Inventée pendant les années 1990 aux Pays-Bas, la flexisécurité désigne un dispositif économique dans lequel les employeurs possèdent une plus grande facilité à licencier en échange d’indemnités permettant d’accompagner l’individu d’un emploi à l’autre. Son adoption au Danemark, à la suite des réformes économiques menées par le gouvernement social-démocrate pendant les années 1990, a conduit à la mise en place d’un nouveau système social que ses promoteurs ont formalisé sous la fameuse expression de “modèle danois”. Certains économistes (notamment à l’OCDE et à la Commission européenne) en ont vanté les avantages, notamment pour son efficacité à activer le retour à l’emploi. De plus, son succès et son caractère consensuel proviennent du fait qu’il serait parvenu à maintenir un haut degré de protection sociale au cœur de la flexibilisation du marché du travail. Il s’agit de comprendre la nature politique et économique de ce “modèle danois flexisécuritaire” auquel les récentes élections françaises ont parfois fait référence : libéralisme ? Social-démocratie ?
Nous avons rencontré l’économiste et sociologue Dominique Méda. Ancienne élève de l’École normale supérieure et de l’École Nationale d’administration, elle est agrégée de philosophie et inspectrice générale des affaires sociales. Dirigeant le laboratoire IRISSO de l’Université Paris-Dauphine, ses travaux de recherche portent sur la question de l’emploi et de l’État-Providence.
Pensez-vous que le « modèle » économique et social danois, si tant est qu’il ait réussi, valide le discours libéral promouvant la flexibilisation de l’emploi, ou alors constitue-t-il la preuve qu’un modèle alternatif est possible ?
Je pense que le modèle danois est très particulier et difficilement transposable. Il plaît à tout le monde — ou plaisait — parce qu’il semblait conjuguer flexibilité des contrats et sécurité pour les salariés. Mais chaque point est à nuancer. D’abord, avec un taux de syndicalisation de près de 80 %, gardons-nous de croire qu’on licencie facilement et que l’arbitraire est de mise. C’est le contraire. Par ailleurs, si les salariés sont bien couverts par le système d’assurance, l’indemnisation chômage est plafonnée, de telle sorte que ce sont les bas salaires qui sont mieux protégés que les salaires élevés. Enfin, semble s’effacer la fameuse spécificité danoise qui retrouvait un équilibre social dans un “triangle d’or” composé d’indemnisations élevées (volet sécuritaire), de facilité à licencier (volet flexibilitaire) et de formation pour activer de l’emploi (volet incitatif et pédagogique). La place très large donnée à la formation professionnelle, diminue, en effet comme le prouve le tableau suivant qui montre que la part des dépenses pour le marché du travail consacrée à la formation professionnelle, traditionnellement très élevée au Danemark, l’est moins.
Quelle serait donc la spécificité danoise ?
L’importance des dépenses actives et le relatif équilibre entre les différents volets de dépenses pour le marché du travail, comme le montre le graphique ci-dessous. Ce que l’on voit, c’est que les mesures actives sont plus importantes qu’en France. Et les dépenses dites « passives » sont bien réparties par rapport aux dépenses dites “actives” : On voit qu’en Suède et au Danemark, ce sont les aides à la création d’emplois dans le secteur marchand et l’emploi protégé qui forment une part importante des dépenses.
Le Danemark peut-il fournir un exemple en faveur du modèle de la décroissance ? Je pense au fait que la croissance du PIB danois est assez faible depuis plusieurs années, voire quasi nulle, alors que de nombreux économistes vantent l’efficacité de son système.
Pas tout à fait. En revanche, le Danemark est très avancé en matière d’usage des énergies renouvelables. Il y a quelques années, on a évalué qu’en 2020, les énergies renouvelables représenteraient 50 % du mix énergétique danois et atteindraient 100 % en 2050. Le Danemark a misé très tôt sur l’éolien qui assure déjà 43 % de sa consommation d’énergie et qui caractérise l’horizon de sa capitale. Certes les taux de croissance du Danemark sont faibles, mais on ne peut pas pour autant parler de décroissance. Il ne me semble pas non plus qu’un tel discours soit fortement représenté, en tout cas beaucoup moins que les références à la croissance verte.
Les débats politiques récents en France, notamment à l’occasion des élections présidentielles de 2017, ont donné au « modèle danois » une large place, non seulement en matière économique (changements des méthodes d’imposition) mais aussi en matière politique et environnementale (transparence politique, écologie). Ces débats vous semblent-ils bien posés ? L’opinion publique dispose-t-elle des moyens de comprendre les enjeux idéologiques qui sous-tendent la compréhension de ce modèle ?
Je crois que l’on retarde un peu. On récupère un débat qui s’est développé au milieu des années 2000 en France et qui reposait en grande partie sur une auto-promotion du Danemark lui même, qui avait rédigé des sortes de prospectus et de textes présentant le fameux triangle d’or. Les économistes s’en sont emparé sans trop de recul. le fameux rapport de Cahuc et Kramarz en 2004 opère un remarquable basculement en présentant le Danemark comme le pays ayant mis en place une sécurité sociale professionnelle efficace. A l’époque, le Danemark était un intermédiaire entre le modèle libéral et le modèle social-démocrate, il apparaissait comme le pays capable de concilier radicalement les contraires. C’est à partir de lui que l’on va construire cette incroyable notion de « flexicurité » : il ne faut pas oublier que la première mise en place de la flexicurité en France, revendiquée comme telle par Dominique de Villepin, c’est le CNE, le Contrat Nouvelles Embauches ! Un contrat qui permet aux entreprises de moins de vingt salariés de s’en séparer sans aucun motif : c’est la flexibilité, censée être compensée par une prime de précarité si le contrat est rompu avant deux ans et un accompagnement renforcé. Dans l’enquête que nous avons menée avec mes collègues, nous avons constaté que le volet sécurité n’avait tout simplement jamais été mis en place. Le « modèle danois » objet des louanges de l’OCDE en 2006 a été plébiscité par les gouvernements français parce qu’ils y voyaient un moyen de promouvoir une forte réduction de la fameuse protection de l’emploi critiquée par l’OCDE. On a traité le Danemark comme s’il était pareil que les autres pays nordiques mais il était déjà devenu, à l’époque, très différent des autres. Son système conserve un haut niveau de prélèvements obligatoires et de protection sociale, tout en possédant également des dimensions assez libérales, même si, je le répète, le haut taux de syndicalisation fait que la facilité de licenciement n’a rien à voir avec les pratiques anglo-saxonnes. Et ce n’est pas parce que le licenciement économique est admis que les employeurs font ce qu’ils veulent. Il est vrai néanmoins que le Danemark se caractérise par une plus grande facilité à licencier qu’en France, en Allemagne ou en Suède et un meilleur accompagnement pour retrouver un emploi. À l’époque où j’ai étudié le modèle danois, avec mon collègue Alain Lefebvre, le Danemark était vraiment un intermédiaire entre modèle libéral et social démocrate. Il me semble que le curseur s’est encore déplacé nettement vers le côté libéral ces dernières années.
Quelle peut être la position de la France vis-à-vis des « modèles scandinaves » en matière sociale et économique ? L’importer ? S’en inspirer ?
Les situations sont très différentes et l’histoire aussi. Au Danemark, en 1899, le « compromis de septembre », (ndlr. convention collective entre le syndicat Landsorganisationen et les patrons à l’échelle nationale qui fixe le cadre des négociations par secteur) instaure le principe de l’interdépendance du patronat et des syndicats qui doivent coopérer en négociant. Encore en vigueur aujourd’hui, malgré quelques amendements, il contient les obligations et droits mutuels fondamentaux : droit de s’organiser, droit des employeurs d’organiser librement le travail et de recourir à la main d’œuvre qu’ils jugent nécessaire, droit à la lutte collective et une clause de paix sociale qui implique que lorsqu’une convention collective a été conclue, les arrêts de travail concertés ne sont pas légaux sur les matières visées par la convention pendant la durée de celle-ci.
Tant que les partenaires sociaux sont à même de résoudre eux-mêmes les problèmes d’une manière satisfaisante, l’État intervient le moins possible dans la réglementation des relations de travail. Les partenaires sociaux sont consultés obligatoirement avant l’adoption de lois relatives au marché du travail ; les décisions importantes sont prises par des commissions ou des conseils centraux ou locaux avec la participation des partenaires sociaux. C’est notamment le cas pour la politique de l’emploi.
En Suède, les accords de Saltsjöbaden en 1938 ont vu les partenaires sociaux renoncer à une position d’affrontement, en échange, pour les syndicats, d’une participation importante aux décisions. Dans les deux pays, l’État intervient peu, les syndicats sont très puissants, les modalités d’accord sont très différentes. On ne passe pas facilement d’un modèle à un autre. Par exemple, il ne me semble vraiment pas que c’est en réécrivant le Code du travail et en promouvant les accords d’entreprise que l’on s’approchera du modèle nordique… Pour cela il me semble qu’il faudrait d’abord donner plus de pouvoirs aux représentants des salariés dans les entreprises, à la fois accroître la cogestion et la codétermination, donc également la participation des salariés aux organes de surveillance (de même augmenter la sécurité donnée aux salariés) avant d’envisager une plus grande place laissée aux accords d’entreprise sous le contrôle de l’accord de branche.