25
février 2025
De 19:30 à 21:00
École normale supérieure
45 rue d'Ulm - 75005 Paris
Langue
FR
Bienvenue à ce mardi du Grand Continent, qui est un peu exceptionnel. Nous avons décidé d’ajouter une trentaine de minutes à l’heure habituelle. Nous finirons donc aujourd’hui à 21 heures pour parler d’une élection exceptionnelle, peut-être la plus grande de l’année 2025, en tout cas l’une des plus importantes pour les Européens. Et pour cela, nous avons voulu réunir un panel d’honneur.
Vous avez également fait une prévision assez remarquable des résultats des élections. Bravo Cluster 17 ! Quelles sont ces cinq thèses ? Vous affirmez que ce scrutin marque une véritable rupture. Vous dites que nous sommes face à une vraie rupture. Pourquoi voyez-vous les choses ainsi ?
Merci pour l’invitation. On ne peut pas déduire du fait que la salle est aussi remplie, voire même un peu plus que remplie, un intérêt pour les élections allemandes, puisqu’on aurait eu aussi une salle pleine sur tous les autres sujets. En tout cas, chaque fois que je suis venu à votre invitation, c’était comme ça, et je vous en félicite. Je dis ça parce que les élections allemandes ne sont pas celles qui passionnent le plus en France.
Je m’apprêtais à tenter une formule, un mot d’esprit. Je ne devrais pas oser à 19 h 30, alors que l’on est un peu fatigué. Mais les élections allemandes, c’est un peu comme le football à une certaine époque. Tout le monde connaît la formule célèbre : « Le football est un jeu qui se joue à onze contre onze et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. »
On aurait pu dire la même chose des élections allemandes : à la fin, c’est toujours la grande coalition qui gagne depuis 20 ans, puisque toute la période des années 2000, la période Angela Merkel, est une période de grande coalition – formule gouvernementale qui associe les démocrates chrétiens et les sociaux-démocrates, la CDU, la CSU et le SPD.
Cela rend cette élection moins palpitante, car ce qu’on aime dans le football, comme dans d’autres domaines, c’est quand il y a un peu d’incertitude, des surprises.
Il semblerait qu’on puisse à nouveau avoir une grande coalition, ou une grande coalition avec également les Verts. C’est-à-dire une formule de gouvernement qui ne semble pas si différente de celle que l’Allemagne a expérimentée de manière régulière à partir des années 2000, tout particulièrement sous le règne d’Angela Merkel.
Et pourtant, je voudrais défendre ici en quelques minutes la thèse que ces élections sont, plus qu’on ne le croit, des élections de rupture ou en tous les cas des élections qui font basculer l’Allemagne dans quelque chose de assez nouveau.
Si je voulais résumer cela en une notion, je pense que l’Allemagne, tout comme la France, l’Espagne, l’Italie et les États-Unis, est entrée dans l’ère de la polarisation électorale, et plus précisément dans celle de la polarisation sur les enjeux identitaires et culturels. Il s’agit du clivage qui structure la politique dans la plupart des pays occidentaux et qui alimente toutes les dynamiques auxquelles on assiste maintenant depuis un certain nombre d’années.
Selon moi, c’est ce qui explique le trumpisme. C’est également ce qui explique la progression très forte du RN, de Reconquête et du mélonisme. Voici mes thèses, ou plutôt constats.
Premier constat : la CDU a en réalité obtenu un très mauvais résultat. Si on replace son score dans une perspective de longue durée, c’est son deuxième plus mauvais résultat depuis 1949. Pourtant, dans un contexte qui était pourtant ultra favorable, puisqu’ils étaient dans l’opposition à une coalition très impopulaire et surtout à un chancelier très impopulaire, avec lesquels ils sont directement en concurrence sur un ensemble d’électeurs modérés du centre gauche, du centre droit, etc. On parle d’un parti qui obtenait encore plus de 40 % des voix il n’y a pas si longtemps.
Deuxièmement, cela est lié à la progression de l’AFD. Ce bon score de l’AFD s’explique principalement par la radicalisation sur des enjeux identitaires de l’électorat allemand le plus conservateur. La méthode Cluster 17 permet de classer les individus par groupes de valeurs sur les principaux clivages. En fait, l’AFD ne performe que dans les quatre groupes les plus conservateurs sur les seize de la société allemande. Ce vote a une forte dimension idéologique qui ne s’explique pas uniquement par des effets de contexte ou de mauvaise humeur. Ce ne sont pas les électeurs progressistes qui sont de mauvaise humeur, mais les électeurs conservateurs qui sont de plus en plus radicaux sur les enjeux migratoires.
La troisième thèse rejoint un peu la première. La somme de la CDU, CSU et du SPD, pour la seconde fois dans l’histoire allemande, fait moins de la moitié des électeurs, soit environ 45 %. Je rappelle que ces deux partis obtenaient 90 % des voix dans les années 1970. Depuis, ils n’ont cessé de décliner. Je crains pour eux que, dans un contexte de polarisation, leur base électorale se réduise toujours plus et que cela n’alimente les forces les plus radicales sur les deux pôles de l’échiquier politique.
Enfin, les deux principales victimes de cette polarisation sont le SPD, qui perd un nombre très important d’électeurs parce qu’il perd sur tous les fronts électoraux : sur l’espace conservateur – un peu à la manière de la gauche française qui a disparu de cet espace, remplacé par le Rassemblement national, dans les fractions populaires mais conservatrices et identitaires de l’électorat –, il est balayé par l’AFD ; il perd la bataille de la gauche au profit de Die Linke et des Verts qui résistent plutôt bien. Les Verts s’en sortent plutôt bien. Les gauches radicales font un score élevé par rapport à leur niveau habituel. Die Linke et BMW, le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, font ensemble un score important. Même si additionner ces résultats est tout à fait discutable.
En somme, les bases électorales sociales des grandes coalitions à l’allemande sont de plus en plus réduites et, si la polarisation continue, risquent de l’être toujours plus. C’est pour cette raison que ces élections, même si l’on connaissait d’avance le résultat, sont en réalité davantage des élections de rupture ou, en tout cas, des élections qui interrogent profondément l’avenir de l’Allemagne. Des élections de confirmation, en somme.
Après cette analyse des tendances politiques de l’élection, François Hublet va nous proposer une analyse de la carte électorale allemande.
Les résultats ne sont pas surprenants pour au moins deux raisons. Premièrement, si l’on considère les résultats des sondages réalisés il y a un an et demi ou deux ans, on constate que les résultats sont identiques à ceux observés aujourd’hui. Deuxièmement, les élections reprennent une structure de clivage qu’on trouve ailleurs en Europe.
Ce qu’on voit très bien sur la carte des circonscriptions, c’est d’abord le clivage ville-campagne qui est le clivage le plus net. Si seuls les centres-villes et les villes votaient, on aurait une coalition de gauche et centre gauche. Si l’Allemagne de l’Ouest votait, il n’y aurait aucune coalition parce que la CDU et l’AFD obtiendraient chacune plus de 50 % des voix.
Une circonscription en particulier le montre très bien. Il y a une très belle ville au nord-est de l’Allemagne qui s’appelle Rügen, et dans cette ville se trouve une circonscription très intéressante : Vorpommern-Greifswald I.
Elle a été remportée par Dario Seifert, un peu un inconnu en dehors de la région. Il était le chef du parti jeunesse de l’AFD. Il a obtenu 37 %. Depuis 1990, il n’y a eu que trois députés dans cette circonscription. La dernière était Anna Kassautzki, une députée du SPD assez jeune. Auparavant, la députée s’appelait Angela Merkel et elle avait remporté cette circonscription avec entre 37 et 56 % des voix à chaque fois, entre 1990 et 2021.
Tout ça est progressif et la montée de l’extrême droite se fait pas à pas. Angela Merkel était encore très forte en 2017. Nous assistons à un changement de paradigme complet.
L’inquiétude concernant les questions économiques est directement corrélée à la hausse de l’AFD. Il existe vraiment des facteurs structurels qui expliquent les difficultés que connaît actuellement l’économie allemande, et qui ne disparaîtront probablement pas prochainement.
On observe une situation similaire à la France en ce qui concerne le rapport à l’immigration. Comme en France, on constate une corrélation inverse entre la part des personnes d’origine immigrée dans la population ou la part des étrangers, et le vote AFD. Par conséquent, quelle que soit la politique migratoire de l’Allemagne dans les années qui viennent, il est peu probable que cette situation change.
Je voudrais terminer en posant la question des scénarios à venir. À mon sens, le résultat des élections constitue le meilleur cadre pour assurer la stabilité gouvernementale. On aurait pu imaginer un score du BMW supérieur à 5 %, ce qui aurait obligé le SPD à travailler avec les Verts pour former une grande coalition centriste. Aujourd’hui, les deux partis peuvent encore travailler séparément.
La question qui se pose est de savoir s’il peut y avoir une rupture sanitaire vis-à-vis d’AFD. Imaginons un scénario dans lequel la rupture du cordon sanitaire n’interviendrait jamais. L’AFD compte aujourd’hui principalement ses électeurs chez les votants les plus âgés. Démographiquement, l’alternative semble peu envisageable.
Ainsi, ces élections sont peut-être la dernière occasion d’une alternance gouvernementale. Nous avions une coalition marquée au centre gauche, et nous passons à une coalition marquée au centre droit. Il se peut que cela n’arrive plus si le cordon sanitaire n’est jamais rompu. Soit il y aura un jour l’AFD au pouvoir, soit il n’y aura plus d’alternance politique en Allemagne
Nous passons désormais à l’analyse des doctrines du paysage politique allemand. Pierre Mennerat a proposé un portrait d’Alice Weidel dans nos pages. Pourriez-vous nous aider à comprendre l’idéologie de l’AFD ?
Alice Weidel n’a pas de doctrine. Je pense qu’elle a une vision essentiellement instrumentale de sa parole, qu’elle utilise en fonction d’un agenda bien compris : sa survie politique personnelle et celle de son parti, dont elle est désormais le visage principal. On appelle ça en allemand un « artiste de la survie ». Vu le chaos qui a régné au sein de son parti pendant ses dix années d’existence, elle a navigué avec une certaine habileté.
Dans l’article que j’ai écrit, nous avons proposé une analyse de 10 phrases d’Alice Weidel. On constate qu’elle a changé son discours dans le sens d’une radicalité toujours croissante. On peut établir un parallèle avec les femmes politiques blondes qui ont la cote dans les partis extrémistes d’Europe. Mais Alice Weidel n’est ni Giorgia Meloni, ni Marine Le Pen. Elle n’a pas l’intention de procéder à une dédiabolisation de son parti, alors que l’aile la plus forte du parti est l’aile la plus extrémiste. Elle était plutôt hostile à ce courant au début. Elle avait même évoqué à un moment l’idée que le leader de ce courant, Björn Höcke, doive quitter le parti. Elle y a totalement renoncé aujourd’hui.
Nous avons appris aujourd’hui que deux des personnalités les plus extrémistes de ce mouvement, Maximilian Krah (qui affirmait dans La Repubblica que tous les SS n’étaient pas mauvais) et Matthias Helferich (ce dernier avait déclaré qu’il était le visage sympathique du national-socialisme), vont entrer au Bundestag.
L’année dernière, Alice Weidel ne voulait pas parler de « remigration ». Le 11 janvier dernier, lors du Congrès du Parti, elle a déclaré : « Si ça doit s’appeler Remigration, ça s’appellera Remigration ».
Elle a adopté au fur et à mesure les opinions de l’aile la plus extrême, mais pas par conviction personnelle. On a également rappelé qu’Alice Weidel vit en Suisse avec une femme avec qui elle élève deux enfants – une femme d’origine sri lankaise – et que sa vie privée ne regarde qu’elle.
Elle est le visage d’un parti qui compte moins de 10 % de femmes députés.
Valérie Dubslaff, Pierre Mennerat nous a permis de comprendre la personne d’Alice Weidel. Pourriez-vous nous aider à comprendre les relations entre ce groupe de nationalistes d’extrême droite, par certains côtés nazis, et l’AFD ?
On peut dire qu’il y a eu un effet conjoncturel quand même, qui explique la montée de l’AFD qui ne vient pas de nulle part. Elle a beaucoup profité de la mise au premier plan de la question migratoire, qui est son sujet de prédilection. Les autres partis, la CDU mais surtout le SPD, ont essayé de leur aussi répondre à cette urgence migratoire en rendant le débat quelque peu hystérique. Les gens ont préféré voter pour l’AFD, qui est l’original, et non pas pour la copie.
L’AFD a également bénéficié du soutien précieux des États-Unis. Elon Musk est intervenu lors d’un meeting d’Alice Weidel pendant cinq minutes, il a dit « Make Germany great again », etc. JD Vance a rencontré Weidel, mais pas Scholz.
Tout ça a permis à l’AFD d’être normalisée et d’être au centre du jeu politique. Alice Weidel a été très médiatisée alors qu’elle était auparavant marginalisée. Elle a été invitée à de nombreux duels avec d’autres candidats.
C’est aussi l’une des rares candidates qui est parvenue à diffuser une forme d’optimisme, tout en tenant un discours très décliniste, en déclarant : « Nous sommes du côté des gagnants. Nous sommes du côté de ceux qui arrivent, de ceux qui imposent, de ceux qui imposent leur politique ». Lors d’un meeting, l’un de ses collègues a crié « chancelière Weidel ». Elle a répondu : « Non, non, pas cette fois-ci. En 2029 ! ».
Elle se prépare pour 2029. Elle est actuellement la mieux placée pour continuer à mener l’AFD dans ses batailles électorales, car elle a justement réussi à se rendre incontournable et indispensable. Elle a mené cette campagne dans l’euphorie absolue et en misant tout sur la radicalité, ce qui peut paraître paradoxal, comme tu l’as rappelé Pierre, car au départ, elle fait partie du courant national libéral. Elle s’est radicalisée à partir de 2013 par pur pragmatisme.
Je pense aussi qu’elle n’a pas de doctrine, qu’elle n’a pas d’idées. Elle connaît assez mal son propre programme et quitte les émissions quand on lui pose des questions à ce sujet.
Elle a donc mené une campagne dans l’euphorie, avec beaucoup de soutien. Cette euphorie était communicative et beaucoup de gens ont voté pour l’AFD, parce qu’ils voulaient peut-être faire partie de ce camp des gagnants, montrer une forme d’opposition, de contestation aux partis établis, comme on dit.
Il y avait donc une dimension trumpiste, mais aussi un élan qui vient des élections américaines ? Quelle est la part des réseaux intellectuels dans le succès de l’AFD ?
À l’Est, surtout pour les résultats de l’AFD, un parti a fait le travail préliminaire : le NPD, désormais appelé le Heimat, qui a siégé dans deux parlements dans les années 2000 et 2010, à savoir ceux de Mecklembourg et de Poméranie ainsi que celui de Saxe. Ils ont vraiment fait le travail préparatoire, idéologique, etc. Ils ont radicalisé les mentalités. L’AFD est arrivée en 2013-2014 et a remplacé le NPD dans les deux parlements de l’Est, connaissant ainsi un essor formidable.
Derrière l’AFD, il y a des think tanks, des organisations, des réseaux, des cercles d’intellectuels. L’une des figures principales est Gotz Kubitschek, l’éminence grise de l’extrême droite, très proche de Björn Höcke, le cheval de Troie de Kubitschek au sein de l’AFD. Kubitschek continue à tirer les ficelles dans les coulisses. Höcke attend son heure et je pense qu’Alice Weidel est en train de préparer sa prise de pouvoir au sein de l’AFD. À ce moment-là, l’AFD sera vraiment un parti néonazi.
Kubitschek a fondé un Institut pour la politique étatique qui n’existe plus parce qu’il a été considéré comme extrémiste par les services de protection de la Constitution. Il a également fondé une maison d’édition qui diffuse son idéologie et ses pensées à travers différents vecteurs. Il a également proposé des formations pour les permanents de l’AFD, les identitaires et des néonazis.
Il a un vaste carnet d’adresses et fait ainsi le lien entre ces différents courants. Sachant que l’AFD n’autorise pas normalement ses membres à être en même temps membres d’une organisation néonazie ou autre. Ces clauses d’incompatibilité sont contournées en permanence, car l’AFD intègre énormément de néonazis dans ses rangs.
Avec Joseph de Weck, on va passer de l’autre côté du cordon sanitaire. Vous avez écrit dans le Grand Continent un long portrait du chancelier qui vient. En ce qui concerne Friedrich Merz, on ne le connaît presque pas, en tout cas de ce côté-là du Rhin. Pourriez-vous nous aider à comprendre qui il est ?
Angela Merkel venait de l’est de l’Allemagne. Olaf Scholz vient du nord, de Hambourg. Merz vient de Westphalie. Sur son bureau, il y a une photo de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer. Cela donne une idée de l’importance qu’il attache à la relation franco-allemande et à l’idée de l’Europe. D’une certaine manière ou à sa manière, c’est le dernier politique de cette génération d’après-guerre qui croit que l’Europe est une chance, une opportunité, une conviction et pas une contrainte. Cela s’est vu tout au long de la carrière de Mertz depuis toujours. Son premier poste était au Parlement européen.
C’est assez inhabituel dans le système politique allemand. Cela s’est passé lors de la mise en place du Single Market Act, du marché commun.
Tout ce qu’il dit sur l’Europe peut être lié à son père spirituel, Wolfgang Schauble. Il défend notamment la conviction qu’il faut progresser dans l’intégration européenne également dans le domaine de la défense. Wolfgang Schauble a toujours été un peu gaulliste dans l’âme. Il avait toujours dit que l’Allemagne devrait discuter avec la France d’une participation de l’Allemagne à la dissuasion nucléaire française.
Schauble, qui s’était toujours opposé à toute intégration fiscale européenne, a toujours dit que la défense était l’exception. Pour lui, c’était le seul domaine dans lequel une intégration fiscale pouvait avoir lieu. Merz a toujours été dans cette lignée.
Lorsque Macron a proposé un dialogue sur le nucléaire français et la force de frappe, il a déclaré qu’il était nécessaire d’avoir ce dialogue, alors que Merkel avait rejeté la proposition de dialogue sur ce point, de même que Scholz.
Par ailleurs, Merz a toujours été un faucon en matière de politique étrangère vis-à-vis de la Russie. Il a été contre la construction de Nord Stream II. Il a souvent critiqué Scholz, qu’il considérait comme pas assez fort, pas assez européen et trop concentré sur Biden lorsqu’il s’agissait de formuler une réponse à la guerre en Ukraine.
Il a également fait un discours sur la politique européenne et étrangère deux semaines avant l’élection. C’est très inhabituel pour un candidat à la chancellerie allemande. Merkel n’a jamais fait ça.
Comme Macron, c’est quelqu’un qui a une ambition européenne et qui veut prendre un leadership européen, et qui pense très similairement comme Macron. Il pense aussi qu’il a un rôle à jouer dans l’histoire. Il veut entrer dans les livres d’histoire. Comme Macron, il parle plus vite que ce qu’il ne pense et dit des choses qui choquent. Comme Macron, il préfère agir plutôt que de ne rien faire.
Bref, il a 20 ans de plus que Macron, mais ils sont assez similaires. Il partage aussi avec Macron une vision de l’économie plutôt libérale. Sur les questions de défense, Merz sera probablement le meilleur partenaire que Macron aurait eu durant ses dix ans de présidence.
Pour ces raisons, les dix-huit mois à venir représentent une véritable chance pour l’Europe.
Hélène Miard-Delacroix, on pourrait désormais parler du SPD. Vous avez publié une biographie de Willy Brandt en 2013. Comment expliquer la défaite du SPD ? S’agit-il d’une simple erreur de casting qui pourrait être rattrapée ?
Ce qu’a dit Joseph était le portrait en creux d’Olaf Scholz. La disruption n’est pas du tout une catégorie particulièrement présente dans l’esprit de Scholz. Il est évident qu’il ne restera pas dans les livres d’histoire, à moins qu’il ne soit celui qui a dirigé la coalition tricolore, qui est la seule de l’histoire.
Il faut reconnaître qu’il n’a pas eu de chance après sa victoire inattendue aux élections de 2021. Et puis, avec des propositions qui correspondaient quand même à ce qu’on attend du camp social-démocrate : la hausse du salaire minimum, une amélioration des prestations sociales. En France, on ignore à quel point il y a eu en Allemagne une modération salariale pendant les vingt dernières années. Donc de ce point de vue, Scholz était porteur d’un peu d’espoir.
Puis est arrivée la guerre en Ukraine. On ne va pas refaire l’histoire, mais je pense que c’est aussi ce qui a beaucoup nui à l’image du SPD. Je pense également qu’il s’agissait d’une erreur stratégique de rester le candidat chancelier, car toutes les critiques adressées à Scholz ont finalement été de jeter le bébé avec l’eau du bain, avec le SPD et d’autres personnalités, comme Pistorius, qui auraient pu permettre d’imaginer une autre forme de politique menée par le SPD.
Scholz a incarné ce que les gens n’ont pas aimé : la demi-mesure. Il a pris position pour l’Ukraine, mais de manière retenue ; et contre la Russie, mais au nom de l’Ostpolitik, qui considérait qu’il fallait rester modéré. Le socle de l’électorat du SPD s’est évaporé progressivement.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur les calculs que vous faites, parce que c’est vrai que vous avez raison de dire que la CDU fait avec 40 % un score plus bas que Merkel. Mais il y a dix ans, il n’y avait pas l’AFD et il n’y avait pas la BMW. En revanche, il est vrai que ce sont des années de bascule très importantes. S’il y a bien une évolution du système politique allemand, c’est un morcellement de plus en plus important.
Il n’empêche qu’on a 328 sièges de majorité pour la grande coalition qui devrait se former avec 152 sièges dans le bloc d’extrême droite, et 149 avec les Verts et Die Linke. On a donc un bloc de 330 avec, de part et d’autre, deux blocs de 150.
L’autre élément que je voulais ajouter qui allait dans le sens de votre propos, c’est que le SPD a subi ces dernières années l’évolution des autres partis sociaux-démocrates en Europe, en particulier du Parti socialiste français.
Ils ont perdu leur électorat en se trompant de cible, c’est-à-dire en ne donnant plus de gages au monde ouvrier. En donnant l’impression à ces derniers qu’on s’occupait beaucoup plus des problèmes de « bobos » que de ceux des ouvriers.
Scholz est le portrait en creux de Frédéric Mertz. Il va rester dans l’histoire comme quelqu’un de pusillanime, voire de frileux, alors que je l’ai trouvé pendant la campagne très combatif.
Le SPD va être au gouvernement. Sous quelle forme et avec quel leadership ?
Les négociations vont commencer et le SPD est obligé de négocier avec la CDU. Ces derniers jours, des voix se sont élevées pour dénoncer le fait que Merz fasse des annonces sans avoir consulté le SPD au préalable.
Il faut d’abord négocier. Je pense que c’est une étape importante qu’il faut respecter, même si, en fin de compte, le rapport de force entre les deux et la dramatisation et l’urgence de l’environnement font qu’on ne pourra pas discuter trop longtemps. Et il va falloir de l’habileté de la part de Merz et de son équipe pour accorder des choses aux partenaires de coalition.
Une bonne coalition implique de trouver une ligne au milieu, vraiment large, le plus large possible, sur laquelle on peut s’entendre. Je pense que l’urgence de l’environnement international, les questions de défense et la prise de conscience de la nécessité de répondre au vote AFD vont accélérer les négociations.
Il faut qu’il gagne sur un certain nombre de points, notamment sur les retraites. Parce que les retraites, c’est à la fois de l’identité et le maintien de retraites de qualité pour les gens qui ne sont pas très riches. C’est à la fois l’image du SPD traditionnel, mais c’est aussi ce que réclament les gens qui vont à l’AFD en se plaignant que les immigrés sont plus riches que certains retraités.
Il serait intelligent de la part de Mertz de laisser au SPD la possibilité de s’imposer sur un sujet.
Les questions internationales ont eu un impact très direct sur cette campagne, à la fois dans le discours de Vance et via les ingérences évidentes de la nouvelle administration américaine. Comment voyez-vous aujourd’hui une maturation à la fois dans l’électorat mais surtout dans l’équipe gouvernementale sur la question du rapport aux États-Unis ?
Avant de répondre à cette question, je voudrais rappeler, en réaction aux précédentes interventions, deux chiffres. On parle toujours de l’Allemagne de l’Est et de l’Allemagne de l’Ouest comme de deux blocs équivalents. Cependant, en Allemagne de l’Est, il y a 9 millions d’électeurs sur 60 millions d’électeurs au total en Allemagne. Cela ne veut pas dire que les résultats sont moins importants en Allemagne de l’Est, mais il faut avoir ces ordres de grandeur en tête.
Deuxième chiffre important : 0,03 %. C’est à ça que s’est jouée l’entrée du BMW au Parlement. Il s’agit de 13 000 électeurs. Leur entrée aurait fondamentalement bloqué le Parlement. Par ailleurs, c’est un parti qui, sur les questions internationales et sur les questions de sécurité et de défense, est pro-Poutine. Die Linke peut être critiqué, mais reconnaît tout de même que la Russie a attaqué l’Ukraine. Pour BMW, ce n’est pas du tout le cas.
Troisièmement, personnellement, je trouve ça vraiment préférable que Weidel soit à la tête de l’AFD, plutôt qu’un homme blanc un peu charismatique avec une femme et deux enfants – ce serait le moment où l’AFD commencerait à être vraiment dangereuse. Pour l’instant, l’AFD reste un parti libéral sur le plan économique, et elle a encore du mal à attirer une partie de l’électorat qui pourrait être intéressée. Le jour où ils mêleront nationalisme et socialisme, l’AFD deviendra vraiment très dangereuse.
Sur les questions internationales et de défense. Deuxièmement, la politique allemande des prochaines années sera beaucoup moins transatlantique. Pourtant, le programme de la CDU est celui qui est le plus atlantiste. Dans leur programme, rédigé après l’élection de Trump pourtant, l’atlantisme est le plan A. Ce n’est que dans les derniers jours de la campagne qu’il a évolué. Cette tendance devrait s’accentuer dans les mois et années à venir.
Sur les questions de sécurité et de défense, il y a une surprise lors de cette élection sur laquelle on n’a pas encore beaucoup parlé, parce que tout le monde se focalise sur la montée de l’AFD. Le troisième parti à avoir gagné des voix lors de cette élection est Die Linke, la gauche, avec 8,7 %. C’est aussi à cause de leur présence au Parlement que la CDU, les Verts et le SPD n’ont plus ensemble la majorité des deux tiers, qui est requise pour les décisions en matière de financement de la défense. Si l’Allemagne veut contracter plus de dettes, elle devra dépasser le frein à la dette et donc remporter un vote aux deux tiers au Parlement. Die Linke peut bloquer cela. Le même problème se pose pour la création d’un fonds spécial pour la Bundeswehr. Lors du vote des 100 milliards à la suite de l’invasion de l’Ukraine, il a fallu un vote des deux tiers au Parlement.
Pour contourner cette situation, le probable prochain chancelier va peut-être utiliser l’ancien Parlement et les anciennes majorités pour faire passer un changement constitutionnel, au lieu d’attendre son propre Parlement.
Ecoutons désormais la déclaration de Friedrich Merz sur la relation transatlantique.
Expliquez-nous Pierre Mennerat le contexte de cette déclaration.
Il s’agit du « Cercle des éléphants », réunion des chefs de partis après les élections. On sait déjà qui va gouverner avec qui, et quels sont les rapports de force. C’est un exercice normalement très contrôlé. Cependant, Merz sort de l’exercice traditionnel. Comme le disait Joseph De Weck, Merz réagit parfois de façon émotionnelle.
Il s’agit d’un endroit où les politiques expliquent qui ils sont. On sent l’onde de choc de JD Vance après Musk. C’est un tsunami pour eux. Merz était à Munich au premier rang au moment du discours de JD Vance, qui était une attaque contre le cordon sanitaire contre l’AFD. Il déclarait également de façon subliminale que les Américains pourraient cesser de soutenir les Européens. Pour les chrétiens-démocrates allemands, c’est un monde qui s’effondre. Je n’arrête pas d’entendre en Allemagne des gens qui disent : « Ah si on avait écouté Macron après le discours de la Sorbonne ! » Ce que proposait Emmanuel Macron après le discours de la Sorbonne est exactement ce qu’on est en train de mettre en œuvre à toute vitesse.
Lors de sa campagne, Merz disait qu’il mettrait fin à la politique de veto allemand au sein des institutions européennes, qui consiste à refuser des progrès en matière d’intégration. Avec ce discours, Merz franchit une nouvelle étape : non seulement l’Allemagne va arrêter de freiner, mais elle veut aussi être active. Ce n’est plus « l’Allemagne leader », mais « l’Allemagne avec les autres Européens ».
La phrase qu’il dit n’avoir jamais osé prononcer, ou même penser ! – c’est : « L’Europe et nous, indépendants des États-Unis ». C’est la fin de la vision du monde depuis 1945, et du pont aérien de 1948.
Quand Emmanuel Macron parlait de « mort cérébrale de l’Otan » ou d’équidistance avec la Chine, on se faisait insulter en Allemagne en tant que Français ! La levée de boucliers était totale. De grands espaces bougent.
Premièrement, le week-end du discours de Vance, j’étais à une réunion des jeunes de la CDU. Le choc était fondamental. Tout le monde considérait que Trump était l’ennemi, sans aucun doute. Trump a taclé les conservateurs, qui se sont sentis atteints dans leur fierté d’une certaine manière et dans leur souveraineté. Ils ont compris que Trump était plus dans un état d’esprit transactionnel, mais qu’il les visait et avait une stratégie de « régime change » en Europe, et donc contre eux.
Deuxièmement, la réponse est oui. Le CDU a toujours été le parti du Transatlantisme. Mais si on regarde dans l’histoire, il y avait aussi toujours Strauss. Il y a donc toujours eu une aile gaulliste au sein de la CDU. Il est donc logique dans l’histoire que si l’Allemagne fait le tournant gaulliste, ça doive venir de la droite. Seul Nixon pouvait se rendre en Chine. Il est parfaitement logique que la droite soit l’agent du tournant gaulliste de l’Allemagne.
Troisièmement, pour l’instant, il ne s’agit que de mots. À deux moments déjà, on a pensé qu’il y avait un grand changement de politique étrangère en Allemagne. Après la première élection de Trump, Merkel avait fait un discours, dans lequel elle disait que c’était l’heure de l’Europe. Rien n’a suivi. Ensuite, Scholz a déclaré le changement d’ère, mais peu de choses sont arrivées ensuite. C’est la troisième fois. Je suis assez confiant sur le fait que cette déclaration soit plus sérieuse. Je ne suis pas inquiet du tout quant à la capacité d’investir au niveau national. Je pense qu’ils vont trouver une solution dans les prochaines semaines.
Pour moi, la vraie question sera celle de la dette européenne, sans laquelle on ne peut pas vraiment renforcer la défense allemande.
Cette fois-ci, il y a plus de changements. J’étais à Munich au moment de l’événement et j’ai constaté également le choc. C’était une attaque contre les valeurs fondamentales de l’alliance. Tout le monde s’attendait à une remise en cause de la présence de troupes. La déclaration de Vance consistait plutôt à dire que nous n’étions plus vraiment amis. Les Allemands ont pourtant toujours cru à l’amitié transatlantique.
Je voulais enfin dire que je m’attends à davantage de surprises, parce que le contexte a changé au point que le Chancelier fasse ce type de déclaration. Cela s’explique aussi par la personnalité de Merz, qui a tendance à faire des déclarations très tranchantes, mais qui va tout de même à Washington pour essayer d’avoir de bonnes relations avec Merz. La politique allemande des années à venir sera pleine de surprises.
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