Si l’on excepte l’histoire des Routes de la soie sur la longue durée, les relations diplomatiques pour l’ère moderne et contemporaine entre la Chine et le monde musulman n’ont réellement commencé qu’avec la décolonisation. Mises à mal par la rupture sino-soviétique (1960) et la prééminence de Moscou exercée auprès des pays islamisés du tiers monde, des liens de proximité que ce soit avec Nasser tout d’abord pour l’Égypte, les militants d’une Palestine libre ou les membres du GPRA algérien ont cependant très vite été noués à l’instigation du Ministre chinois des Affaires étrangères d’alors, Zhou Enlai. Avec l’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir, une politique étrangère ambitieuse porte dans les années quatre-vingt le gouvernement de Pékin à multiplier les initiatives au Moyen Orient (notamment motivées par l’impératif de diversification des approvisionnements en hydrocarbures – surtout à partir des années 1990). La Révolution islamique survenue à Téhéran (1979) et la guerre qui s’ensuit mettant aux prises le monde arabe et l’Iran ne changent en rien cette approche globale. Elle se traduit par une reconnaissance des États membres du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats Arabes Unis et le Qatar) et vise à consolider la politique de la Chine en matière de sécurité énergétique. Riyad est au centre de ce dispositif que favorise, en cette fin de guerre froide, la politique de Washington, soucieuse d’établir un équilibre inter-régional. Cet équilibre se nourrit des rapports privilégiés que les Américains cultivent par ailleurs tant vis-à-vis de Tel Aviv que d’Ankara. Les Printemps arabes (2011), pour partie provoqués par une hausse exponentielle des prix des matières premières qu’entraînait la surconsommation chinoise, ajoutés à la rivalité entre les États-Unis et la Chine, ont rebattu toutefois les cartes y compris dans d’autres régions musulmanes du globe tels que l’Asie centrale et son prolongement du Xinjiang, le Pakistan et l’Indonésie. Ces relations posent un défi à la fois culturel et stratégique pour la Chine et demeurent l’un des principaux enjeux du XXI° siècle.
Trajectoires parallèles et différences de pensée
Il est d’usage de rappeler que l’histoire des civilisations chinoise et musulmane a été ponctuée de deux événements dont on redécouvre aujourd’hui l’importance. La bataille de Talas (dans l’actuel Kirghizistan, en - 751) tout d’abord. Elle est à l’Asie ce que la bataille de Poitiers (732) est à l’Europe : un coup d’arrêt à l’avancée des troupes musulmanes de part et d’autre de l’Eurasie. Coup d’arrêt tout relatif au demeurant et qui n’en rend pas moins poreuse la Chine vis-à-vis de ces influences étrangères tout en marginalisant un peu plus dans ces régions de steppes le Tibet en tant que puissance militaire. Le second de cet événement correspond à l’épopée de l’amiral Zheng He, navigateur chinois de confession musulmane, qui se rend par deux fois (1412-1413 et 1430-1431) au royaume « d’Hulumusi » (Ormuz). Il marque l’apogée de la puissance maritime chinoise et son épopée demeure à ce jour l’un des grands topoi de la propagande de Xi Jinping pour justifier avant même les grandes expéditions navales menées par les Européens d’une antériorité de la Chine dans ce domaine. Géopolitiquement, l’Océan indien est pour quelques décennies encore contrôlé par les Arabo-persans. Ces derniers vont être bientôt détrônés par les Portugais, les Espagnols puis les Hollandais. Dans cet entre-deux chronologique se joue en définitive une histoire parallèle voire commune. Ainsi, la construction de Bagdad – « Cité de la paix » (Madina al-salam) – s’est-elle achevée au VIII° siècle, sous le calife abbasside Abou Jafar al-Mansour. Son développement est contemporain de celui de Xi’an (antique Chang’an), capitale de la dynastie Tang. Les deux cités sont des villes-mondes, les plus peuplées d’ailleurs (un million d’habitants chacune).
Véritables carrefours, elles auront pour ramifications Merv, Samarkand, Malacca, Kachgar ou Canton. Acquises au cosmopolitisme confessionnel et culturel, ces centres urbains sont, avant même la Renaissance, le creuset des premières grandes innovations scientifiques et littéraires, le point de convergence des caravanes commerciales – terrestres et maritimes – ainsi que des missions religieuses. Elles donnent lieu à d’étonnants syncrétismes. Le soufisme en est un symptôme. Il s’étend à l’ensemble des régions islamisées, Chine comprise, dans les provinces situées sur les marches de l’Empire – du Turkestan (actuel Xinjiang) au Yunnan –, c’est à dire à la conjonction des axes économiques reliant respectivement l’Asie centrale et le monde tibéto-birman. Cette progression de l’Islam précède ou accompagne flux et reflux dynastiques, souvent d’origine turco-mongole, et qui, tout au long de l’histoire médiévale de la Chine, voit se succéder à la tête de l’État des familles (Wei, Tang, Yuan) d’origine étrangère dont les rhizomes finissent par gagner à leur tour l’espace arabo-persan sous la forme de nouveaux avatars politiques. Ces derniers auront pour noms illustres les Ilkanides, les Timourides et les Moghols. Matrices impériales parfois communes avec toutefois des divergences d’un point de vue des héritages intellectuels qu’il est important de souligner ici. Même si l’approche mériterait un plus large développement, il est intéressant de rappeler que la notion d’idjma (accord unanime de la communauté), dans le monde musulman, joue un rôle théologique et politique central. Si l’on se tourne vers la Chine, l’impératif d’harmonie renvoie dans ce pays à une vision de la légitimité fondée sur la fusion des différents ordres de la volonté humaine, de la morale et de la nature, qui exclut de considérer positivement le conflit. Les unités de bien commun et de cohésion sociale s’y superposent dans une interaction permanente. Elle est source de ritualisation et d’obligation réciproques (les fameux guanxi).
La pensée chinoise a toujours reconnu l’idée non d’un équilibre entre des pouvoirs et des contre-pouvoirs, ni d’une unité de la communauté dont l’expression la plus haute fut en terres d’Islam le Califat, mais bien de « contre-règles en consonance avec le Dao » (fanding hedong). Entre la règle fixe et le Dao en mutation perpétuelle il n’y a pas de contradiction mais bien complémentarité. Tant l’exercice du pouvoir que la vision chinoise du monde relèvent d’un accommodement constant entre la règle et le Dao. Conséquence de cette économie politique, l’accomplissement de la souveraineté ne s’acquiert qu’à partir d’une entreprise de transformation collective et d’un esprit agissant qui s’établit au centre. Elle confond dans ses institutions le légal, le politique, le moral, le religieux en une même immanence. Elle s’oppose pour l’ensemble des musulmans au devoir légal communautaire de peuples dont la religion est par ailleurs attachée à une langue sacrée, l’arabe, et à un ordonnancement théologico-politique de leur propre société. Langue de la Révélation, langue du Coran, l’arabe structure car il est la langue de la foi mais place aussi tout croyant non arabe en une sorte d’exil chez soi, au plus proche. Être un étranger chez soi : un impossible séjour, pourtant bien réel. Cette situation dit aussi une condition de l’homme moderne. Car que l’on soit Ouïghour, Pachtoune ou Pendjabi c’est-à-dire issu d’un Islam asiatique aujourd’hui majoritaire, les mythologies politiques auxquels l’on adhère sont à la fois vernaculaires et inspirées d’un creuset arabo-musulman qui s’est forgé pour le Prophète et ses compagnons dans l’épreuve de l’hégire et de leur exil à Médine.
Même durant les périodes de répression les plus dures, comme dans l’espace soviéto-chinois où un Islam des catacombes s’est maintenu, cette culture musulmane, sa tradition, s’est perpétuée grâce au réseau des confréries. Comme en Mésopotamie, cet Islam participe de la création d’un « esprit de corps » (assabiyya) qui assure la cohésion et la préservation d’une communauté ethnique, tribale ou confessionnelle. Dans la Syrie des Assad, dont la légitimité s’est imposée par la force et sur la base de principes idéologiques baasistes inspirés pour partie du marxisme, cette configuration s’est magnifiquement appliquée aux nombreuses minorités du pays y compris dans la capacité du pouvoir alaouite à se mobiliser lorsque ses intérêts claniques et vitaux étaient alors en jeu. Ni l’Oumma (« Communauté des croyants ») ni la nation et encore moins l’idée d’une arabité partagée n’auront su fédérer les peuples musulmans en entités pérennes et collectives. L’Irak en est l’un des exemples les plus tragiques. Au reste, l’Orient arabe reste une zone surarmée où les conflits et les crises internationales se sont succédé sans véritable interruption. Depuis deux siècles, cela semble être une caractéristique de son histoire. On connaît les éléments de cette internationalisation : position stratégique sur la route des Indes, présence des Lieux saints des trois religions monothéistes et existence des plus importantes réserves mondiales d’hydrocarbures. Ces trois éléments attirent les grandes puissances du moment et leur rendent impérative une action politique dans cette aire géographique. À cette observation s’ajoute une hypothèse avancée par l’arabisant Henry Laurens : l’effondrement de l’Empire ottoman n’est pas entièrement terminé, et le système des États successeurs ne s’est pas encore stabilisé. De l’Adriatique au Caucase, du Maroc au Golfe, la région de conflits recoupe celle de l’ancienne paix ottomane, et les mots de balkanisation ou de libanisation sont devenus des noms communs. Ainsi, que la Turquie s’engage aujourd’hui en Lybie répondrait à une logique impériale à laquelle la Russie, l’Iran ou la Chine souscrivent pleinement. Au reste, membres ou en passe de le devenir à part entière, chacune de ces puissances partage les vues et participe aux échanges qui ont lieu dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), un glacis eurasien à vocation à la fois économique et sécuritaire. À ce titre, au sein de l’OCS, la Turquie a le statut d’État partenaire de discussions depuis 2012, l’Afghanistan et l’Iran ont un statut d’État observateur, respectivement depuis 2012 et 2005. Pékin intègre selon ses souhaits et sa vision stratégique et politique de la masse continentale eurasiatique, la diversité et la complexité géopolitique pour faire contre-poids à la puissance étasunienne. En ce sens, l’OCS a un prisme bien sûr non occidental (club des puissances nucléaires non-occidentales sans prendre en compte la Corée du Nord) mais aussi celui des terres d’Islam (de la Turquie à l’Iran, en passant par l’Asie centrale voire la Russie).
Le fragile retour des Empires
Que chacun de ces pays se soit rapproché dans une logique de bloc répond à la psychologie même de ses dirigeants. Erdogan, Poutine, Rohani ou Xi Jinping sont, dans leur vindicte coutumière, profondément opposés à l’Occident en général, et aux États-Unis en particulier. Ce front du refus se nourrit des échecs du libéralisme politique et de la démocratie dans l’ensemble de ces sociétés. La Chine a ainsi définitivement tourné le dos à l’esprit des intellectuels du 4 mai 1919 – dont le Prix Nobel Liu Xiaobo fut sans doute l’un des derniers représentants – au profit d’une hybridité doctrinale associant une cybercratie nationaliste à un néoconfucianisme autoritaire. Il y a plus d’un siècle, le monde musulman arabe, turc, tatar et perse a été quant à lui travaillé en profondeur par les aspirations de la Nahda, cette « Renaissance » dont Muhammad ‘Abduh comme Jamâl al-Dîn Afghani donnent les premiers contours. Pour ces deux auteurs, l’Islam est une arme de combat contre un certain ordre politique. Tous deux défendent l’idée que la corruption morale et politique de l’Empire vient du despotisme et qu’un retour à la lettre coranique favoriserait une pleine réforme de l’État musulman. D’un point de vue religieux, l’appel à la réforme nourrira une pluralité d’approches allant du rigorisme wahhabite à la contestation incarnée par les Frères musulmans. D’un point de vue politique, cet appel à la réforme prônera la réunion de l’ensemble des musulmans sous la direction d’un même chef. Ce discours ne se détache pas initialement de l’idéologie califale non plus que du panislamisme. Dans ses interprétations les plus radicales, comme celles que prônent successivement Daech au nom du monde sunnite voire l’Iran, défenseur des communautés chiites, elles donneront lieu à une attaque en règle des limites de souveraineté telles qu’assignées à la suite des accords Sykes Picot au Moyen Orient par les Français et les Britanniques au lendemain de la Première guerre mondiale.
En Chine comme en terres d’Islam, ce sont donc des révolutions conservatrices qui sont à l’œuvre. La Russie n’est pas en reste. Partenaire stratégique de la Chine et observateur à l’Organisation de coopération islamique, ses idéologues que l’on dit proches du pouvoir, comme Alexandre Douguine, prônent au nom du multiculturalisme et de l’eurasianisme un rapprochement entre religions du Livre contre un Occident jugé corrompu. Cette lecture se nourrit de deux faits profondément ancrés au sein de l’élite dirigeante de Moscou. Le premier est que le goulot d’étranglement turco-arabe doit être sécurisé. Il donne accès pour la Russie à la Méditerranée (aux mers chaudes). Au reste, c’est depuis Sébastopol que part l’aide à la Syrie baasiste, où la Russie dispose des bases de Tartous, Lattaquié (navale) et Hmeimim (aérienne), cependant que la Grèce, Malte et Chypre accordent des facilités portuaires.
Le second fait, plus historique, conditionnant les choix de politique étrangère russe est lié au constat suivant : la défaite de l’URSS est le résultat de son épuisement idéologique. Cet épuisement est partiellement dû à l’aspiration nationale-démocratique (la « politique des droits de l’homme »), et la montée de l’islamisme comme nouveau mouvement « révolutionnaire » mondial (l’alliance islamo-américaine) qui a prévalu durant la guerre en Afghanistan contre l’armée soviétique ; guerre menée avec l’aide des États-Unis dans les années quatre-vingt depuis les bases arrières de leur allié pakistanais et grâce au soutien logistique, discret mais non moins efficace de la Chine communiste. La révolution iranienne de 1979 puis le rapprochement stratégique entre le Pakistan et la Chine ont considérablement complexifié les rapports bilatéraux et la résolution des conflits entre chacun de ces pays et les États-Unis. Dans les faits, ces rivalités sont soumises à un jeu à deux niveaux : international et domestique.
Dans tous les cas, ces rivalités permettent à Pékin d’approfondir ses relations politiques et économiques avec les pays concernés. Si la diplomatie du pétrole (shiyou waijiao) concentre la plupart des préoccupations de la Chine dans ces territoires islamiques, avec grosso modo, un peu plus de 50 % d’importations des hydrocarbures vers Pékin, la seule question de la sécurité énergétique ne peut résumer sa relation avec les terres d’Islam. Dans une continuité avec la politique maoïste de leader du tiers-monde, la Chine continue de se percevoir comme « grand pays en développement » et pourvoyeur d’un modèle de gouvernance où l’autorité prime. En ce sens, les liens avec Nasser et le monde arabe forgeront la relation particulière jusqu’à l’effondrement de l’URSS et la première guerre du Golfe. Sous la présidence Hu Jintao pour réanimer ces connivences post-tiersmondistes et non occidentales, sera inauguré (en 2004) à l’instar du Forum de coopération sino-africain (FOCAC), le Forum de coopération entre la Chine et le monde arabe (FCCEA). Parallèlement, la Chine déploie une diplomatie toujours plus active, notamment en matière d’influence commerciale et infrastructurelle dans tous les pays de la région. Si en 1990, la Chine et l’Égypte décidèrent l’installation d’une zone de coopération économique et commerciale à Suez, sur l’une des routes maritimes les plus importantes au monde, la multiplication des investissements chinois et la présence économique précéderont le projet Belt and Road Initiative promut par l’administration de Xi Jinping depuis 2013. Les monarchies du Golfe comme la Turquie, la Syrie ou l’Irak accueilleront progressivement dans les années 1990 puis 2000 et 2010 dans le cadre de la Belt and Road Initiative, des installations chinoises soutenues par les géants étatiques (Sinopec, Merchant Bank, ICBC, Agricultural Bank of China, etc.) dans divers domaines : gestion et participations dans des ports, industrie automobile, textile, transports, traitement de l’eau, de minerais, concessions pétrolières etc. La Chine usera de son arsenal commercial et financier pour rendre plus dépendants économiquement ses partenaires moyen-orientaux, sans s’engager politiquement sur les questions de régime et de mouvances politiques en convulsion permanente au sein de la région. Les régimes des pays concernés y voient un avantage non négligeable sur la relation avec les démocraties occidentales. La Chine utilise deux paramètres importants : d’un côté, elle insiste sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État et de l’autre, elle pénètre les marchés arabo-musulmans par le biais (non exclusivement) du « business Ali Baba ». Il s’agit pour le monde des affaires chinois de s’appuyer sur les traits culturels et identitaires musulmans de ses partenaires asiatiques (Malaisie, Indonésie) pour échanger avec les pays du Moyen Orient. Les produits transitent par ces pays musulmans à forte diaspora chinoise et sont réexpédiés sous une version halal vers le monde musulman du Moyen-Orient.
Après la normalisation de leur relation en 1971, Pékin et Téhéran vont intensifier leurs liens. Surprenante association que celle nouée successivement – et aux dépens de la République de Chine (Taïwan) – entre la monarchie impériale de droit divin du Shah puis la théocratie totalitaire imposée par les mollahs (1979) d’une part et un régime communiste chinois proclamant son attachement à l’athéisme d’autre part. Dans ce contexte, Pékin a largement pu développer sa politique de coopération avec Téhéran. Comme l’a déclaré le président Xi Jinping à Hassan Rohani en janvier 2016, les deux pays formulaient le vœu de relancer leur coopération économique et commerciale dans de nombreux domaines (chemins de fer, routes, fer et acier, fabrication automobile, électricité, haute technologie, construction navale…). L’énergie et la coopération financière figuraient aussi parmi leurs priorités. Deux ans plus tôt, Pékin avait proposé à ses partenaires iraniens 2 milliards de dollars pour le financement de l’électrification de la ligne Téhéran-Mashad. Symbole de la participation iranienne à la « Route de la Soie » promue par Pékin, un premier train de marchandises a relié la ville chinoise de Yiwu au Zhejiang à Téhéran via l’Asie centrale au début de l’année 2016. La coopération économique de la Chine avec l’Iran qui s’était approfondie même durant la période des sanctions – le commerce bilatéral est passé de 4 milliards de dollars en 2003 à 51,8 milliards en 2014 faisant de la Chine le premier partenaire économique de l’Iran – pourrait s’envoler dans les années à venir si on en croit les médias des deux pays. Cette coopération est également présente dans le domaine militaire avec des ventes d’armes déjà réalisées ou en voie de l’être ainsi que des manœuvres navales communes comme celles ayant eu lieu avec l’armée pakistanaise en janvier 2020.
Le tournant stratégique des années 1970 au Moyen-Orient, où les États-Unis vont délaisser l’Iran au profit d’une intensification de leur coopération avec les régimes prosélytes sunnites (Arabie Saoudite en tête) bénéficiera à la relation sino-iranienne, pour des questions militaires, où Pékin sera l’un des principaux fournisseurs d’armements (tous les types d’armements – terrestres, aériens, navals) jusqu’à aujourd’hui (y compris durant la guerre Iran-Irak, où Pékin livre des armes aux deux États en guerre), mais surtout sera l’un des acteurs du programme nucléaire de la République Islamique d’Iran. En ce sens, la Chine jouera à l’instar de son action avec le Dr Khan au sujet du programme pakistanais d’un côté et du programme nord-coréen (ces réseaux de Khan iront jusqu’en Lybie de Kadhafi) de l’autre d’intermédiaire, voire de fournisseur de centrifugeuses. Jusqu’à récemment, Pékin est soupçonné de livrer des composants nécessaires et de soutenir le programme nucléaire de Téhéran. Malgré des progrès en matière de désarmement et de contrôle des armements, la position de la Chine demeure ambiguë, en lien avec la puissance américaine. Le dossier de l’Iran en 2015 des pourparlers avec le P5 + 1 (les quatre membres du Conseil de sécurité – le CSNU et l’Allemagne, ainsi que l’UE) et le retrait américain qui a suivi sous l’administration Donald Trump en atteste. La Chine joue de son rôle de membre permanent au CSNU et de la distance avec le supposé camp occidental au sujet d’une puissance régionale comme l’Iran avec laquelle elle entretien des relations fortes et tous azimuts pour faire contre-poids aux États-Unis dans leur politique au Moyen Orient.
Pour autant, la Chine n’en est pas un paradoxe près. Elle entretient en effet d’excellentes relations avec Israël. Avant même la création de l’État hébreu, ces relations reposaient sur une longue antériorité historique unissant la Chine aux communautés juives. Elles donnent lieu à des critiques appuyées par les États-Unis ; ces derniers craignant des transferts de technologie israélienne à des fins militaires vers Pékin. Depuis les années 1990, l’État Hébreu a développé avec la Chine des liens économiques importants. Cette dernière, voyant en Israël, un État producteur de technologies de pointe dans bien des domaines (santé, agroalimentaire, etc.), plus particulièrement en matière militaire et sécuritaire. Israël participera ainsi à la vente de matériels sensibles pour la modernisation de l’outil militaire chinois, très en retard et avide de combler ses lacunes. Ce sera notamment dans le domaine aéronautique que cette relation s’illustrera (système radar avancé Phalcon puis de drones appelé accord HARPY). Le sujet est d’une telle sensibilité, que Washington interviendra dans les deux cas pour stopper la vente et le transfert de ces technologies d’armement. Plus récemment, dans le cadre du projet Belt and Road Initiative et du développement des technologies 5G, distribuées par la compagnie Huawei, ce sont deux ports importants d’Israël (Ashdod et Haïfa) qui sont dans le collimateur de la relation de la puissance alliée américaine avec l’administration Netanyahou. Ces installations portuaires sont pour partie des ports militaires de l’État hébreu, là aussi, où l’US Navy peut séjourner. En somme, la diplomatie chinoise est extrêmement pragmatique et ne s’embarrasse guère d’idéologie.
Les exemples israélien ou iranien ne sont pas à part. Bien au contraire, l’ensemble des pays de la région a connu une extension du périmètre des échanges par la signature de partenariats stratégiques avec Pékin, précédent systématiquement la vente d’armement chinois et le développement d’infrastructures où opèrent les entreprises chinoises. L’Iran est certes l’un des principaux clients de la vente d’armes, hors Asie, mais suite au partenariat stratégique signé avec l’Arabie Saoudite en 1999, la Chine augmentera progressivement ses relations avec cette dernière non seulement dans l’importation d’hydrocarbures, mais aussi dans l’exploitation de champs pétrolifères avec ses compagnies nationales et plus discrètement, la livraison d’armes – missiles conventionnels à moyenne portée. En 2010, après des relations très marquées par la question ouïghoure et une dégradation régulière de celles-ci, Pékin et Ankara signèrent un partenariat stratégique, activant les réseaux marchands et militaires chinois soutenus de près par le Parti-État. Plusieurs projets de ventes d’armes sont à l’œuvre, notamment un ambitieux système modernisé de missiles de défense aérienne à la Turquie qui ne verra pas le jour. L’appartenance de la Turquie à l’OTAN (même si en 2003, Ankara et Pékin faisaient converger leur refus d’intervenir en Irak) permet aux États-Unis de limiter l’influence chinoise dans le domaine stratégico-militaire. Les exemples de ventes d’armements se multiplient dans ces zones crisogènes, où la Chine trouve de plus en plus aisément des clients : Émirats arabes unis, Égypte, Yémen, etc. Pékin a ainsi réussi à se faire une place non négligeable dans un contexte politique difficile, où l’Occident est quant à lui contesté. C’est un fait également observable dans le domaine de la lutte contre le terrorisme islamiste.
Transparence ou opacité ? La Chine et le terrorisme islamiste international
Exécution sommaire en novembre 2015 d’un citoyen chinois par Daech, suivie quelques jours plus tard du massacre, à Bamako au Mali, de 22 personnes dont 3 coopérants chinois employés par la China Railway Construction Corporation : la Chine et ses ressortissants ne sont plus à l’abri d’actes terroristes, y compris hors de ses frontières. Jusqu’alors, le gouvernement de Pékin s’était opposé à toute forme d’interventionnisme militaire, et prônait davantage une politique du développement visant à prévenir les problèmes de radicalisation. Mais les choses pourraient changer même si Pékin fait souvent l’objet de suspicions venant de l’Union européenne et des États-Unis, ces derniers considérant que tout engagement de la Chine dans la lutte contre le terrorisme international ne permet rien d’autre que de légitimer les répressions menées par Pékin contre la minorité des musulmans ouïghours au Xinjiang. La réalité s’avère infiniment plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que le nombre d’hommes d’affaires et de touristes chinois voyageant en dehors de leur pays a considérablement augmenté. Ils étaient 280 000 en 1982 et plus de 128 millions en 2015. La question de leur protection est donc devenue incontournable pour le gouvernement chinois. Plus particulièrement dans les régions du monde minées par les crises où le nombre de ressortissants chinois est loin d’être marginal. Ainsi, ils sont près de 3 000 au Mali, 65 000 au Nigeria et plus de 10 000 en Irak et au Pakistan. Autre fait essentiel : Daech n’est pas Al-Qaeda.
En matière de terrorisme international, la Chine maoïste a influencé diverses mouvances terroristes dans le contexte de la guerre froide et du tiers-mondisme. La culture de guérilla de Mao (et ses écrits) menée contre les forces nationalistes et japonaises constitue une référence dans le logiciel terroriste international des années 1960 à aujourd’hui à travers le terrorisme islamiste sunnite. Rappelons le rôle ambigu de Pékin durant la guerre soviétique en Afghanistan et les liens (très discrets) entre les autorités chinoises et le Mollah Omar à la fin des années 1990. Aussi, Pékin a toujours su garder une certaine distance avec les réseaux d’Al-Qaeda, tout en sanctuarisant son territoire par un échange d’argent si besoin, pour éviter des attentats sur son sol. Autant Ben Laden souhaitait épargner à la Chine des frappes terroristes et exploiter à son profit la rivalité sino-américaine, autant la mouvance Daech – du leader Abu Bakr Al-Baghdadi à l’un des responsables du Parti Islamique du Turkestan, mouvement takfiriste : Abd al Haqq al-Turkistan – a clairement appelé à la guerre sainte contre la Chine et au retour des Djihadistes ouïghours au Xinjiang. Cette mouvance islamiste est présente en Afghanistan, en Syrie et en Russie. Plusieurs combattants (plusieurs sources donnent des chiffres très inégaux sinon hasardeux quant au nombre exact de départs de populations ouïghoures parties combattre en Syrie dans les rangs de l’ÉI, sinon des réseaux Al-Qaeda dans la zone – Al Nosra par exemple) originaire du Xinjiang ont gagné les cortèges du Djihadisme international (souvent via la Turquie), inquiétant avec force les autorités de Pékin. L’expérience du combat sur place, formation et retour en Chine ont intensifié d’une part la politique (très dure) anti-terroriste en Chine (sans que le reste du monde n’en connaisse réellement l’ampleur et sa réalité), et d’autre part, Pékin a conservé ses liens diplomatiques et de renseignement avec Damas, Téhéran, y compris Bagdad pour connaître et suivre la réalité dans ce contexte de guerre complexe et durable. En ce sens, plusieurs informations, sinon des rumeurs font état de la présence de forces spéciales chinoises (en particulier les « Tigres de Sibérie » ou les « Tigres de la nuit ») en Syrie pour combattre les djihadistes ouïghours engagés dans la région. Cette dynamique est le prolongement de la politique intérieure chinoise de répression au Xinjiang afin de réduire les velléités séparatistes et djihadistes. Plus généralement, Pékin assure un soutien militaire discret au régime de Damas et en lien étroit avec Moscou et Téhéran, sans pour autant se substituer à la puissance militaire iranienne ou russe dans le dossier Syrie / Irak, bien incapable de projeter des forces militaires loin de son territoire et de mener des combats dans une logique de guerre moderne et dans un contexte de politique régionale et internationale des plus compliqués.
Seul Erdogan pour la Turquie, étant données les affinités de langue et de culture avec les Ouïghours dont l’islam se rattache davantage aux pratiques des confréries soufies, avait, il y a quelques années, publiquement dénoncé les exactions commises par les autorités chinoises. Il s’est depuis ravisé. En cela, le rapprochement d’Ankara vis-à-vis tant de Moscou que de Pékin marginalise le dossier ouïghour aux yeux des autorités turques. Les positions de l’Arabie saoudite en la matière sont tout aussi révélatrices d’un fait très largement partagé par les États musulmans : dans leur rapport à la Chine, le dossier ouïghour est davantage un problème qu’une solution.
L’Organisation de Coopération de Shanghai permet une large coopération entre ses membres en matière de contre-terrorisme avec son centre basé à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan. À travers l’OCS, dans une logique multilatérale, Pékin développe ses liens militaro-sécuritaires et des exercices avec les armées des pays membres de l’organisation. La Chine privilégie en outre les relations bilatérales pour le domaine du renseignement et la promotion de son industrie de défense (base industrielle et technologies de défense – BITD) dans la perspective de vente de ses armements là où l’Occident n’a plus ou pas sa place. La modernisation de l’Armée populaire de libération à des opérations de maintien de la paix et de lutte contre la piraterie a permis également à la Chine de professionnaliser ses moyens d’intervention pour des opérations extérieures. Elles vont être amenées à se développer au cours de ces prochaines années. La présence de la flotte chinoise dans le golfe d’Aden, mobilisée contre la piraterie, l’ouverture d’une base militaire par Pékin à Djibouti en sont les signes annonciateurs. En outre, la fabrication chinoise de 1 000 appareils transporteurs de troupes à long rayon d’action, de type Y 20 (copie de l’Américain C-17), a été lancée. Plusieurs milliers de drones devraient également équiper l’armée chinoise d’ici les dix prochaines années, dans le cadre d’opérations anti-terroristes, pour laquelle la Chine a acquis désormais suffisamment d’expérience. Signe tangible de cette évolution : en mars 2015, 600 ressortissants chinois ont été évacués du Yémen par des navires militaires directement missionnés par Pékin.
Jusqu’à présent, seuls des moyens de transport civils avaient été mobilisés comme dans le nord de l’Irak, un an plus tôt, où plusieurs dizaines de citoyens chinois avaient été repliés sur Bagdad. Nombre d’opérations d’entraînement conjointes, de nature terrestre ou maritime, sont par ailleurs organisées avec l’Armée populaire de libération et ses partenaires, que ce soient la Russie, le Pakistan, ou la Thaïlande pour ne citer que quelques exemples. En revanche, l’implication directe de la Chine dans des opérations de lutte active contre le terrorisme, et en dehors de son périmètre proche est un fait très récent. Ainsi, en 2014, le Premier ministre Li Keqiang a proposé une assistance satellitaire auprès des autorités nigérianes pour les accompagner dans leur combat contre Boko Haram. La même année, Pékin a décidé de fournir en armes le Cameroun et d’autres pays subsahariens avec le même objectif. Avec l’Union européenne cependant, la coopération dans le domaine du terrorisme est beaucoup plus marginale. Même s’il existe des instances de dialogue entre Pékin et Bruxelles sur le sujet, rien ou presque ne s’est concrétisé. Le fait que le siège du Congrès mondial ouïghour soit à Munich explique pour partie ces réticences européennes bien que la menace terroriste islamiste soit par ailleurs réelle, globalisée, et qu’elle s’exerce dans d’autres régions périphériques de la Chine, comme en Asie du sud-est.
Pourtant, Pékin n’hésite pas à soutenir un certain nombre de terroristes comme Masood Azhar qui longtemps a sévi depuis le Pakistan contre des intérêts indiens en refusant de l’exposer à la justice internationale. Et la province pakistanaise du Baloutchistan est en cela un laboratoire révélateur des tensions qui s’exercent entre puissances régionales par factions islamistes interposées.
En lien avec le tournant stratégique et sécuritaire des printemps arabes d’une part, et de l’ÉI et du terrorisme international islamiste d’autre part, Pékin se veut plus proactive dans la lutte contre le terrorisme et le risque d’une contagion des contestations populaires gagnant son territoire et son modèle. Le Parti-État chinois manifestera une satisfaction certaine lors de l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi. Ce dernier incarnant l’ordre et la stabilité intérieure et un régime fort seul capable de gouverner. En lien avec cette perception, c’est avant tout au plan intérieur que cette action est conduite avec toutefois des opérations de communications pour se montrer comme responsable et augmenter son influence globale. À dessein, Pékin fera livrer plusieurs milliers de munitions aux forces armées et sécuritaires des Philippines lors des combats contre les islamistes sud-est asiatiques (mais aussi des combattants extrarégionaux) à Marawi (sur l’île de Mindanao). Pékin intensifie ses relations avec les services de sécurité indonésien ou malaisien et thaïlandais également dans cette perspective sécuritaire. Si Pékin est présente partout dans les territoires islamiques à travers le monde, y compris dans des zones de guerres ou en proie à une forte instabilité, elle a surtout non pas pris de position hégémonique dans le règlement des questions terroristes à l’international mais intégré la menace pour parfaire avec force et autorité un contrôle stricte des mouvances islamistes sur son territoire, des populations musulmanes par extension et de plus en plus à ses portes. Ainsi la politique internationale de la Chine en matière de lutte contre le terrorisme sert davantage ses priorités intérieures qu’à une véritable posture de puissance globale.
La politique internationale de Pékin dans les terres d’Islam conjugue avec force les contradictions et les ambiguïtés, caractéristiques de sa vision de l’ordre international. Tout en cherchant à sécuriser ses approvisionnements (en majorité en hydrocarbures, dont elle a et aura à horizon de 30 ans encore énormément besoin), la Chine a accentué la dialectique de la puissance dans la région avec tous les paramètres de la dépendance : engagement plus important sur les grands dossiers internationaux de la région, ressources énergétiques, questions sécuritaires et militaires. Demeurant malgré tout plutôt discrète sur les questions les plus délicates (conflit israélo-palestinien, dossier syrien et Daech, la question irakienne, ou encore expansion de l’islamisme), Pékin poursuit ses liens de solidarité avec le monde arabo-musulman, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et « grand pays en développement » distinct de l’Occident. La forte dépendance commerciale de l’ensemble des pays de la zone demeure un paramètre non plus seulement tactique pour Pékin, mais stratégique pour assoir son influence et relancer le projet Belt and Road Initiative suite aux grandes difficultés accumulées avec la pandémie de Covid-19. Pour autant, l’espace géographique arabo-musulman constituera, pour la décennie à venir, l’un des principaux problèmes stratégiques pour la diplomatie chinoise. L’instabilité politique et économique, le retour des États-empires et le désengagement de l’Occident – États-Unis en tête – sont parmi les facteurs géopolitiques les plus sensibles à pleinement intégrer pour la Chine, et ce dans une logique de puissance globale et responsable, prétendue et souhaitée par Pékin. Le soutien avéré de la Chine au modèle de gouvernance autoritaire des régimes de la région (contre celui de l’Occident démocratique et libéral) ne suffira pas à Pékin pour assurer ses connivences. L’atomisation accélérée du monde arabo-musulman, les luttes intestines au sein de l’Islam, la géographie multi-scalaire des conflits de la zone et des clivages politiques, stratégiques et culturels (locaux, régionaux et conséquences internationales – Iran/Arabie Saoudite ; Arabie Saoudite / Qatar ; Sunnites / Chiites ; ou la situation de l’État Hébreu) dépassent largement les capacités de la puissance chinoise. Les répercussions du terrorisme islamiste en Asie, soit dans la quasi-totalité de l’environnement régional de Pékin (mouvances islamistes d’Asie centrale, d’Asie du Sud et du Sud-Est) sont de puissants facteurs d’incertitudes sécuritaires et stratégiques conduisant la Chine à modifier à termes son logiciel et ses relations avec les terres d’Islam.