« Dans la division des Européens, le changement climatique pourrait être érigé en ennemi commun. »
Un témoignage de la révolution énergétique en Europe : retour sur quelques perspectives du projet TREVE
Par Lola Salem
Comment s’effectue actuellement la transition énergétique en Europe et quelle et la meilleure échelle pour l’apprécier ? Voici l’un des fils rouge de l’enquête de terrain TREVE, acronyme pour « Témoignage d’une Révolution Énergétique : un Voyage Européen », qui vient de se terminer en septembre 2017, après plus de 4 mois passés à bord d’une voiture électrique pour parcourir 15 pays [1] de l’Europe occidentale. Le changement climatique nous frappe par sa dimension globale et mondiale. Pourtant, l’élaboration des lois, leviers de ce changement, se font toujours selon une unité territoriale restreinte et les particularités du système européen, confronté aux questions d’énergie, nous invitent à interroger ce processus dans ce cadre précis. À ce sujet, l’une des principales questions est la suivante : un réseau paneuropéen est-il désirable et, si oui, dans quelle vision économique, sociale et politique doit-il s’inscrire et comment en décider ?
TREVE s’est focalisé sur les énergies renouvelables (EnR), pan du marché de production et de consommation de l’énergie lui-même en pleine ®évolution, pour tenter de mieux comprendre quelles sont les contraintes qui limitent ou limiteront le développement d’une énergie plus propre et responsable sur le Grand Continent. Près de 90 personnes ont ainsi été interrogées, dans des champs disciplinaires variés et à différents niveaux décisionnels : depuis l’international jusqu’au local. En ayant un vrai aperçu des besoins sur le terrain et en confrontant les différents témoignages récoltés, TREVE a tenté de dégager plusieurs conclusions et perspectives concrètes sur un objet souvent mal ou peu compris du grand public, pourtant directement affecté par les changements structurels en question.
Morcellement du tissu européen sur la question de l’énergie
Reculons tout d’abord d’un pas. Bien que s’étant focalisé sur les EnR, il s’agissait avant tout d’un prétexte pour parler, plus largement, de la transition énergétique dans sa globalité. Le cœur de l’enquête a ainsi volontairement été transdisciplinaire, afin de recouper au mieux l’ensemble des problématiques qui traversent ce sujet de recherche complexe : interrogations techniques et économiques, bien sûr, mais aussi et surtout sociales, juridiques, législatives, politique ou même esthétiques et cognitives. L’équipe TREVE a très rapidement fait apparaître que les controverses techniques et économiques ne suffisaient plus pour parler des EnR. L’Europe possède de formidables ressources « vertes », techniquement et économique exploitables, réparties sur l’ensemble de son territoire. C’est le manque d’élan politique, au sein de la plupart des pays et à plus grande échelle, qui fonde l’une des grandes conclusions de l’enquête.
Évident, pensez-vous ? Pas tant que ça : car les problèmes liés à ce frein politique changent d’un pays à l’autre. Si la plupart des pays sont tout simplement encore extrêmement dépendants des énergies fossiles ou du nucléaire, ce sont les motivations politiques et les implémentations législatives qui morcellent le plus le tissu européen. Ainsi, malgré la réouverture temporaire de certains sites d’extraction de charbon, le concept de l’« Energiewende » allemand [2], qui s’est traduit par une nouvelle législation en 2009-2010, a rencontré un vrai succès vis-à-vis du développement local des EnR, en s’appuyant sur une prise de conscience collective des problèmes liés au nucléaire après Fukushima. Élan unique que certains auraient souhaité voir comme le début d’une propagation en « tâche d’huile ».
Source : Eurostat
Ainsi, les raisons d’emprunter le chemin des EnR diffèrent entre les États, depuis des besoins d’indépendance face au voisin russe (République Tchèque, Finlande), jusqu’à des choix clairs d’éveil démocratique (Danemark), en passant par la volonté de réaliser un véritable marché économique pour les industries voire les individus eux-mêmes (coopérations et « prosumers ») – mode de consommation-production comparable à véritable tsunami dans certains pays (Allemagne). Le mot-valise de « prosumers » (« consumer » et « producer ») recouvre une réalité très variée de ces nouveaux acteurs du marché de l’énergie qui sont poussés dans certains pays, comme en Allemagne ou encore en France, à produire tout ou une partie importante de l’énergie consommée.
L’un des exemples le plus flagrants durant l’enquête a été l’opposition claire entre deux territoires voisins, le Royaume-Uni et l’Irlande, qui gèrent ces enjeux de manière très différentes, créant des niveaux d’acceptabilité tout aussi divisés, en particulier face à l’éolien [3]. Ces discordances entres les différentes politiques qui composent le territoire européen ne sont pas nouvelles. À titre d’exemple, la particularité bien connue du système démocratique suisse (par cantons, sondages et inclusion de la population à tous les stades de décision) appliqué à la question de l’énergie mène tout naturellement à une meilleure prise en compte des dimensions générales problème – quand bien même le processus prendrait beaucoup de temps.
Plus encore que des disparités internationales, TREVE a mis en évidence des contradictions internes aux pays, recoupant le plus souvent les dynamiques géopolitiques centre-périphérie [4]. Les EnR reposent en très grande partie sur la disponibilité de l’espace et, de fait, l’acceptation des populations de ces territoires. Dans une pure approche décisionnaire verticale (« top-down »), un sentiment fort d’injustice s’empare de régions périurbaines et rurales (Irlande, France et bien d’autres) qui se trouvent encore forcées d’accueillir les fruits d’une politique décidée sans elles et loin d’elles.
En quête d’un projet de société ou de l’urgence d’une vision politique commune
Tout au long de son enquête, l’équipe TREVE a réalisé les défauts de ce manque de concertation politique, au sein d’un même territoire tout autant qu’entre les États eux-mêmes, membres de l’Union Européenne ou non. Puisque les moyens techniques sont déjà en place – et en perpétuel perfectionnement –, puisque les outils économiques ont été testés depuis longtemps dans certains pays (Danemark, Finlande, Suède), il manque encore et toujours un projet de société global, issu d’une vision politique commune. Le changement seul de la donnée « énergie » au sein du système de production et de consommation qui est le nôtre est de telle ampleur, qu’il fait appel à une évolution profonde de ce système tout entier. Le simple processus de verdissement, au sens de solution de facilité où les EnR ne représentent qu’un ajustement technique, est fonctionnement hérité des décennies passées, depuis longtemps caduc. Les prémices du réchauffement climatique sont d’ores et déjà visibles et frappent du sceau de l’injustice les pays les plus pauvres, accusant par là même une double peine pour ces territoires démunis vivant de plein fouet ouragans, maladies ou encore mouvement de populations – dont il a été démontré que leur nombre et intensités iraient croissants dans le courant du siècle [5].
Comment, donc, expliquer ce manque d’engagement à la fois des pouvoirs publics mais aussi de la vaste majorité des entreprises de l’EURO STOXX 50 et de la population en général ? Malgré les apparences, en matière d’information, l’Europe a encore beaucoup de chemin à faire, tant vis-à-vis des initiatives locales que de l’uniformisation du discours entre territoires – un comble pour le Grand Continent qui tente pourtant de s’ériger en modèle vertueux en matière d’EnR. À l’exception de quelques pays ayant pris le coche bien en avance (Danemark) ou de manière soudaine (Allemagne), la grande majorité des États membres de l’UE et de ses voisins (Suisse, Royaume-Uni, Norvège) accusent encore un certain retard dans les politiques de médiatisation et d’accompagnement des populations à changer leur mode de consommation et leur vision sur le problème en général. Même les pays pionniers en matière d’énergie verte possèdent des failles importantes, comme c’est le cas en Finlande où les gigantesques champs éoliens ont été développés dans le nord – très peu habité – sans pour autant changer en profondeur le point de vue de la population ; celle-ci peut toujours refuser, comme dans bien d’autres pays, de voir fleurir des pâles « dans son jardin » ou « NIMBY » [6]. Globalement, ce changement de consommation se trouve encore trop circonscrit aux classes sociales les plus aisées, réduisant les enjeux de ce changement structurel urgent et nécessaire au seul caractère d’un « mode de vie ». C’est par exemple le cas de la population sud-allemande, plus riche que la moyenne.
Des efforts ont pourtant été réalisés ou sont en cours d’élaboration : mais l’impossible reproductibilité spontanée de ceux-ci met en lumière l’importance d’une coordination à l’échelle internationale. Des réseaux coopératifs (entre associations ou encore villes, tel que le C40) se superposent au maillage de Bruxelles sans pour autant le surpasser. Or, là encore, les objectifs que se fixent la Commission Européenne manquent cruellement d’ambition. Le « Winter Package » [7] soumis à évaluation en est l’exemple, avec un abandon pur et simple des objectifs État par État, ainsi qu’un maquillage des chiffres loin d’être à la hauteur des enjeux ; présentés en l’état comme le reflet d’un effort et d’un accomplissement communs quand, à la vérité, ils seront naturellement atteints par le système d’ores et déjà mis en place (27 % d’EnR dans le mix global comme objectif débattu contre 26,5 % par le « business-as-usual », [8])
Penser global, agir local
Alors que les énergies renouvelables n’ont jamais été aussi peu chères, il est temps d’agir collectivement et de manière responsable, en (re)politisant correctement la question des EnR et, plus généralement, de l’énergie. Cet enjeu, qui suppose un changement structurel majeur, en recoupe de nombreux autres. Après tout, il est bel et bien question de faire une croix sur certains privilèges toxiques, afin de construire un modèle sociétal plus sain qui puisse considérer à égalité toutes les classes sociales de la population. Puisque la vaste majorité des révolutions qu’a déjà traversé l’Europe furent bourgeoises, il nous faut sortir des sentiers intellectuels battus pour repenser notre maille sociale et économique.
Dans un premier temps, certains penseurs, tel Gaël Giraud, mentor de l’expédition [9], appellent à une redéfinition première et nécessaire des « biens communs » : c’est-à-dire des ressources sur laquelle se met d’accord une communauté pour définir, à plus grande échelle et sur le long terme, « le » bien commun (ou l’intérêt général). En ré-interrogeant notre rapport aux choses, aux individus et au monde, le dépassement de la notion de « propriété privée » permet d’enclencher l’apprentissage d’une disposition au respect qui place le citoyen ou la citoyenne en tant qu’« usager » temporaire en lieu et place du statut de « propriétaire » qui prévaut encore aujourd’hui. À ce titre, les initiatives de coopératives énergétiques, fondées autour des EnR, se fondent sur un éveil des consciences autour de cette notion de(s) bien(s) commun(s), définit, construit et répartit à l’échelle locale.
L’effort à fournir doit provenir de toutes les strates de la société européenne, unie dans la division et ce, malgré les possibles lenteurs du système législatif en lui-même. En donnant enfin la place que mérite l’énergie et ses enjeux dans le débat public, le changement climatique pourrait être érigé en ennemi commun, permettant de concentrer l’attention et les efforts. À ce titre, les effets de la COP21 – qui a permis aux pays de se reconnaître un élan de solidarité – sont toujours présents et doivent être poursuivis. Ainsi, certaines entreprises majeures dans le secteur de l’énergie décident de prende des risques de leur propre chef, tel l’annonce d’Isabelle Kocher, CEO d’Engie, d’arrêter la prospection d’hydrocarbures et de gaz, parallèlement au vœu de continuer de manière intensive le développement des parcs d’EnR [10], ou encore celle d’E.ON, qui a annoncé récemment la réorganisation de ses activités et notamment la cession de parts non-renouvelables
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Notes
[1] Liste des pays par ordre de passage : Belgique, Angleterre, Irlande, Écosse, Pays-Bas, Danemark, Suède, Finlande, Allemagne, République Tchèque, Autriche, Italie, Suisse, France, Espagne.
[2] Les chiffres montrent après la fermeture de 6 centrales nucléaires en 2012 a pu être compensée grâce au système « Feed-in Tariff », stable et attractif, qui a accompagné le développement massif des EnR et, tout particulièrement, du solaire et de l’éolien. Depuis 2016, il a été remplacé par le système « Feed-in Premia », plus souple.
[3] Si le Royaume-Uni a récemment arrêté la subvention aux projets éoliens « off-shore », l’Irlande a vu sa capacité augmenter de 20 % depuis 2012. Pourtant, l’opinion publique est profondément divisée sur cette question, remettant en question l’accélération massive du processus sans consultation des populations des territoires concernés.
[4] Cette métaphore géométrique est corolaire à des logiques inégalitaires de développement, tel que le relèvent, pour la période contemporaine, Samir Amin (Le développement inégal, 1973) et Alain Reynaud (Société, espace et justice, 1981).
[5] À ce propos, voir notre dossier sur les EnR dans les pays en voie de développement : https://www.treveproject.com/re-and-developing-countries
[6] « NIMBY » est l’abréviation de « Not In My Back-Yard » qui décrit le processus de rejet d’une personne ou d’une communauté vis-à-vis d’un changement (de nature technologique, sociale, économique, financière) imposé « par le haut ».
[7] Le « Winter Package » propose un objectif commun de 27 % d’EnR dans le mix énergétique global des pays membres. Voir : http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-334_en.htm
[8] À ce propos, voir notre interview du professeur Johan Lilliestam de ETH de Zurich : https://www.treveproject.com/single-post/Another-view-on-energy-policy-interview-Pr-Johan-LILLIESTAM
[9] Pour revoir le live de la première séance du séminaire TREVE : https://www.facebook.com/treveproject/videos/1436424883122662/
[10] À ce propos de ce virage stratégique : https://www.lemondedelenergie.com/hydrocarbures-engie-negocie-la-cession-de-sa-branche-exploration-production/2017/05/12/