Le Traquet kurde
D’Ormuz au Kurdistan, que cherchent à nous révéler deux récents romans de Jean Rolin sur l’évolution des positions européennes au Proche et au Moyen-Orient ?
Alors que des élections anticipées se tiendront en Turquie le 24 juin prochain afin de faire entrer plus tôt en oeuvre la réforme constitutionnelle adoptée l’an dernier et « d’accélérer les développements en Syrie » selon les mots mêmes du président et candidat Recep Tayyip Erdogan, nous nous sommes consacrés ce lundi à un récent roman de Jean Rolin qui nous parle autrement de Kurdistan.
S’étant rendu à Diyarbakir en 2016, ville où Erdogan s’est déplacé hier pour tenter de faire sien le vote kurde à la fin du mois, Rolin réussit la gageure de proposer, dans son Traquet kurde, un roman méditatif et ornithologique sur une région pourtant au centre de guerres et de violentes tensions inter et intracommunautaires.
Parcourant le désert et les villes kurdes sans jamais analyser les combats et les affrontements qui s’y déroulent, Rolin prend apparemment le contrepied d’un de ses autres romans, Ormuz (2013) où il décrivait dans le moindre détail la vie et le ballet géostratégique prenant place autour de ce fameux détroit. Cependant, une comparaison et une lecture attentive des deux ouvrages permettent de conclure que l’auteur poursuit dans les deux cas le même objectif : écrire un roman sur le délitement de la puissance européenne dans les espaces proche et moyen-orientaux.
Quoi faire et quoi retenir du Traquet kurde, dernier roman en date de Jean Rolin publié au début de cette année et aujourd’hui candidat malheureux au prix du Livre Inter 2018 ? Comme le titre et l’image servant d’épigraphe l’indiquent, cette dernière livraison de Rolin traite d’abord et presque exclusivement de l’histoire de ces petits passereaux migrateurs qu’un congrès d’ornithologues bizarrement inspirés – et peut-être désireux d’irriter les autorités iraniennes – qualifia un jour de « kurdes », du nom de ce peuple d’Asie occidentale ne disposant pas d’un territoire national. Cela n’a toutefois pas empêché l’ensemble des comptes-rendus parus dans la presse francophone d’insister sur la dimension « géopolitique » du roman.
Des oiseaux…
Qu’il soit habitué de Rolin ou néophyte, le lecteur ne peut que s’étonner à première vue de cette caractérisation. Le premier constat est en effet que le motif ornithologique, présent en filigrane dans les romans précédents de l’écrivain, est cette fois devenu proprement envahissant. Car, enfin, si les cent-quatre-vingts pages du Traquet kurde nous apprennent tout des habitudes de l’Oenanthe xanthoprymna, des moeurs des zoologues britanniques et de l’entrain des espions et explorateurs anglais à taxidermiser les oiseaux, elles ne nous ont rien dit, ou si peu, de la situation actuelle des Kurdes dont la partie qui n’a pas émigré vit, depuis le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 et aujourd’hui encore, dans une zone chevauchant les frontières entre Turquie, Iran, Irak et Syrie.
Ici apparaît le paradoxe principal du Traquet kurde. Jean Rolin le reconnaît volontiers : tout féru d’ornithologie qu’il est, c’est bien la « nationalité » attribuée à cet oiseau qui a déclenché sa dernière quête littéraire. Il n’aurait en effet jamais enquêté avec autant de passion sur le petit traquet kurde observé esseulé sur un sommet auvergnat en 2015 si les Kurdes n’avaient pas bénéficié sur la scène internationale d’un regain de notoriété lié à leur investissement, entre septembre 2014 et juin 2015, dans la défense de la ville de Kobané contre les assauts des troupes de l’Etat islamique.
A l’arrivée cependant, l’ouvrage relève principalement du collage de mémoires et de portraits d’ornithologues. Il ne laisse in fine qu’une place minimale au sort du peuple kurde. Ce n’est qu’après un très long détour historique visant à constater – sans jamais les élucider totalement – les liens qui unirent pratique de l’ornithologie et de l’impérialisme dans les classes dirigeantes britanniques que le narrateur se décide à gagner enfin les montagnes du Kurdistan, entre Turquie, Irak et Syrie. Là-même, son obsession ornithologique le rend inapte à l’observation et à la description de la région sous tension où il semble être arrivé sans encombre, presque magiquement.
… et peu de Kurdes
Il est difficilement croyable qu’en 2016, le seul désir de voir passer des passereaux ait suffi à conduire l’écrivain-narrateur à 30 kilomètres de Mossoul, encore tenue à l’époque par Daesh. Mais Rolin veut nous en persuader : il n’est là que pour les oiseaux. Il ne nous dira donc rien des meurtrissures de Diyarbakir, ville où il séjourne et qui fut partiellement détruite à l’hiver 2016, suite à une insurrection lancée contre les autorités turques par le PKK : ce « Parti des Travailleurs du Kurdistan » apparaît depuis les années 1980 dans l’espace turc comme la principale force indépendantiste et recourt notamment à la guérilla dans son combat contre les autorités d’Ankara.
Dans tout le temps que le narrateur passe au Kurdistan, seule une anecdote macabre à propos du suicide raté d’un jeune homme privé de mariage avec sa fiancée « appartenant à un clan distinct » rappelle au lecteur déjà familier de la région que les Kurdes sont loin d’être une entité homogène et que de nombreuses différences religieuses, sociales, linguistiques et politiques ainsi que des conflits internes violents existent au sein de ce peuple 1. Celui moins au fait de la mosaïque politico-sociale kurde restera probablement aussi interdit devant l’accumulation des acronymes désignant les différents groupes de militants de cette région qu’en face des considérations ornithologiques de Rolin.
Le problème est alors de déterminer quelle valeur donner au refus total de Rolin de mettre en scène dans son roman les conflits internes et externes à la communauté kurde qui se déroulent aujourd’hui au Kurdistan dans son sens le plus extensif 2. Ce silence romanesque est d’autant plus étonnant que, par ailleurs, l’auteur n’hésite pas, dans la presse, à commenter les situations dont il a été témoin. Dans Libération, journal pour lequel il a longtemps écrit, il a ainsi qualifié l’insurrection de Diyarbakir de « délirante » et a déclaré qu’il s’y est rendu en « plein merdier » et bien conscient des dangers auxquels il s’exposait.
Ne serait-ce pas alors l’obstination du narrateur-écrivain à ne pas décrire le Kurdistan et les zones de conflit qu’il traverse, ou du moins son incapacité à le faire, qui constituerait précisément et implicitement la partie proprement « géopolitique » du roman de Rolin tant vantée par la critique littéraire ?
D’Ormuz au Kurdistan
Une relecture attentive et conjointe du Traquet kurde et d’Ormuz (2013), le seul des précédents romans de Rolin à avoir été également présenté comme « géopolitique » 3, conduit à affirmer qu’à côté et en dépit de sa réputation d’écrivain mélancolique revenu de la politique et affectionnant les espaces interlopes et désinvestis, il faut reconnaître à Jean Rolin la capacité de présenter au cœur de ses récits un éclairage singulier et plus intéressant que beaucoup d’autres sur les relations passées et actuelles entre puissances européennes occidentales et Proche et Moyen-Orient. S’ils recourent à des procédés littéraires inverses, les deux romans peuvent en effet se lire comme deux métaphores visant à mettre en scène la relative impuissance actuelle des Français et des Européens dans ces espaces colonisés par eux autrefois.
Alors que Le Traquet kurde se déroule dans des lieux déserts et mal identifiés et que le Kurdistan y est dépeint comme une étendue vide et à peine peuplée, Ormuz se présente en revanche à première vue comme une radiographie précise du détroit du même nom. En alignant les descriptions documentaires, presque cliniques, des collisions qui y ont fréquemment lieu et des armements des différentes marines qui y patrouillent, la prose de Rolin paraît dans un premier temps participer à consolider la représentation d’Ormuz comme « point chaud » géopolitique par excellence. De même, les deux personnages principaux ne répugnent pas à se présenter comme des spécialistes de la stratégie. Le protagoniste du roman, un original nommé Wax désireux de traverser à la nage le détroit se définit ainsi comme un « spécialiste des techniques de combats non symétriques ». Quant au narrateur anonyme qui l’accompagne, il consulte en permanence sa précieuse « documentation » et cite longuement des dépêches et des articles analysant les relations internationales, comme pour assurer qu’il déroule devant le lecteur l’image d’Ormuz la plus exacte et la plus informée possible.
Répéter que le détroit d’Ormuz qui relie le golfe Persique et le golfe d’Oman et passe pour faire transiter chaque année 30 % du pétrole brut échangé dans le monde – une statistique sans cesse invoquée et déformée par les divers interlocuteurs de Wax et du narrateur – constitue un « passage stratégique » est l’une des évidences géopolitiques les plus vulgarisées, voire galvaudées. Une preuve parmi d’autres est le fait que « le détroit d’Ormuz » a été choisi par les élaborateurs des programmes scolaires français comme « l’étude de cas » la plus susceptible de faire saisir chaque année aux quelque 540 000 élèves de Terminale générale et technologique ce que « l’approche géostratégique des espaces maritimes dans la mondialisation » veut dire. Une telle décision, accompagnée de la répétition à l’envi dans chaque classe que « 30 % du pétrole… » achève de faire de l’importance géopolitique d’Ormuz un trope, au point que c’est peut-être par provocation que Rolin a décidé de s’en saisir.
Certes, Wax et son acolyte semblent dotés de la capacité mystérieuse de rencontrer sans difficulté tous les acteurs du « grand théâtre » géopolitique que constitue le détroit d’Ormuz. Pêle-mêle, ils croisent avec les officiers européens patrouillant sur le détroit pour le sécuriser, connaissent les employés des entreprises de sécurité françaises qui y opèrent, rencontrent des princes héritiers, des ambassadeurs et des consuls de tout poil et fraient avec des contrebandiers. S’ils sont peu désireux de se trouver confrontés aux pasdaran, les membres du corps des Gardiens de la révolution islamique, ils possèdent néanmoins une connaissance sans failles des implantations des bases militaires iraniennes le long des îles du détroit.
Et cependant, de cette cartographie littéraire d’une zone de tensions, de cette surdétermination géographique et de l’abondance d’effets de réel – le narrateur tient à rappeler constamment que l’action du roman se déroule concomitamment à la visite d’avril 2012 que fit le président iranien Mahmoud Ahmadinejad sur l’île d’Abou Moussa afin d’affirmer par la production de « documents historiques » la souveraineté iranienne sur ce territoire de 12 km² – il ne ressort pas une plus grande compréhension ou connaissance du fonctionnement géopolitique du détroit. Finalement, Ormuz nous fait aussi peu éprouver la réalité précise de ce qui s’y joue que Le Traquet kurde nous permet de comprendre la situation géopolitique du peuple éponyme.
Des frontières qui s’effacent
La surdétermination géographique présente à chaque page d’Ormuz ne prévient en effet pas l’affadissement des frontières, également à l’oeuvre dans Le Traquet kurde et plus généralement dans l’ensemble des romans de Rolin.
Si certaines limites sont encore bien présentes dans le roman de 2013, puisque Wax et son secrétaire rencontrent quelques check-points au cours de leurs errances autour d’Ormuz, le motif de la frontière liquide et évanescente, récurrent dans Le Traquet kurde, est néanmoins annoncé par la description de l’urbanisme ormuzien. Petit à petit, la multiplication des constructions modernes sur le front de mer conduit à un remblaiement si important qu’il éloigne les passants de la mer, rendant invisible le bras de mer si stratégique.
Dans Le Traquet kurde, les frontières sont aussi foncièrement incertaines et, devant elles, un vertige saisit l’observateur-narrateur, comme dans le passage suivant où il s’arrête à Zakho, ville qui compte 350 000 habitants au Kurdistan irakien :
En fin de compte, il ressort de la carte disponible sur Google Maps – la plus exacte sinon la plus lisible – que c’est bien l’Hezil Çayı qui conflue avec le Tigre, en un point qui voit également converger les frontières de la Turquie, de l’Irak et de la Syrie. (…) Au milieu du Tigre s’étend une île basse, ou un banc de sable, couverte de roseaux, dont la position et l’étendue doivent être sujettes à des variations saisonnières, peut-être assez marquées pour la faire osciller d’un pays à l’autre si c’est le fil de l’eau qu’emprunte le tracé de la frontière.
Immédiatement ensuite, le narrateur exprime un doute quant au fait que cette frontière soit véritablement le résultat des « accords » Sykes-Picot de 1916,comme si les seules limitations que les Occidentaux ont réussi à installer durablement au Kursdistan jusqu’à ce jour étaient celles qui organisent les classifications végétales et animales.
Deux romans pour un monde sans espions occidentaux ?
Le Traquet kurde et Ormuz peuvent donc être lus comme des romans mettant en scène le délitement de la puissance occidentale dans une zone du monde devenue incompréhensible puisque disparaissent les frontières qu’elle y a jadis imposées, notamment par les traités adoptés au sortir de la Première Guerre mondiale.
Le moyen privilégié pour souligner cette impuissance est la satire discrète mais efficace du roman d’espionnage. Cette forme littéraire est particulièrement associée, en France, à la proliférante production de Gérard de Villiers, décédé en 2013. Meilleur équivalent de la pulp fiction américaine et longtemps considéré comme l’archétype de la paralittérature, la série SAS a tardivement gagné des lettres de noblesse : elle passe depuis la fin des années 2000 pour le nec plus ultra du roman géopolitique. Des articles de Libération et du New York Times sont allés jusqu’à affirmer qu’au sein de la DGSE, les aventures de Manko sont fort populaires, car les agents du renseignement français y trouvent à la fois des informations de première main sur la situation politique des pays étrangers et le plaisir de reconnaître à peine caricaturés leurs collègues en mission et leurs chefs.
Comme Jean Echenoz avant lui dans Envoyée spéciale (2016), Rolin détourne à coeur-joie les codes du roman d’espionnage. Ses héros sont par exemple si déconnectés de leur environnement et envahis par la mélancolie que, contrairement au héros flamboyant de SAS, ils n’ont plus l’énergie de désirer ni d’entreprendre les femmes « exotiques » qu’ils croisent. Alors qu’ils passent leur temps à scruter l’horizon – Wax pour regarder croiser les navires dans le détroit d’Ormuz, le narrateur anonyme du Traquet kurde par amour des oiseaux – ils sont si peu menaçants que personne n’a l’idée de les prendre pour des espions en dépit de leur attirail binoculaire.
Le roman d’espions à la française n’est pas le seul à faire les frais de l’ironie de Rolin. A l’heure de l’espionnage par drone et ordinateur, l’écrivain veut montrer que la figure de l’aventurier-espion, étroitement liée à l’entreprise coloniale européenne relancée au XIXe siècle, a vécu. En ne prenant pas la peine de rapporter les hauts faits militaires des officiers des services secrets britannique du premier vingtième siècle et en se focalisant sur leurs seules performances ornithologiques, il procède à une drastique démythification de ceux qui furent longtemps des héros de l’Empire. La subversion de la hiérarchie est poussée jusqu’au point où T. E. Lawrence est éclipsé par la mythomanie de R. M. Meinertzhagen (1878 – 1967), un ornithologue faussaire qui joua un rôle secondaire dans la geste impériale britannique. Allenby et Saint-John Philby sont à peine mentionnés et leurs actions au Proche et au Moyen-Orient réduites à des poursuites zoologiques. Enfin, le James Bond évoqué par Rolin n’est pas le personnage de fiction au service de Sa Majesté mais l’ornithologue réel (1900 – 1989) à qui Ian Fleming emprunta, sans autorisation, son nom.
Tandis que l’intérêt et le soutien des puissances européennes pour le peuple kurde ne sont plus les mêmes depuis la chute de Raqqa, c’est finalement l’impuissance de l’Europe sur le théâtre oriental que met en scène Rolin. Celle-ci est d’ailleurs exclusivement incarnée par des personnages solitaires et éteints, dissimulant leur incapacité à agir par la pratique de hobbies absurdes, natation en eaux troubles ou taxidermie. Alors que la cause kurde est aujourd’hui pour certains l’occasion d’une ultime et énième imprécation à la guerre humanitaire, le dernier héros de Rolin reste obstinément tourné vers la contemplation animale, dernier bastion de l’impérialisme européen. Une telle issue dérisoire dissimule imparfaitement la gêne du narrateur devant l’abandon, par les puissances extrarégionales, des Kurdes à leur sort.
Reste une façon littéraire et élégante de signifier que les cadres de compréhension et de gestion du Proche-Orient construits par les Européens lors des siècles derniers ont pour la plupart progressivement disparu. Seule demeure, comme un relief de leur influence, la taxinomie, souvenir du temps où il leur était moins difficile d’agir et de comprendre ailleurs que sur leur continent
Sources
- Pour une présentation de la diversité des groupes tribaux subsumés sous le terme « Kurdes » et de la définition progressive de ce groupe comme un « peuple » et une « ethnie » au XIXe et au XXe siècle, on peut se reporter à McDowall, David, A Modern History of the Kurds, Londres, Tauris, 2004.
- Selon les défenseurs de la cause kurde, le Kurdistan ne se limite pas à la somme des deux entités officielles qui sont aujourd’hui le Kurdistan irakien, qui jouit d’une certaine autonomie, et la province iranienne du Kurdistan. Le Kurdistan au sens large incorpore aussi l’ensemble des régions non officiellement définies dont le peuplement est majoritairement kurde, en Turquie et en Syrie.
- Un bon exemple de cette réception « géopolitique » d’Ormuz est le (court) compte-rendu qu’en propose le contre-amiral (2S) Jean-François Morel, officier ayant occupé divers postes dans les instances en recherche stratégique directement liées au Ministère de la Défense, dans le quatre-vingt huitième numéro de la revue Confluences Méditerranée qui fut consacré à l’analyse d’une « nouvelle donne iranienne ».