Aujourd’hui, la musique est partout. Que vous évoque l’utilisation de la musique dans l’espace public ?
C’est peut-être fait pour nous éviter de penser ? Quel est le mobile ? Sans doute l’opposé de ce que dit Heidegger à propos du Dasein : « c’est dans le véritable ennui que se « situe » l’être » ! Probablement que pour certaines personnes, c’est une candeur attentionnée envers l’ennui des gens. Quoi qu’il en soit, lorsque l’on abrutit les gens, ce n’est jamais innocent. Il y a presque toujours de la musique dans les lieux de consommation : cela fera consommer l’auditeur passif. Dans une boîte de nuit, le DJ peut sincèrement croire que les gens ont du plaisir à être abrutis de bruit, et il aura raison… J’ai vu autrefois un documentaire montrant un rat mourant de bruit à côté d’un bus.
Quand on utilise la musique classique pour meubler (musique d’ambiance), c’est clairement pour signifier que vous êtes dans un endroit classieux, que vous êtes traités comme un VIP ! Il est bon de décoder, mais sans trop s’en contenter car de toute façon on est piégé. Il ne faut pas trop faire le malin. On peut observer, rationaliser mais on n’échappe pas à la consommation ; on est nous-mêmes consommables.
Contrairement à la musique écoutée de façon passive, le concert et ses codes semblent davantage relever de la cérémonie…
C’est de l’ordre du rituel. C’est normal de s’habiller différemment pour certaines activités. On peut ne pas respecter ce rituel : dans les années 1970 j’ai joué avec un orchestre anglais au théâtre Silvia-Montfort, on était tous en tenue « casual ». Il est vrai qu’il manquait quelque chose. Il ne s’agit pas d’être en chaussures vernies pour être en chaussures vernies. Mais je pense qu’il y a des codes et que c’est valable pour toute cérémonie.
Le concert ne fait pas partie du quotidien. Les compositions musicales, comme les tableaux, de belles sculptures, une œuvre d’art quelle qu’elle soit, sont là pour dépasser notre condition, et donc de l’ordre de la transcendance. Pour le sacré on peut quand même faire un petit geste ? Ça ne tombe pas de l’arbre, il y a le geste qui permet d’être en condition de recevoir les choses d’exception.
A propos du sacré et au vu du rapport historique entre la musique européenne et la religion chrétienne, illustré par exemple par l’œuvre de Bach, comment appréhendez-vous ce rapport entre musique et religion ?
Ce lien est historique. Quand on traverse les salles d’un musée et que l’on constate qu’à certaines époques tout est religieux, ça ne doit pas nous conditionner pour apprécier ce qu’on regarde. C’est culturel. Que vous écoutiez une cantate de Bach, du jazz ou de la musique chinoise, tout ce qui passe par l’oreille, par la sensation, doit être déconnecté de tout ça. Sinon vous êtes guidé par la raison, donc divisé, vous commencez à analyser et où est la sensation ?
Je dis toujours que la musique c’est comme l’eau : on a besoin de l’eau et ce n’est pas parce qu’on ne le sait pas qu’on en a pas besoin. Pas besoin de s’y connaître en eau pour boire. Pas besoin de connaître la composition chimique de l’eau pour l’apprécier. La musique est accessible pour tout le monde : pas besoin de savoir quoi que ce soit.
La musique peut donc être détachée du contexte culturel dans lequel elle a été créée ?
Il n’est pas interdit de cogiter, de se renseigner – quand je prépare une symphonie, ça m’intéresse de savoir si le compositeur a écrit une lettre à sa femme entre la mesure 322 et la mesure 325 – mais qu’est-ce que ça change à ma compréhension de la partition ? Rien. Je ne prêche pas l’ignorance, je dis que c’est d’un autre ordre et qu’il faut laisser la sensation faire son travail. Ainsi quelqu’un arrivant du fond de l’Afrique, l’autre de la banlieue de Miami, un autre de Stockholm ou d’Irak, auront accès à une cantate de Bach comme au jazz, aux chants folkloriques etc ; Si tout le monde a droit à l’eau, pourquoi pas à la musique ? En fait nous nous posons toutes ces questions par rationalisme. Comme je l’ai dit, la sensation fait le travail.
Pour prolonger votre raisonnement, cet accès immédiat et universel s’applique-t-il également à la musique atonale et aux musiques contemporaines qui ont cassé les codes de la musique classique ? Pensez- vous que pour la musique atonale il est possible de se laisser guider uniquement par les sensations ?
Je crois que dès que l’écoute a besoin de comprendre, on n’est plus sur la sensation. Mais pour ceux qui prennent plaisir à décoder les choses, pourquoi pas ? C’est différent. Cela peut être un grand plaisir d’analyser, rationaliser, expliquer. Il est vrai qu’on a souvent confondu plaisir et facilité. De là à ésotériser ? Mais il faut tenir compte également de l’idiosyncrasie de chacun : on est plus ou moins rationnel, sensible, émotionnel, intellectuel, instinctif etc. Certains éprouveraient une délectation à de ne pas comprendre. Allez savoir ?
Je pense que le mot « musique » est multiforme, ou alors faudrait-il inventer d’autres qualificatifs ? L’analyse ne me dérange pas, au contraire, sauf si elle est le seul moyen d’accéder à l’écoute ou de la compenser. Mais cela ne concerne que moi.
Il est vrai que les musiques dodécaphoniques ou atonales ne s’adressent pas aux mêmes sens. L’intellect est un outil, mais doit-il le rester ? La querelle des anciens et des modernes fait partie du passé. Je crois que la musique atonale a un tout autre but que la musique dite classique. Il y a eu une telle « lutte des classes » entre la musique dite moderne et la musique dite classique que je défie toute personne d’être objective à ce sujet avant au moins un siècle.
Le terme de « musique savante » vous convient-il ?
« Musique savante » voudrait dire qu’il faut savoir pour comprendre. L’écrit semble mort en attendant d’être vivifié. La partition est juste un support : elle n’est pas sacrée. Debussy a dit à un chef « vous savez, quand je mets une indication métronomique, c’est valable pendant une mesure ». Ou encore Brahms a dit à Arthur Nikisch après le concert « ce n’est pas du tout ce que j’ai écrit mais ce que vous avez fait est bien mieux » ! L’interprétation est toujours éphémère. La vérité se situe parmi une mosaïque d’interprétations.
L’interprète que vous êtes tente-t-il de trouver une « vérité » de l’œuvre ? L’interprétation idéale ?
Le compositeur lui-même a été traversé par un flux immanent. Mozart, Strauss et consorts sont des robinets en or. Ils le couchent sur le papier, quelqu’un le ressort trois siècles plus tard. Où est la vérité dans tout ça ?
Après, pour vendre, vous mettez sur le disque « authentique », « instruments d’époque », qui sont des étiquettes. J’ai travaillé avec un orchestre sur instruments d’époque pendant longtemps. On pouvait dire que nos interprétations étaient proches de la vérité, proches de ce que le compositeur avait en tête à ce moment-là. Mais joué sur synthétiseur, il reste quand même le noyau de l’œuvre : Bach est toujours là. Comment le mesurer ? C’est une question de vibrations.
Comment appréhendez-vous une partition avant de la travailler avec un orchestre ?
Devant une partition, j’essaie d’imaginer ce que le compositeur voulait entendre et ensuite je le digère à ma manière. Essayer d’être fidèle est sympathiquement moral, mais impossible dans la praxis – ce n’est d’ailleurs pas ce que l’on demande à l’interprète qui est par nature une sorte de traitre ! Les grands musiciens « infidèles » : Horowitz, Toscanini, Fischer-Dieskau, Heifetz etc ont marqué la musique, presque autant ou plus que le compositeur. Si un élève me dit que « Schumann n’a rien indiqué à cet endroit », je lui réponds : « eh bien, profites en ! ». De nos jours, on cherche trop à obéir à la loi, à l’écrit. La créativité se passe du surmoi. Vouloir « marquer » ou « ne pas toucher » une interprétation est prétentieux dans les deux cas.
En tant qu’interprète, on doit croire totalement à ce que l’on fait dans l’instant tout en sachant qu’au même moment il y a des milliers d’autres Vérités. L’interprète n’est rien et tout, en même temps ; c’est un créateur éphémère, ou pérenne.
Si toute interprétation est éphémère, comment appréhendez-vous l’enregistrement ? De grands interprètes comme Glenn Gould avaient un rapport très particulier à l’enregistrement…
Glenn Gould est un dieu (qui existe !). Ce n’est pas seulement du Bach, c’est du Glenn Gould. Il ne trahit pas Bach, il le respecte et le magnifie. Il a créé un univers. Il est indispensable.
Je dirai la même chose de l’enregistrement que de l’interprétation : éphémère et absolu, donc durable ou pas. J’ai mis longtemps à me décider à enregistrer.
Avec les techniques d’aujourd’hui, il faut que ce soit très propre, on ne peut plus laisser de fausse note ! C’est l’amalgame entre l’art et le progrès matériel. Je dis toujours qu’il est bien qu’une fraise de dentiste fonctionne mieux qu’avant. Mais qu’un violon joue plus vite ou plus fort, je ne comprends pas. Depuis quelques décennies la musique est de plus en plus « performante » : on comparera deux chaconnes de Bach dans un concours international. Que l’on compare deux coureurs, deux sportifs, des choses mesurables est entendu, mais deux chaconnes de Bach ? Nous sommes dans une ère où les critères du sport, de la technique, du progrès matériel sont appliqués à l’art. Une symphonie de Brahms n’a pas besoin d’instruments meilleurs qu’avant alors que notre santé, oui.
Vous avez récemment interprété la 9e symphonie de Beethoven qui est l’hymne européen, que pensez-vous de l’idée d’hymne ?
On a tout dit sur la 9e symphonie. Il y a, parmi d’autres, un très bon livre d’Esteban Buch à ce sujet. Le projet de la 9ème est éminemment humaniste : il participe du contexte de l’ère des lumières et ses dérivés laïque, maçonnique etc. Mais la musique de la 9ème dépasse de très loin toutes les missions dont on la charge. L’œuvre me semble plus intéressante que ce qu’on en dit et même que ce que Beethoven en pensait !
Dans un Negro Spiritual, il y a un message, une histoire, une culture, mais je peux l’entendre et l’apprécier sans savoir tout ça. Quand j’étais enfant, on écoutait à la maison aussi bien du jazz que du Bach ou que Wozzeck etc : je n’avais aucun code, je ne comprenais rien, mais j’appréciais à mon niveau d’écoute. Dieu merci la musique se passe de mots et le son préexiste à la parole.
Les trois premiers mouvements de la 9e symphonie n’ont pas de message, pas de paroles, mais sont tout aussi signifiants que le final, véhicule d’idées. La musique n’est pas un véhicule, elle se suffit à elle-même et le fait que certaines œuvres portent un message n’ajoute et ne retranche rien au signifiant musical.