La doctrine Primakov
Pour comprendre Poutine, il faut relire la première traduction française du texte clef de la doctrine géopolitique russe la plus influente et la moins connue.
- Auteur
- Gilles Gressani •
- Trad.
- Danylo Khilko
Nous avons le plaisir de publier la première traduction française d’un des textes les plus rares et influents de la géopolitique russe contemporaine. L’auteur, Yevgeny Primakov, à l’époque ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Chernomyrdin et Kirienko, est sans doute l’un des plus influents praticiens des relations internationales de la fin du XXe siècle. La direction qu’il a imprimée à la politique étrangère russe au cours de son mandat demeure essentielle pour la classe politique russe, comme le reconnaissait récemment Sergueï Lavrov, le puissant ministre des Affaires étrangères de l’administration poutinienne, lecteur attentif de ce texte inédit en français. 1Sa leçon, prise en compte par des adversaires politiques comme Henry Kissinger, doit donc être étudiée de près.
Внешнеполитическое кредо // Встречи на перекрёстках
Je suis entré au ministère des Affaires étrangères à une époque complètement différente.
Henry Kissinger
De 2007 à 2009, Evgeny Primakov et moi-même avons présidé un groupe composé de ministres à la retraite, de hauts fonctionnaires et de dirigeants militaires de Russie et des États-Unis, dont certains se trouvent aujourd’hui parmi nous. Son but était d’aplanir les aspérités qui contrarient les relations américano-russes et de réfléchir aux possibilités d’approches coopératives. En Amérique, ce groupe était décrit comme un Track II, c’est-à-dire bipartisan et encouragé par la Maison-Blanche à réfléchir, mais non pas à négocier en son nom. Nous avons organisé des rencontres dans chacun des deux pays, de manière alternative. Le président Poutine a reçu le groupe à Moscou en 2007 et le président Medvedev en 2009. En 2008, le président George W. Bush a rassemblé la plupart de son équipe de sécurité nationale dans la salle des ministres pour un dialogue avec nos invités.
Tous les participants ont occupé des postes à haute responsabilité pendant la Guerre froide. Pendant des périodes de tensions, ils ont affirmé l’intérêt national de leur pays. Mais ils ont également compris, nourris par l’expérience, les périls d’une technologie menaçant la vie civilisée et évoluant dans une direction qui, dans une situation de crise, pourrait détruire toute forme de vie humaine organisée. Le monde était traversé de crises, auxquelles la différence des cultures et l’antagonisme des idéologies apportaient une certaine grandeur.
Dans ce travail, Evgueni Primakov était un partenaire indispensable. Son esprit affûté et analytique, rehaussé d’une compréhension globale des tendances de notre temps, acquise au cours d’années passées à proximité, puis, finalement, au centre du pouvoir, mais aussi sa grande dévotion pour son pays, permirent d’affiner notre pensée et de contribuer à la quête d’une vision commune. Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous avons toujours eu du respect l’un pour l’autre. Il nous manque à tous, et à moi en particulier, en tant que collègue et ami.
Le pays avait désormais pris le chemin de l’économie de marché et du pluralisme politique. La désintégration de l’Union soviétique ne suscitait pas la joie de tous. Pas du tout. Beaucoup de citoyens étaient tristes de perdre un pays puissant et multinational.
Henry Kissinger
À la fin de la Guerre froide, les Russes et les Américains imaginaient un partenariat stratégique sur la base de leurs expériences récentes. Les Américains s’attendaient à ce qu’une période de moindre tension entraînerait une coopération productive sur les problèmes mondiaux. La fierté que les russes tiraient de la modernisation de leur pays était blessée par les difficultés que causait la transformation de leurs frontières et par la découverte des travaux herculéens qu’ils leur restaient à accomplir pour reconstruire et redéfinir leur nation. Nombreux furent ceux qui, d’un côté comme de l’autre, comprirent que les destins de la Russie et des États-Unis ne pouvaient être séparés. Préserver la stabilité, et prévenir la prolifération des armes de destruction massive devenait chaque jour plus nécessaire, de même que l’édification d’un système de sécurité en Eurasie, notamment tout autour des frontières russes.
De nouvelles perspectives s’ouvraient pour les échanges économiques, pour l’investissement, et, cerise sur le gâteau, pour la coopération énergétique.
Le passage de l’URSS à la Russie a entraîné de graves conséquences. Le Pacte de Varsovie [NDT : le bloc des pays socialistes contrôlés par Moscou] et le Conseil d’assistance économique mutuelle [NDT : l’organisation économique du monde socialiste] ont été démantelés. À partir de là, tout a commencé.
Certaines personnes pensaient qu’à partir de ce moment-là, la Russie allait intégrer le “monde civilisé” en tant que pays de second plan. Parfois discrètement, parfois publiquement, le peuple a accepté que l’URSS avait perdu la “guerre froide”, et que la Russie allait lui succéder. On pensait que les relations avec les États-Unis allaient se développer, comme cela avait été le cas pour le Japon et l’Allemagne, après leur défaite au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux pays avaient vu leur politique gérée par Washington, et ne s’y étaient pas opposés.
Cette vision était partagée par la grande majorité des politiciens en 1991. Ils pensaient que cette stratégie allait aider la Russie à surmonter les problèmes du passé.
Alors, il devint à la mode de dire que les responsables des réformes économiques devaient trouver un moyen de faire face à “la ruine d’après-guerre”.
Un spécialiste des sciences politiques, Roï Medvedev (“Медведев Р. Капитализм в России ? М., 1998. С. 98.“, “Roï Medvedev, Capitalisme en Russie ?”), critique cela en écrivant : “il est impossible de comparer les conséquences de la guerre froide à celles de la guerre civile [1917-1919] ou à celles de la Grande Guerre Patriotique [Seconde Guerre mondiale].
L’économie de l’URSS, devenue Russie, n’est pas détruite comme à la fin d’une guerre classique, et peut s’adapter à de nouvelles perspectives. Les problèmes que rencontre l’économie russe sont le fait de la politique des réformateurs radicaux, et non de la guerre froide. En effet, le niveau d’inflation était plus bas pendant la Guerre Patriotique que durant les années 1993-1994, de même que la croissance.
Adopter une posture “défaitiste”, en politique extérieure comme intérieure, ne permettait pas d’effacer les éléments pernicieux de l’héritage soviétique (dont il fallait, je le précise, éliminer certains aspects, et en garder certains). Nous ne pouvions démocratiser et réformer notre société qu’à la condition de ne pas penser que “chez eux” [les Occidentaux], tout était harmonieux, stable, juste, et qu’il faudrait les imiter à tout prix, même dans leur manière de faire de la politique.
Constater cela ne revient pas à nier qu’à la fin de la guerre froide, l’URSS a cessé d’être une “superpuissance”. De fait, la nouvelle situation faisait qu’il n’existait désormais plus qu’une seule superpuissance. Cependant, il fallait également comprendre que le concept même de “superpuissance” était hérité de la guerre froide. Personne ne pouvait contester le fait que les États-Unis étaient alors la première puissance militaire, économique et financière. Mais cet État ne pouvait pas contrôler et diriger les autres.
C’est une erreur de penser que les États-Unis sont puissants au point que tous les événements importants du monde tournent autour d’eux. Une telle approche ignore la grande transformation que constitue la transition d’un monde bipolaire conflictuel à un monde multipolaire. Cette transformation a commencé bien avant la fin de la guerre froide, trouvant son origine dans les inégalités de développements, et sa limite dans la logique d’affrontement entre deux blocs.
Henry Kissinger
Je n’ai pas besoin de vous dire que nos relations aujourd’hui sont bien pires qu’elles ne l’étaient il y a dix ans. En effet, elles sont probablement pires qu’elles ne l’étaient avant la fin de la Guerre froide. La confiance mutuelle s’est dissipée, et ce, des deux côtés. La confrontation a remplacé la coopération. Je sais que, au cours des derniers mois de sa vie, Evgeny Primakov a cherché comment surmonter cet état des choses qui l’inquiétait. Nous honorerons son souvenir en faisant de cette recherche la nôtre.
La fin de la guerre a considérablement affaibli les liens qui unissaient la plupart des pays du monde à l’une des deux superpuissances. La fin du Pacte de Varsovie a éloigné les pays d’Europe centrale et orientale de la Russie. Cela est encore plus flagrant avec les anciens membres de l’URSS devenus indépendants. Les États-Unis ont également, mais de manière moins évidente, vu d’anciens alliés s’éloigner. En particulier, les pays d’Europe occidentale ont adopté un comportement plus indépendant, car leur sécurité ne dépendait plus du “parapluie nucléaire” américain. De même, le Japon prit alors, dans une certaine mesure, une plus grande indépendance politique et militaire.
Henry Kissinger
Peut-être que le problème le plus important fut le fossé abyssal qui séparait deux conceptions de l’histoire. Pour les États-Unis, la fin de la Guerre Froide renforçait pour ainsi dire leur profonde croyance en l’inévitabilité de la révolution démocratique. Elle préfigurait l’extension d’un système international principalement gouverné par les règles de droit. Mais l’expérience historique russe est plus complexe. Pour un pays dont le territoire a connu des invasions militaires, depuis des siècles, venant d’Est ou d’Ouest, la sécurité doit s’appuyer, certes sur des bases légales, mais surtout sur la géopolitique. Dès lors que la frontière, rempart sécuritaire, a été déplacée depuis l’Elbe de 1000km en direction de Moscou, la perception russe de l’ordre du monde ne saurait faire l’économie d’une dimension stratégique. Le défi de notre temps consiste à saisir ces deux visions – la légaliste, et la géopolitique – en un concept cohérent.
Il est significatif, à cet égard, de constater que les pays qui ne se trouvaient pas engagés directement dans la confrontation des deux blocs, ont, une fois la guerre finie, fait preuve d’une plus grande autonomie. Un tel constat s’applique surtout à la Chine, rapidement devenue une grande puissance économique, ainsi qu’aux nouvelles unions d’intégration en Asie, Océanie, et Amérique du Sud.
Beaucoup ont pensé que, sitôt la confrontation idéologique et politique dépassée, il n’y aurait plus de tension entre les États jadis rivaux. Cela ne s’est pas produit. Même si la situation change, les mentalités demeurent.
Les stéréotypes qui constituaient le cadre de pensée des hommes d’État de la guerre froide n’ont pas disparu, malgré l’élimination des missiles stratégiques et des milliers des chars de combat.
Je ne disais pas, à l’époque, du mal de mes prédécesseurs en raison de mes convictions personnelles. Je ne veux pas le faire aujourd’hui. Mais, afin de mieux comprendre l’état d’esprit qui régnait au sein du ministère des Affaires étrangères dans les années 1990, je vais vous raconter une conversation entre le ministre russe et l’ancien président américain. Elle fut révélée par Dimitri Simes, président du Nixon Centre. Nixon demandait à Kozyrev d’expliquer les nouveaux objectifs de la Russie. Kozyrev lui répondit alors : “Vous voyez, Monsieur le Président, l’un des problèmes de l’Union Soviétique était la trop grande importance attachée aux intérêts nationaux. Maintenant, nous réfléchissons au bien de l’humanité tout entière. En revanche, si vous savez, par hasard, comment faire pour définir des intérêts nationaux, je vous serais reconnaissant de me l’expliquer.” Nixon s’est alors senti “pas très à l’aise”, et a demandé ce que M. Simes pensait de cette conversation. Simes a répondu : “Le ministre russe est favorable aux États-Unis, mais je ne suis pas certain qu’il comprenne bien la nature et les intérêts de son pays. Cela, un jour, causera des problèmes aux deux pays.” Nixon a alors répondu : “Quand j’étais vice-président, puis président, je voulais que tout le monde comprenne que j’étais un son of a bitch et que je me battrais pour les intérêts américains. Cet homme, lui, se présente comme une personne très bien intentionnée et sympathique, au moment où l’URSS vient se désintégrer et qu’il faut défendre et renforcer la nouvelle Russie.”
Nombreux étaient ceux qui, au MAE, divisaient le monde en deux parties : les civilisés, et les “racailles” (“шпана”). Ils pensaient qu’on réussirait en formant des alliances stratégiques avec les “civilisés”, c’est-à-dire les ennemis de la guerre froide, en acceptant d’avoir un second rôle. Il s’agissait d’un pari risqué car de nombreux politiciens américains souhaitaient également cela. Les secrétaires d’État et anciens adjoints au Président américain souhaitaient que, dans la relation Moscou/Washington, Washington domine. Ainsi en 1994, Zbigniew Brzezinski déclara : “Désormais, il est impossible de collaborer avec la Russie. Un allié est un pays prêt à agir véritablement avec nous, et ce, de manière responsable. La Russie n’est pas un allié. Elle est une cliente.”
Bien sûr, les relations avec l’Occident, et surtout avec les États-Unis ont toujours eu une grande importance. Mais notre pays ne doit pas oublier ses propres intérêts et suivre le changement historique vers un monde multipolaire. Il faut conserver nos valeurs et nos traditions, acquises tout au long de l’histoire russe, y compris durant les périodes impériale et soviétique.
Il existe une règle très ancienne : les ennemis ne sont pas permanents tandis que les intérêts nationaux le sont. Cette idée guidait et guide encore aujourd’hui la politique étrangère de la plupart des pays du monde. En revanche, à l’époque soviétique, nous avons oublié cette maxime et les intérêts nationaux ont parfois été sacrifiés au soutien des “amis permanents” et à la lutte contre les “ennemis permanents”.
Aujourd’hui, après la Guerre Froide, la Russie, de même que les autres pays, a le droit de garantir sa sécurité, sa stabilité, l’intégrité de son territoire, de chercher à faire des progrès économiques et sociaux, de lutter contre les influences extérieures qui peuvent chercher à diviser la Russie et les autres de la “Communauté des Etats Indépendants” [anciens membres de l’URSS].
Ceux qui veulent rapprocher la Russie et l’Occident pensent que la seule alternative est le retour progressif de la confrontation. Cela n’est pas vrai.
Henry Kissinger
Ainsi, et de manière paradoxale, nous voilà confrontés de nouveau à un problème essentiellement philosophique. Comment les États-Unis peuvent-ils s’entendre avec la Russie, qui ne partage pas du tout ses valeurs, mais qui est un élément incontournable de l’ordre international ? Comment la Russie peut-elle garantir sa sécurité sans alarmer ses voisins et se faire des ennemis ? La Russie peut-elle obtenir une place dans les affaires du monde sans que cela dérange les États-Unis ? Les États-Unis peuvent-ils défendre ses valeurs sans que l’on croie qu’il souhaite les imposer ? Je ne vais pas essayer de répondre à toutes ces questions, mais plutôt d’encourager à leur exploration.
Beaucoup de commentateurs, tant russes qu’américains, ont dit qu’une coopération des deux pays en vue de créer un nouvel ordre international était impossible. Pour eux, les États-Unis et la Russie sont entrés dans une nouvelle Guerre Froide.
Aujourd’hui, le danger n’est pas tant le retour à la confrontation militaire que de continuer à croire, d’un côté comme de l’autre, en une prophétie auto-réalisatrice. Les intérêts à long terme des deux pays invitent à créer un monde où les troubles fluctuants du jour laissent place à un nouvel équilibre, de plus en plus multipolaire et globalisé.
D’un côté, la Russie doit coopérer avec les autres puissances de manière équitable et chercher des intérêts communs pour renforcer, dans certains domaines, la coopération. De l’autre côté, dans les domaines où les intérêts divergent, la Russie doit défendre ses intérêts tout en évitant la confrontation. Voilà la logique de la politique étrangère russe, dans cette période d’après-guerre. Si l’existence d’intérêts communs est négligée, une nouvelle guerre froide aura probablement lieu.
Certains croient que la Russie ne peut pas gérer une politique étrangère volontariste. Selon eux il faut s’occuper des affaires internes, renforcer l’économie, faire une réforme militaire et puis rentrer la scène internationale avec un poids considérable. Mais ce point de vue ne résiste pas à l’analyse. Avant tout, il sera difficile pour la Russie de réaliser ces changements cruciaux et de conserver son intégralité territoriale sans politique étrangère active. La Russie n’est pas indifférente au rôle qu’elle va jouer dans l’économie mondiale en ouvrant ses frontières aux produits étrangers. Est-ce qu’elle deviendra un fournisseur de matières premières discriminé ou un partenaire sur un pied d’égalité ? Répondre à cette question est aussi une question de politique étrangère.
Passé la période des confrontations, il est néanmoins toujours important pour la Russie de garantir la sécurité et la stabilité, à l’intérieur de ses frontières, mais aussi, dans les régions voisines.
Henry Kissinger
Dans un pays comme dans l’autre, le discours qui prévaut consiste à faire porter toutes les responsabilités par l’autre. De même, on trouve dans les deux pays une tendance à diaboliser, sinon l’autre pays, du moins ses dirigeants. Comme les questions de sécurité nationale figurent toujours au premier plan, les suspicions et la méfiance, héritées des périodes les plus tendues de la Guerre Froide, ont réapparu. Ces sentiments ont été exacerbés par le souvenir de la première décennie post-soviétique, au cours de laquelle la Russie traversait une incroyable crise économique et politique, tandis que les États-Unis se réjouissaient d’une croissance économique continue, et d’une durée sans précédent. Tout cela alimenta les divergences politiques, sur des sujets tels que les Balkans, les anciens territoires soviétiques, le Moyen-Orient, l’expansion de l’Otan, la défense balistique, et les ventes d’armes, si bien que les projets de coopération y furent engloutis.
Si elle abandonne la politique étrangère active, il n’est pas possible que la Russie garde une possibilité de revenir sur la scène mondiale en tant que pays puissant. Les relations internationales ont horreur du vide. Si un pays se désengage des processus mondiaux, il sera rapidement remplacé. Si la Russie veut rester l’une des principales puissances, elle doit agir sur tous les plans. Il faut tenir compte des États-Unis, de l’Europe, de la Chine, du Japon, de l’Inde, des pays du Moyen-Orient, de l’Asie, de l’Océanie, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique.
Est-ce que nous en sommes capables ? Bien sûr, il est difficile de réussir sur tous les fronts avec nos ressources limitées. Mais nous pouvons mener une politique étrangère active grâce à notre influence politique, notre situation géographique, notre appartenance au club nucléaire, notre statut de membre permanent de Conseil de sécurité de l’ONU, notre tradition scientifique, nos capacités économiques et notre industrie militaire de pointe.
Aussi, la plupart des pays ne souhaitent pas accepter la vision d’un seul pays. Je l’ai senti pendant mes voyages au Moyen-Orient, en Israël, à Cuba, au Brésil, en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique centrale. Les dirigeants du Venezuela et du Mexique me disaient franchement qu’ils souhaiteraient que les Russes soient plus présents au niveau mondial pour contrebalancer les conséquences négatives des tendances unipolaires.
Henry Kissinger
Nous sommes confrontés à un nouveau type de danger. Jusqu’à très récemment, la mise en danger de l’ordre international allait de pair avec l’accumulation de pouvoir d’un État dominateur. Aujourd’hui, les menaces naissent plutôt de la faillite des structures étatiques et du nombre croissant d’états sans dirigeants. Le problème de la faillite du pouvoir, qui se répand de plus en plus, ne peut pas être résolu par un État, fût-il de grande taille, dans une perspective exclusivement nationale. Il nécessite une coopération continue entre les États-Unis, la Russie, et les autres puissances. Par conséquent, la rivalité entre pays dont fait l’objet la résolution des conflits traditionnels, dans un système interétatique, doit être limitée afin que cette rivalité ne dépasse pas les bornes et ne crée pas un précédent.
Enfin, un pays comme la Russie ne peut pas négliger l’interdépendance croissante des puissances.
La diversification des partenariats de la Russie permettra au pays de renforcer sa stabilité et sa sécurité. La fin de la confrontation idéologique entre deux pôles est devenue le point de départ d’un monde stable et prévisible au niveau global. Bien que profonde, cette transformation ne rend pas non plus impossibles les conflits régionaux à caractère ethnique. En revanche, elle les a rendus moins probables. Nous sommes tous touchés par la vague d’attentats terroristes que nous connaissons. De même, les armes de destruction massive se répandent. Mais ces phénomènes sont apparus pendant la guerre froide, avant l’apparition de la collaboration multipolaire.
Henry Kissinger
Dans les années 1960 et 1970, les relations internationales se résumaient pour moi à une relation conflictuelle entre les États-Unis et l’Union Soviétique. L’évolution de la technologique fit qu’une vision stratégique stable pouvait être mise en œuvre par les deux pays, tout en maintenant leur rivalité dans d’autres secteurs. Le monde a depuis profondément changé. En particulier, dans un monde multipolaire en formation, la Russie devrait être vue comme un élément essentiel de tout équilibre global, et non, avant tout, comme une menace pour les États-Unis.
J’ai passé la plus grande partie de ces soixante-dix dernières années engagé d’une manière ou d’une autre dans les relations entre les États-Unis et la Russie. J’étais au cœur des décisions quand les crises éclataient, et aux célébrations communes lors des succès diplomatiques. Nos pays et les peuples du monde ont besoin d’une perspective plus durable.
La capacité que la communauté internationale aura pour surmonter ces nouveaux dangers, menaces et défis d’une période post-guerre froide dépendra surtout des relations entre les principales puissances.
Pour la transition vers un nouvel ordre mondial (миропорядок) les deux conditions suivantes sont nécessaires.
Premièrement. Il ne faut pas que les divisions d’antan se voient réactualisées sur de nouveaux sujets. Cela implique de s’opposer, à mes yeux, à l’expansion de l’Otan dans les pays qui appartenaient avant au “Pacte de Varsovie”, ainsi qu’aux tentatives de transformer l’OTAN en principe du nouveau système mondial. L’opération sanglante de l’OTAN en Yougoslavie montre bien cela. Cette opération a été réalisée sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, avait lieu hors des frontières des pays membres et était sans rapport avec la garantie de la sécurité des pays membres de l’OTAN.
Henry Kissinger
Hélas, les bouleversements du monde eurent raison de l’intelligence politique. La décision que prit Evgueny Primakov, qui, premier ministre volant vers Washington au-dessus de l’Atlantique, préféra faire demi-tour et retourner à Moscou pour protester contre le début des manœuvres militaires de l’Otan en Yougoslavie, en est le symbole. Les espoirs naissants qui faisaient de l’étroite coopération contre Al-Qaeda et contre les Talibans en Afghanistan la première étape d’un partenariat approfondi, pâtirent du magma de conflits au Moyen-Orient, avant d’être anéantis par les opérations militaires russes dans le Caucase en 2008, puis en Ukraine en 2014. Les tentatives récentes visant à trouver des points d’accord sur le conflit syrien, et à détendre les esprits sur la question ukrainienne n’ont pas pu contrecarrer un sentiment croissant d’éloignement.
L’apparition de nouveaux sujets de conflit peut nous menacer, non seulement en Europe, mais partout. Le refus évident de l’extrémisme par certains groupes islamiques devrait nous inciter à ne pas considérer l’ensemble du monde musulman comme un ennemi de la civilisation contemporaine.
Henry Kissinger
Nous le savons, un certain nombre de sujets clivant nous attendent, comme l’Ukraine ou la Syrie. Ces dernières années, nos pays ont épisodiquement discuté de ces sujets sans faire de progrès notable. Cela n’est pas surprenant, parce que les discussions se sont tenues hors d’un cadre global. Tous ces problèmes spécifiques sont l’expression d’un problème plus large. L’Ukraine doit s’inscrire dans le cadre de la sécurité internationale et européenne, afin de servir de pont entre la Russie et l’Occident, et non d’avant-poste de l’un et de l’autre. Concernant la Syrie, il semble évident que les factions locales et régionales ne peuvent pas trouver une solution toutes seules. En revanche, des efforts conjoints américano-russes, accompagnés d’une coordination avec les autres grandes puissances, pourraient ouvrir le chemin à des solutions pacifiques, au Moyen-Orient, et peut-être même ailleurs.
Bien sûr, il faut fermement s’opposer aux forces extrémistes et terroristes, dangereuses surtout si les États les soutiennent. Nous devons tout faire pour empêcher les États d’aider les groupes terroristes.
Évidemment, il est urgent d’élaborer dans le cadre de l’ONU une convention générale qui prive d’asile politique les terroristes. Toutefois, les sanctions ne doivent pas servir à punir des pays ni à renverser des régimes qui ne nous plaisent pas. Il est déjà évident que les opérations militaires contre des régimes ennemis sont nuisibles, que ces régimes soutiennent ou non les fauteurs de chaos qui bouleversent le monde. Il est beaucoup plus efficace de soutenir les initiatives pacifiques.
Deuxièmement, pour avancer vers un nouvel ordre universel et pour faire face aux dangers réels, la communauté mondiale doit collaborer de manière juste. Pour que les efforts soient bien coordonnés, il faut mettre en place des mécanismes efficaces.
Henry Kissinger
Tout effort dédié à l’amélioration de ces relations doit faire une place à une concertation sur l’équilibre du monde à venir. Quelles sont les tendances qui remettent en cause l’ordre d’hier et qui dessinent celui d’aujourd’hui ? Quels sont les défis posés par ces changements aux intérêts tant de la Russie que de l’Amérique ? Quel rôle chaque pays veut-il jouer dans la construction de cet ordre, et quelle importance peut-il raisonnablement espérer y avoir ? Comment réconcilions-nous les visions radicalement différentes du monde qui sont apparues en Russie et aux États-Unis – ainsi que dans d’autres puissances importantes – sur la base de leur expérience historique ? L’objectif devrait être de conceptualiser les relations EU/Russie dans une vision stratégique au sein de laquelle les sujets de contentieux pourraient être résolus.
Il est important d’élaborer la doctrine (кредо) du ministère des Affaires étrangères en tâchant de répondre au problème suivant. Chacun sait que la politique étrangère est liée à la politique intérieure. Mais cela n’implique pas qu’elle doive être mise en œuvre pour favoriser certaines forces politiques. De même, elle ne peut pas être utilisée à des fins électorales. Le ministre des Affaires étrangères, quelles que soient ses préférences politiques, ne doit pas diviser la société russe. Je suis sûr que la politique étrangère doit reposer sur l’accord des partis politiques. Elle doit être nationale et ne pas participer aux rivalités politiques, en défendant les valeurs vitales pour l’ensemble de la société.
Henry Kissinger
Je suis ici pour défendre la possibilité d’un dialogue qui cherche à unir nos futurs plutôt qu’à justifier nos conflits. Cela exige que chaque partie respecte les valeurs essentielles et l’intérêt de l’autre. Ces objectifs ne pourront être atteints dans la durée du mandat de l’administration actuelle. Mais leur poursuite ne doit pas être retardée par la politique intérieure américaine. Ils ne seront atteints que grâce une volonté commune de Washington et de Moscou, de la Maison-Blanche et du Kremlin, d’aller par-delà les griefs et le sentiment de persécution pour se dresser face aux grands défis qui attendent nos deux pays dans les années à venir.
J’ai présenté ces idées et principes au président [Boris Eltsine] qui a été convaincu. Il m’a dit : “Vous devriez travailler davantage avec le Parlement, avec les chefs des partis politiques.” J’ai compris qu’il ne voulait pas me tenir en laisse. Mais, je considérais qu’il revenait au président de décider de notre politique étrangère et au ministre des Affaires étrangères de lui être loyal. De l’autre côté, je comprenais que le président me faisait confiance et ne voulait pas me brider dans mes initiatives.
Sources
- Ce papier a été initialement publié en 1998 dans le journal du ministère des Affaires étrangères russe La vie internationale (“Международная жизнь”). Il est dédié au conseiller Gortchakov, chancelier d’État du temps de l’Empire russe. Il a été repris dans un recueil des œuvres de Primakov intitulé Les rencontres au carrefour (“Встречи на перекрестках”) en 2015.