réfléchit à deux fois avant de prendre un post-doc en Europe, on a peur du retour. Pour revaloriser l’enseignement et la recherche européenne, il faut valoriser la mobilité à tous ses niveaux, notamment celui-ci en créant une valorisation européenne de la mobilité du post-doc.
Unité italienne et unité européenne
Comment l’unité italienne est-elle comparable au processus d’unification européenne actuel ?
Dans la perspective de l’histoire européenne, l’unité italienne s’inscrit dans un XIXe siècle pendant lequel on construit des États-nations contre un ordre géopolitique européen, celui de la Restauration, l’ordre dit de Vienne : bâtir un État-nation à l’époque, c’est donc refuser le « concert européen ». Une historiographie révisionniste, dans le sens positif du terme, est d’ailleurs aujourd’hui en vogue sur le congrès de Vienne, qui est vu comme une façon de bâtir l’Europe, de reconstruire la paix après l’épisode napoléonien.
Mais il y a d’autres façon de penser, de dire et de reconstruire l’Europe au XIXe siècle. L’Italie en train de se construire comme État-nation à travers son Risorgimento (sa renaissance nationale) participe de cette autre vision de l’Europe, celle des nations qui s’émancipent.
Le Risorgimento est ainsi l’exemple parfait d’européanisation d’un mouvement national, et la recherche récente insiste sur la dimension internationale de cette construction nationale. Il faut souligner que la dimension internationale de l’époque est avant tout une dimension européenne.
Les Italiens ont-ils donc construit leur État contre l’Europe ?
Les Italiens qui ont bâti cet État nouveau sont tous liés aux mouvements européens des nationalités : ils sont allés « répéter » leurs combats nationaux ailleurs. J’ai étudié les mouvements de volontariat transnational au XIXe siècle. Les patriotes piémontais et napolitains commencent par aller se battre en Grèce pour la Guerre d’indépendance grecque (littéralement l’epanastasis ou « la Révolution »), ou avec les libéraux portugais dans les années 1820, en Espagne dans les années 1830, puis ils vont en 1848 en Pologne. Et vice versa : les combattants des mouvements des nationalités européennes vont se battre en Italie. L’hymne national italien compare d’ailleurs le combat des Italiens à celui des Polonais. Il y a une dimension transnationale indéniable dans l’unité italienne. Les Français y ont participé, le mouvement y est celui de la réciprocité. Au XIXe siècle, il n’y a pas d’antinomie entre le combat pour les nationalités et l’internationalisme, qui ne se pense positivement qu’en tant qu’européen. L’Unité italienne est donc un moment transnational européen.
Comment, en jouant d’un anachronisme bien maîtrisé, peut-on rapprocher l’unité européenne de l’unité Italienne ?
En prenant appui sur ce que firent les Italiens eux-mêmes. Ils ont rapproché les deux unités en 1961. Pour le premier centenaire de l’Unité – proclamée en mars 1861 – la commémoration est lancée par le démocrate chrétien Fanfani. Les Italiens d’alors voulaient dire, en quelque sorte, qu’ils célébraient le centenaire de l’Unité comme un centenaire européen. Le cinquantenaire en 1911 ayant été très nationaliste, on affirme, un demi-siècle plus tard, pour l’inauguration de la grande exposition en 1961, qu’il y a une parenté entre les idées qui ont présidé à la formation de l’Italie il y a cent ans et celles qui viennent d’éclairer la construction de l’Europe. Cavour pensait en son temps que si les Italiens prenaient Rome, ils seraient certains de rappeler à l’Europe que leur jeune pays avait une vocation méditerranéenne.
Il faut rappeler que nous sommes quelques années seulement après 1957 et le Traité de Rome, dans une Italie apaisée et confiante. La façon dont Fanfani use de cette rhétorique lui permet de dire que l’Italie est vraiment un pays européen, un grand pays moderne, démocratique, industriel, etc. C’est une idée qui, à l’époque, ne va pas de soi pour le reste de l’Europe. Il veut établir une analogie entre le processus de construction d’un État progressiste et libéral Italien et celui d’une d’une union continentale aux idées semblablement progressistes et libérales. Les Italiens ont voulu comparer leur destin à celui de l’Europe.
L’Unité italienne préfigure donc celle de l’Europe ?
Ce système d’adéquation et d’analogie a fonctionné, en particulier en 1961. Mais historiquement on juge aussi d’une unité étatique par son ambition, par son projet. Dans le cas de l’unité italienne, il s’agissait de mettre fin une organisation territoriale morcelée, cette unité n’avait donc de sens que comme indépendance. L’unité européenne a-t-elle le même sens d’émancipation politique, en tant que projet intégré d’unité des gouvernements et des territoires ? L’unité italienne n’a pas été un accident de l’histoire, contrairement à ce qui a pu être affirmé. Il y a derrière un vrai projet intégré : premièrement, libérer l’Italie de la présence étrangère ; deuxièmement, créer une homogénéisation des gouvernements de la péninsule vers l’unité politique. L’internationalisation de la péninsule a aussi été le résultat de sa domination.
En Europe, le projet d’intégration politique s’est-il défini contre les autres continents, comme l’Italie s’est définie contre les autres puissances de l’époque ? L’Italie, elle, s’est bâtie contre le système géopolitique européen de Vienne. Or l’Europe ne se bâtit pas contre un système géopolitique, mais contre la guerre. Ou alors, on pourrait dire que l’Europe se bâtit, jusqu’en 1989, contre le communisme, mais on entre là dans une pensée binaire, et on fait pencher l’Europe du côté atlantiste.
Il nous faut distinguer l’usage que font les acteurs politiques d’un héritage historique et la réalité de deux processus, l’unité italienne et l’unité européenne, qui ne sont pas vraiment historiquement comparables. Il n’en reste pas moins indispensable de rappeler que l’unité italienne fut déjà un processus européen, malgré toutes les reconstructions idéologiques qui aiment à mettre l’accent sur la spécificité nationale italienne.
Certes, il est une formule historique liée à l’Unité des Italiens : « L’Italia farà da sé. ». On pourrait la traduire par « L’Italie se fera seule. », « L’Italie se débrouillera toute seule. » Or on sait bien que l’Italie indépendante et unie ne s’est pas forgée toute seule. C’est là une formule qui eut son utilité historique mais qui fut largement réutilisée par les fascistes, qui ont diffusé l’idée fausse d’un Risorgimento « endogène » nationaliste plus que national. Cette vision, loin d’épuiser la réalité, la fausse. En effet, les intellectuels, les patriotes et les révolutionnaires Italiens étaient très pérégrins. Il y a toujours, nous l’avons vu, une dimension transnationale européenne à la révolution Italienne au XIXe siècle.
Pensez vous donc que c’est parce que l’Italie était morcelée qu’elle était européenne ?
Paradoxalement, le fait qu’elle ait été dominée par l’étranger a favorisé la circulation des idées. Je ne cultive pas le paradoxe et je ne dis pas que c’est l’intégration de l’Italie aux empires de l’époque qui a été un vecteur de son émancipation, mais l’internationalisation de la péninsule a aussi été le résultat de sa domination. L’État du pape (que l’on appelle en France les États du Pape), qui sépare le Royaume des Deux-Siciles du nord de l’Italie, est certes conservateur, archaïque, mais aussi un territoire éminemment cosmopolite. Le Royaume des Deux-Siciles abrite Naples, une des principales capitales culturelles européennes.
Que signifie donc le mot d’unité, quel est son usage historique ?
Au cours de la construction d’un État se pose nécessairement le double problème de l’unification du territoire et de l’intégration de ses habitants. C’est dire que l’on travaille dans le temps court qui est militaire et diplomatique et dans un temps plus long qui est politique, social et culturel. Pour l’Europe, cette vision des deux chronologies imbriquées n’était pas évidente et s’est imposée récemment. Et le temps court fut d’abord économique et diplomatique. Dans l’Union, on pense le temps institutionnel ponctuellement : typiquement la méthode consiste à signer des traités et à voir ce qu’ils donnent. Il y a quelques années, un éditeur m’avait demandé d’aller interroger Jean Boissonnat, grand Européen et ami de Delors. Selon Boissonnat, Monnet répétait continuellement que l’Europe économique était une façon d’avancer masqué : Monnet avait un agenda politique. C’est d’ailleurs très intéressant d’avoir un agenda politique caché derrière l’argument économique, alors que c’est précisément cet argument économique qui est le plus difficile à « vendre » en politique.
Or c’est masqué, les « yeux bandés », que Cavour a progressé pour convaincre la maison de Savoie, mais son projet politique est, pour lui aussi, clair depuis le début. Il a toujours souhaité Rome comme capitale pour parfaire l’unité du pays, et il est depuis le début un centralisateur. Je ne suis pas particulièrement partisan d’une histoire uniquement centrée sur de grands personnages, mais c’est Cavour qui parvient à rallier les modérés et les radicaux sur un projet d’intégration territoriale. Mieux, Cavour songe déjà à un grand pays ouvert sur la Méditerranée : s’il veut Rome comme capitale, ce n’est pas à cause de la grandeur et de la mythologie de la Rome de l’Antiquité et de la Renaissance. Il pense que si les Italiens prennent Rome, ils seront certains de rappeler à l’Europe que leur jeune pays a une vocation méditerranéenne. D’ailleurs, Cavour ne veut pas Naples comme capitale. En effet, la ville est trop au Sud et appartient aux Bourbons. Avec Rome, les Savoie s’assurent qu’ils occupent la ville des papes et qu’ils s’ouvrent à l’Italie toute entière. Le projet de Cavour et des Savoie est géopolitique et il permet l’insertion de l’Italie dans l’espace méditerranéen. En 1870-1871, la propagande patriotique italienne met en avant une coïncidence chronologique entre l’instauration de Rome comme capitale et l’inauguration du Canal de Suez. L’Europe s’ouvre à la Méditerranée et Rome est à eux.
Pour atteindre cette victoire éclatante, la classe politique des artisans du Risorgimento a-t-elle progressé dans l’improvisation ou en masquant ses intentions ? Certainement pas de façon improvisée. Mais en alternant des phases révolutionnaires et militaires et des phases diplomatiques. Et en concevant qu’il fallait entre 1859 et 1870 privilégier une action progressive et graduelle pour deux raisons : d’abord, réaliser l’union des deux Risorgimento, celui des démocrates de Mazzini et Garibaldi et celui des libéraux modérés de Cavour et du roi Victor-Emmanuel ; et ensuite ne pas effrayer l’Europe.
Pour Monnet et les pères de l’Europe, il fallait agir vite dans le domaine économique, au début, parce que toute autre action était impossible, comme le rappelle l’échec de la communauté de défense. Puis il s’agissait de créer l’unité politique d’un continent : pour cela on pense le politique d’abord, mais on ne le dit pas et on parle d’économie. Cette conception semble banale en perspective, mais très audacieuse et habile à l’époque.
Mais la culture dans tout cela ? C’est à une rectrice de Paris, illustre de mes prédécesseurs, qu’incombe la responsabilité d’un célèbre apocryphe de Monnet. Hélène Ahrweiler ouvrant les États généraux des étudiants européens à la Sorbonne en 1987 risqua cette proposition, usant d’un irréel du présent : « Jean Monnet pourrait s’écrier, si c’était à refaire, je commencerais par la culture. » La formule a été immédiatement attribuée à Monnet et transportée et exploitée à l’envi.
Alors, à partir de là, la question que vous me permettez de me poser comme historien et comme responsable d’une politique publique d’éducation est certes simple mais lancinante : la culture et l’éducation doivent-elle être au principe des processus de construction unitaire ou ne doivent-elles que compenser les difficultés économiques et politiques ?