L’Europe, une chance pour les femmes ? Le genre de la construction européenne 1
Lorsque l’on évoque l’histoire de la construction européenne, peu d’images féminines viennent spontanément à l’esprit. Seuls les « pères fondateurs » semblent avoir marqué durablement la mémoire collective. Où sont donc les femmes et que font-elles tandis que s’élabore la communauté européenne censée garantir la paix après la Seconde Guerre mondiale ?
Par ailleurs, et plus encore lors des campagnes électorales pour le Parlement européen, on reste frappé par le peu de valeur accordée à l’une des réussites sociales les plus incontestées de l’Union européenne : la promotion des droits des femmes, régulièrement revendiquée et élevée au rang de principe fondamental de l’Union depuis le Traité d’Amsterdam (1997). Pourtant soutenue par une abondante littérature (historique, juridique, sociopolitique, etc.), la politique publique communautaire d’égalité des sexes, alors même qu’elle impacte fortement la vie quotidienne, demeure mal connue du grand public. Si chacun.e sait intuitivement que la situation des femmes et les relations de genre ont connu de formidables bouleversements depuis un demi-siècle, qui sait que la communauté européenne en a été le plus puissant moteur ? Qui prend conscience que l’égalité est un levier de changement qui impacte toutes les politiques publiques ? Prompts à se défausser sur « l’Europe » pour échapper aux critiques, les dirigeants font peu d’efforts pour expliquer les réussites européennes. Comment en est-on arrivé là depuis la fin des années 1950 ? Avec quels acteurs.trices et quelles stratégies ? Quelles résistances ont été rencontrées ? Quelles sont les limites de cette réussite ?
Depuis ses premiers pas en effet, la construction européenne a fait couler beaucoup d’encre, de la part des personnalités politiques, mais aussi de chercheurs et chercheuses de diverses disciplines. L’historiographie montre combien les perspectives ont profondément évolué à mesure que les différentes disciplines se sont emparées de l’histoire de la (re)construction européenne. Longtemps dominés par l’histoire des relations internationales, elle-même acquise aux théories fonctionnalistes qui voient dans l’harmonisation économique et l’élévation du bien-être social la voie la plus sûre vers l’unification politique, les premiers travaux ont privilégié l’objectif économique du Traité de Rome pour décrypter la reconstruction d’une Europe laminée par la guerre. Puis, en interrogeant sur le long terme du XXe siècle l’idée même d’Europe et ses modalités militantes, en scrutant les acteurs.trices et leurs réseaux d’appartenance, en observant la complexité des processus économiques et politiques, la diversité des contextes historiques et les réactions des sociétés concernées, ainsi que leur dimension culturelle et sociale, les études se sont enrichies de démarches qui ne tiennent pas seulement compte des relations bilatérales entre politique communautaire et États membres, mais aussi des rapports triangulaires entre ceux-ci, et de nombreux acteurs « extérieurs » (ONG ou mouvements associatifs). L’analyse des contextes historiques et sociaux, les interactions transnationales et le poids des conventions internationales font désormais partie des problématiques. D’autres disciplines comme le droit, les sciences politiques, la sociologie politique, les études juridiques ont également apporté leur lot de réflexions et contribué à l’histoire de la construction européenne, privilégiant toutefois l’institutionnalisation communautaire et l’action européenne en train de se faire. De son côté, l’histoire des femmes et du genre a beaucoup publié depuis plus de quarante ans, a affiné ses approches, ses méthodes et ses théories ; et elle a abordé de nouveaux objets de recherche (sexualités, colonisations, etc.), parmi lesquels les modes d’exclusion et d’inclusion des femmes dans la sphère publique.
L’histoire dite du temps présent a été investie et les historiographies nationales ont étudié l’évolution de la place des femmes et des rapports de genre dans les diverses sociétés européennes depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Au-delà des comparaisons nationales, l’étude des mouvements féministes, également renouvelée, a privilégié l’analyse de leurs dimensions internationales et transnationales, montrant que ces dernières ont été des atouts pour promouvoir la cause des femmes depuis la fin du XIXe siècle.
Chaque discipline a ainsi creusé son propre sillon et développé ses propres outils ; il en résulte une extraordinaire richesse cognitive, mais relativement compartimentée. Bien que la question de l’égalité des sexes s’invite à tous les niveaux des politiques publiques, peu de travaux (en fait seuls quelques ouvrages pionniers) croisent l’histoire des femmes et du genre et celle de la construction européenne. C’est pour inviter à combler cette lacune que l’axe « Genre et Europe » du Labex EHNE (Écrire une histoire nouvelle de l’Europe) 2 publie un ouvrage exploratoire qui pose comme fil rouge deux questions : qu’est-ce que l’Europe a fait pour les femmes ? Qu’est-ce que les femmes ont fait pour l’Europe ? Interdisciplinaire mais résolument inscrit dans une perspective historique, il tente de poser un autre regard sur le sujet, en croisant deux historiographies qui se sont peu rencontrées jusqu’ici : celle de la construction européenne et celle de l’histoire des femmes et du genre.
En est ici reproduite la conclusion, qui nous l’espérons, donnera envie de lire l’ensemble, de surcroît à la veille de nouvelles élections européennes. La couverture de l’ouvrage utilise l’image de l’affiche de la Belge Kathleen Ramboer, primée en 1979, « Femmes, votons pour l’Europe ».
CONCLUSION
Tant qu’il n’y a pas de suppression de la hiérarchie dans les rapports de genre, il n’y aura pas d’intégration réussie.
Agnès Hubert 3
Au terme de cet ouvrage, on voit clairement qu’une histoire de l’Europe intégrant la dimension du genre est possible, nécessaire et surtout souhaitable. La diversité des contributions présentées dans ce volume, ainsi que leur pluridisciplinarité, augurent d’emblée d’un chantier fructueux. Mais c’est bien d’un chantier qu’il s’agit : l’ouvrage est exploratoire et, tout au long de sa préparation, des questions ont surgi dont certaines n’ont pu être ni traitées ni même évoquées. Leur profusion est à la fois source de regrets mais aussi de satisfactions, indissociablement liés. Aussi, s’il est illusoire à ce stade-ci d’avancer une conclusion, il est néanmoins possible de retenir quelques points forts et de souligner les principales perspectives pour des recherches futures.
Pertinence du projet et premiers résultats
Les contributions présentées dans ce volume confirment la pertinence de l’approche initiale : croiser l’histoire du genre et l’histoire de la construction européenne a du sens. Au plus près, on voit bien qu’elle oblige à nuancer ce que l’on tenait pour acquis. À commencer par l’image très masculine d’une Europe, portée et pilotée quasi exclusivement par des hommes. Or ceux-ci ne vivent pas en vase clos. Certaines contributions font surgir à leurs côtés des silhouettes féminines, là où on ne les attendait pas nécessairement : dans les rangs de l’Union paneuropéenne, lors des négociations de l’immédiat après-guerre pour pacifier et reconstruire l’Europe, à la CECA, à la CEE, etc. Dans tous les cas, des femmes sont bien présentes, poursuivant des traditions militantes antérieures (pacifisme, féminisme) ou remplissant leur rôle social d’épouses, mais aussi de collaboratrices et de « petites mains » indispensables.
Des femmes se sont enthousiasmées pour l’idée européenne et l’ont défendue au cours du XXe siècle. Par leur adhésion, leurs actions et leurs réflexions, elles ont insufflé une perspective de genre à la protohistoire d’une union européenne. Il serait d’ailleurs utile, pour compléter cette période d’entre-deux-guerres, de remettre sur le métier les antécédents, parmi lesquels le lobbying féministe exercé de manière opiniâtre auprès de la Société des Nations et du Bureau international du travail, qui a permis d’inscrire définitivement la question du statut des femmes à l’agenda international − une victoire qui trouve son prolongement dans les grandes conventions de l’immédiat après-guerre.
Ce lien croisé entre pacifisme, féminisme et européisme se fissure après la Seconde Guerre : sous la pression du communisme – et plus encore de la guerre froide −, le féminisme international se divise en deux camps irréductibles. Alors que le CECIF, agence européenne du CIF, défend l’idée d’une union européenne et mobilise tous ses relais et ses adhérentes en sa faveur, le Rassemblement des femmes pour la paix, dans le giron de la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF), attaque vivement la « marshallisation » du projet et n’hésite pas à le dénoncer comme un artefact impérialiste et un véritable « danger pour la paix » 4. Cette division des femmes à propos de l’Union européenne persiste toujours, l’extrême gauche stigmatisant une Europe vassale des États-Unis, l’extrême droite une Europe destructrice de la souveraineté et de l’identité nationales.
L’ouvrage lève également un coin du voile sur la collaboration (ou non) des femmes à la réalisation de l’Europe. Il présente la place des femmes au sein de la CECA, mais on manque encore cruellement d’études approfondies sur celle des femmes dans les institutions de la CEE, en dépit des publications pionnières d’Yves Denéchère pour la France. À partir du traité de Rome, l’article 119 et ses développements ultérieurs occupent une place centrale dans l’étude de la politique d’égalité communautaire. Plusieurs contributions apportent des précisions, qui montrent comment s’est organisée la mobilisation de femmes, au sein même des institutions européennes mais aussi en dehors, et comment les relais et les stratégies mises en place ont peu à peu permis d’étendre le périmètre étroit de l’égalité salariale à la condition féminine tout entière et d’en faire un point récurrent de l’agenda communautaire. Le Parlement européen a été, dans ce cas, un allié incomparable dès avant son élection directe en 1979. Il reste cependant encore de nombreuses zones d’ombre, comme l’impact des élargissements aux pays gender friendly, telle la Suède, ou l’influence des bouleversements des mentalités sous la pression du néoféminisme.
Le beau portrait de Fausta Deshormes La Valle, comme celui de Miriam Camps, met aussi en lumière la nécessité de se pencher sur les personnalités féminines qui ont joué un rôle dans le processus d’intégration et, plus particulièrement encore, sur celles qui ont permis l’affirmation progressive du genre dans ce processus. La plupart du temps, à part leur nom (et encore : nom de naissance ou nom d’épouse ?), on ne sait pas grand-chose d’elles, et l’on trouve assez peu d’informations. Ce silence confirme, à tort, l’idée dominante des seuls « pères fondateurs. »
Si, deuxième volet de notre problématique, le rôle à la fois pionnier et volontaire de l’Europe dans l’imposition d’une véritable politique publique d’égalité entre les sexes n’est plus guère contesté, cela ne signifie pas pour autant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Au contraire, les embûches rencontrées tout au long de ce demi-siècle ont été nombreuses mais, d’une certaine manière, elles ont été utiles pour développer une réflexion théorique sur la notion même d’égalité.
Premier constat : les mesures égalitaires ne parviennent pas à imposer une égalité réelle. Entre égalité formelle et égalité réelle, l’écart subsiste toujours, se reformant à chaque fois par des chemins détournés, en accord avec des préjugés qui semblent irréductibles. Pour répondre à ce premier handicap, l’égalité des chances se substitue à l’égalité « tout court » et développe de nouveaux outils. Mais en proposant une démarche d’égalisation au moyen d’actions positives, par rapport à des critères masculins, elle s’attire les critiques et l’opposition d’une partie des féministes. Deux études juridiques questionnent, dans ce volume, les faiblesses de cette politique d’égalité des chances, ses limites, ses contradictions, voire ses effets pervers.
Deuxième constat : toute la politique égalitaire communautaire s’exprime au travers de directives, soit d’actes législatifs visant des objectifs à atteindre, tout en laissant aux États le choix des moyens à mettre en œuvre. Ce qui a comme conséquence d’introduire des rythmes et des modes de transposition différents selon les pays, creusant ainsi des divergences parfois fortes au sein de l’Union européenne, alors que l’objectif initial était au contraire de rapprocher les législations nationales. La contribution relative au gender mainstreaming dans la gestion des politiques de l’emploi de même que celle relative à la lutte contre les violences faites aux femmes en sont de bons exemples.
Exemples de quelques pistes de recherche à privilégier
D’autres questions surgissent dès que l’on envisage la construction européenne dans une perspective de genre. Tout d’abord celle du cadre chronologique, dont l’esquisse suivante mériterait des approfondissements. La question induit en effet des temporalités différentes de celles des ouvrages classiques, presque viscéralement attachés aux cycles économiques, aux problèmes monétaires, à la politique agricole commune, aux problèmes institutionnels et politiques. La longue marche de l’article 119 vers une véritable politique publique d’égalité entre les sexes dessine pour sa part une chronologie spécifique en trois temps, avec tout d’abord une période de tâtonnements (1957 à 1975/1978) fortement ciblée sur l’égalité salariale, resserrée dans des limites extrêmement étroites et contraignantes. Cette longue marche se heurte à de fortes résistances et ne progresse que grâce à l’énergie d’un petit groupe d’actrices au sein de la Commission qui trouvent des appuis au-dehors (juristes, expertes, mouvements de femmes, société civile). Elle se clôt par la trilogie des premières directives désenclavant l’article 119 de la seule rémunération.
Une deuxième période, les « années fastes » (années 1980-1990, parfois qualifiées de siècle d’or), est celle de la mise en place de la politique d’égalité des chances entre les femmes et les hommes, dans une optique de rattrapage : actions positives, quotas, remis eux-mêmes en cause par la parité. Accentuée par les débats sur la citoyenneté européenne et la mise en lumière crue du déficit féminin dans le domaine politique et économique, la période est aussi celle d’une féminisation progressive des institutions européennes et de la formation d’un milieu de « fémocrates » particulièrement actives dans le domaine de l’égalité, tandis que parallèlement se construit, dans les États membres, sous la pression communautaire, un féminisme institutionnel professionnalisé, doté des structures ad hoc. C’est une période de profonde remise en question de la notion même d’égalité, tant sur le plan juridique que militant. Ces évolutions affectent profondément le climat, le fonctionnement et le recrutement des administrations dans l’ensemble de la CE. Elles se combinent aussi aux ajustements que réclament les élargissements successifs de l’espace européen et à la nécessité de composer avec des cultures sociales différentes.
La troisième période découle, techniquement, du traité d’Amsterdam (1997), mais les effets n’en sont ressentis qu’à partir de 2006, lorsqu’il apparaît clairement que l’égalité des chances entre femmes et hommes n’est plus prioritaire mais débouche sur l’égalité des chances pour tous. Or celle-ci dilue les rapports spécifiques entre les sexes au profit des diversités, et fait des femmes un problème catégoriel, gommant l’universalité et la spécificité des relations entre les femmes et les hommes. C’est alors le début du désenchantement et d’un recul qu’il faut apprendre à gérer 5. Bien oubliée aujourd’hui, l’initiative de Gisèle Halimi de promouvoir dans toute l’Europe un ensemble législatif constitué des meilleures lois existantes (« clause de l’Européenne la plus favorisée ») mériterait d’être étudiée, pour en comprendre l’émergence, mettre en lumière les protagonistes qui ont effectué le travail d’analyse comparée des droits nationaux, jauger la réception d’un projet qui pouvait à la fois relancer les politiques d’égalité et l’intégration européenne 6.
Si l’Europe a été un atout pour les femmes, dans quelle mesure les femmes ont-elles été un atout pour l’Europe ? Quelle a été leur participation dans la mise en place d’une administration européenne ? À quels niveaux et comment ? La recherche, encore bien balbutiante, ne doit pas se limiter aux grandes personnalités, mais inclure aussi toutes celles qui ont joué un rôle second, bien qu’indispensable. Adopter cette optique, c’est à la fois s’inscrire dans une problématique propre à l’histoire des femmes, mais aussi dans une tendance récente de travaux sur la construction européenne qui privilégie une histoire from below, délaissant les « pères fondateurs » au profit des acteurs d’en bas 7.
Derrière la plupart des dirigeants, il y a en effet des collaboratrices (conseillères, secrétaires, assistantes, etc.) dont on sait peu de chose. Quel fut, par exemple, le rôle de Margot Defosse-Frey, assistante du directeur général Cesare Balladore Pallieri en charge du personnel et de l’administration à la CECA ? Ou de Nadine Verbeek, présentée comme le bras droit d’Émile Noël, premier secrétaire général de la Commission européenne, d’Odile Benoist-Lucy, assistante de Robert Marjolin, du trio Françoise Schonfeld-Dory Zingg-Christiane Mazerand, qui forme l’équipe de Jean Monnet ? Une étude sociologique serait intéressante pour comprendre leur motivation et leur conception du projet européen. En première approche, il semble que ces femmes, dont beaucoup étaient jeunes, mais marquées par la guerre, sont extrêmement motivées par la construction de l’Europe (la motivation étant un des principaux critères d’engagement avant la formalisation des concours de recrutement) mais aussi hautement qualifiées. Ainsi, Jacqueline Nonon s’indigne quand elle constate que de jeunes licenciées en sciences, multilingues de surcroît, sont recrutées comme simples secrétaires 8, une réaction qui fait écho au sentiment exprimé encore par des secrétaires interrogées lors d’une enquête interne en 1975 qui s’estiment surqualifiées pour le poste qu’elles occupent 9. Tous les témoignages concordent : à l’origine des institutions, les femmes n’étaient pas pléthore (sauf dans les postes subalternes) et la plupart, même lorsqu’elles exerçaient de vraies responsabilités, ne disposèrent longtemps que de statuts précaires. Sur le genre de l’administration européenne, il y a un vaste chantier de recherche à ouvrir.
La Commission européenne a tardé à appliquer, à son propre recrutement administratif, l’esprit des recommandations faites aux États membres. La tendance est difficile à renverser et aujourd’hui encore, on salue comme une grande « première » la nomination d’une femme (l’Espagnole Clara Martinez Alberola) comme cheffe de cabinet du président Juncker. La Commission n’a jamais eu de présidente et ne s’est ouverte aux femmes qu’en 1989, avec Christiane Scrivener (Fiscalité et Union douanière) et Vásso Papandréou (Emploi et Affaires sociales). En novembre 2014, on comptait 11 % de femmes parmi les directeurs généraux et les directeurs généraux adjoints, un taux qui monte à 36 % en février 2018, et que Jean-Claude Juncker se fait fort d’élever à 40 % à la fin de son mandat (2019) 10. En revanche, la direction de la Banque centrale européenne est restée exclusivement masculine.
En dépit de cette ambiance peu propice, quelques femmes au sein de la Commission ont pu, dès les premiers pas de certains services et, grâce à de nombreuses alliances internes (Jacqueline Nonon s’allie à Marie-José Jonczy, conseillère au Service juridique, par exemple) ou externes (mouvements de femmes, expertes auprès de la Commission, etc.), imposer peu à peu l’idée que l’égalité des femmes et des hommes pouvait constituer une valeur commune dans l’Europe en construction. C’est ainsi qu’elles mobilisent principalement les réseaux féminins, mais aussi la presse féminine afin de susciter une opinion publique en faveur de l’Europe. La persévérance et le dynamisme d’une Jacqueline Nonon ou d’une Fausta Deshormes La Valle, de même que leur ingéniosité à saisir toutes les opportunités internes et externes pour faire avancer leur projet, sont remarquables. D’autres personnalités émergeront sans nul doute lors des recherches ultérieures.
Aujourd’hui, les femmes représentent 55 % du personnel de la Commission. Longtemps, le déficit féminin a été considéré comme « normal » : que les femmes occupent des positions subalternes et les hommes des postes dirigeants était une règle tacite, reflétant la place « naturelle » des femmes dans la société. Certains fonctionnaires font d’ailleurs preuve d’une solide dose de conservatisme et ne s’en cachent pas. Quand Fausta Deshormes se plaint de son statut précaire, toujours renouvelé, il lui est opposé la situation confortable de son mari : « De quoi vous plaignez-vous ? » Des exemples plus frappants encore sont rapportés, comme celui du directeur du Service juridique qui, lors de la composition d’une unité pour laquelle sont cités le nom de deux hommes et d’une femme, s’exclame : « Ah oui, mais une femme, ça ne compte pas ! » 11 Et quand Denise Sorasio, qui allait faire une très belle carrière à la Commission à différents postes dirigeants, arrive au Service juridique en 1973, elle est d’emblée prévenue que « dans telle équipe, le chef de file ne veut pas de femmes. » 12 Ce ne sont pas des exemples isolés 13, et ce qui frappe dans les entretiens, c’est que cette situation est connue mais considérée presque comme « normale » : elle reflète la condition générale des femmes à une époque où elles sont encore, pour la plupart, soumises aux prescriptions d’un Code civil datant de 1804.
S’il est illusoire d’établir une prosopographie des femmes au sein de la Commission, à tous les niveaux, du moins serait-il intéressant d’étudier de plus près certaines fonctions considérées comme féminisées et pourtant totalement indispensables au bon fonctionnement des institutions. Le cas des interprètes est particulièrement intéressant ; il a déjà été souligné pour la CECA, à propos de la « star » de l’époque, Ursula Wennmackers 14. La photo où elle chuchote à l’oreille de Jean Monnet est, à cet égard, remarquable : seule femme parmi les hommes, elle n’en est pas moins celle grâce à qui la réunion peut se tenir. À la Commission, la trajectoire de Renée Van Hoof, née Herzt, est tout aussi intéressante, d’autant qu’elle fut la première femme à accéder à la fonction de directeur général (1981) après avoir obtenu que la direction Interprétation-Conférences soit érigée en DG autonome. Renée Van Hoof est à ce moment à la tête d’une équipe de 431 interprètes (dont 55 % de femmes), soit la plus grosse équipe d’interprétation au monde 15 !
Autre piste à privilégier : l’étude des eurodéputées 16. Le nombre d’élues a connu une croissance constante à partir de 1979 et les femmes sont nettement mieux représentées au Parlement européen que dans les parlements nationaux, même si l’on ne compte que deux présidentes depuis 1979 (Simone Veil et Nicole Fontaine). Dès 1979 également, des commissions ont été dédiées à la question des droits des femmes, de manière transitoire en 1979 et en 1981, permanente à partir de 1984. Quels ont été leur composition, leur rôle, leur influence ? Leurs alliances et leur relais ? L’élection au Parlement européen est-elle vécue différemment selon le sexe ? Influence-t-elle différemment la carrière politique selon que l’on est homme ou femme ? Peu de cas sont documentés à ce jour. Militante de la cause des femmes à l’intérieur du nouveau Parti socialiste dans les années 1970, la Française Yvette Roudy est en 1979 une des six élues de ce parti qu’une fronde féministe interne a poussé à présenter 30 % de candidates aux élections européennes, le double du quota adopté pour les élections nationales. Socialiste et féministe, elle contribue à créer, au Parlement européen, la première commission des Droits de la femme qu’elle préside jusqu’à sa nomination en France comme ministre, après l’arrivée de la gauche au pouvoir en mai-juin 1981. Face aux difficultés rapidement rencontrées, elle joue la carte de l’Europe et organise par exemple le 8 mars 1984 « une réunion informelle des ministres européens chargés de l’emploi et des affaires sociales », dans le but de « relancer les actions communautaires pour l’emploi des femmes dans un contexte de mutation économique, technologique et sociale ». Le 8 mars suivant, faute de mesures à annoncer, elle part pour Rome, à une réunion exceptionnelle des ministres européens du travail 17.
Hors des institutions européennes, l’étude des différents mouvements de femmes qui ont soutenu l’Europe reste également largement à faire. Si l’ouvrage informe sur le Lobby européen des femmes (1990), on reste mal documenté sur les tentatives précédentes, sur le CECIF, le Mouvement européen féminin, les liens personnels qui ont pu se créer entre fonctionnaires européennes et militantes féministes, syndicalistes, etc. Enfin, la stratégie du militantisme par le droit doit être investiguée. Elle permettra de mettre en lumière une série de juristes qui ont systématiquement privilégié cette démarche, telles Éliane Vogel-Polsky, si souvent citée mais très peu biographiée, et Gisèle Halimi évoquée précédemment.
D’autres facettes encore n’ont pu être abordées et réclameraient des études fouillées. On peut se demander d’abord dans quelle mesure les élargissements successifs ont eu un impact sur la politique d’égalité entre les sexes, question qui se pose avec une acuité particulière lors de l’élargissement massif aux pays de l’Est. Par ailleurs, pour mieux comprendre l’évolution des politiques adoptées, le contexte international devrait être plus développé, notamment les liens et les échanges avec les Nations unies et le Conseil de l’Europe.
Enfin, l’état d’esprit actuel invite à interroger l’euroscepticisme et l’antiféminisme en Europe, question sur laquelle l’axe Genre du Labex EHNE a décidé de se pencher à partir de 2018 18. Si l’euroscepticisme apparaît comme souvent plus masculin que féminin, des femmes ont aussi exprimé des doutes sur le projet européen, ou l’ont carrément rejeté. Les motivations sont rarement analogues, allant de l’anti-européisme et du repli identitaire à la déception face à une Europe pas assez sociale, pas assez égalitaire. Les féministes elles-mêmes sont restées divisées sur la question, fracture qui mériterait une étude en profondeur dans l’ensemble de l’espace européen, une étude non pas sur les féminismes en Europe mais sur les féministes et l’Europe.
Faire une histoire genrée de la construction européenne suppose aussi de réfléchir aux embûches de toute histoire comparative. Elles ont été soulignées déjà pour l’histoire des femmes 19. Quelles sont les principales difficultés dans l’espace européen, outre les diversités nationales et linguistiques, mais aussi quels sont les lieux de convergence ? Qu’est-ce qui unit les Européennes, au-delà de la diversité des contextes politiques et culturels ?
Revenons pour finir à la question initiale : l’Europe est-elle une chance et/ou un atout pour les femmes ? Si l’on ne peut nier que le bilan ait été positif, il reste encore beaucoup à faire. Les évolutions sont lentes, et diverses contributions ont montré la capacité de résistance des États. Inversement, les femmes ne sont une chance pour l’Europe que dans la mesure où elles s’engagent, d’abord comme citoyennes d’une Europe qui a besoin de citoyens et de citoyennes concerné·e·s et responsables. Il y a urgence à faire appel à un engagement citoyen pour faire vivre l’Europe et contribuer, chacun et chacune à son échelle, à l’application et au respect des droits fondamentaux, de la démocratie, de l’égalité. Dans la crise des valeurs que connaît actuellement l’Europe, cet ouvrage espère apporter des éléments au débat. L’égalité hommes-femmes est probablement un objectif prioritaire dans cette perspective.
Sources
- Ouvrage sous la direction d’Anne-Laure Briatte, Éliane Gubin et Françoise Thébaud, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2019.
- L’axe « Genre et Europe » a également publié de nombreuses notices de l’encyclopédie en ligne du Labex EHNE (https://ehne.fr/) et un recueil de documents en histoire des femmes de toute l’Europe (L’Europe des femmes, XVIIIe-XXIe siècle, sous la direction de Julie Le Gac et Fabrice Virgili, Paris, Perrin, 2017).
- Conseillère à la Commission européenne, cheffe de l’unité Égalité des chances entre les femmes et les hommes jusqu’en 1996. Interviewée dans Chronique féministe, juillet-décembre 2007, p. 28.
- Femmes, Organe mensuel du Rassemblement des femmes pour la paix, février 1949.
- Maria Stratigaki, « La politique du recul. De l’intégration de l’égalité des sexes à l’intégration de l’égalité pour tous », Cahiers du genre, 44, 2008, p. 49-72.
- Choisir la cause des femmes, Gisèle Halimi (dir.), La clause de l’Européenne la plus favorisée, Paris, Éditions des femmes/Antoinette Fouque, 2008.
- Voir par exemple Élisabeth Lambert Abdelgawad, Hélène Michel (dir.), Dictionnaire des acteurs de l’Europe, « Introduction », Bruxelles, Larcier, 2015 [1re éd.].
- AHUE, INT 226, interview de Jacqueline Nonon, 25 octobre 2010, p. 6 ; même admiration devant les extraordinaires compétences linguistiques des secrétaires dans AHUE INT 572, interview de Margot Delfosse-Frey, assistante du directeur général en charge du personnel, 20 octobre 2004, p. 11.
- Courrier du personnel, 365, décembre 1975, Femmes, p. 1-48 cité dans Éric Bussière et al. (dir.), La Commission européenne,1973-1986. Histoire et mémoires d’une institution, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2014, p. 67-68.
- Interview dans le journal La Libre Belgique, 19 juillet 2017.
- AHUE, INT 701, interview d’Odile Benoist-Lucy (assistante de Marjolin à partir de 1960), 24 janvier 2004, p. 9.
- AHUE INT 266, interview de Denise Sorasio, 24 septembre 2011, p. 8.
- Voir aussi l’interview de Jacqueline Lastenouse-Burny qui évoque, lorsqu’elle entre à la Commission (1962), les « gros préjugés antiféministes » à la DG X (Information), AHUE, INT 713, 21 janvier 2001, p. 19-20.
- Sur la question de l’interprétation et les grandes personnalités de l’époque, voir Anne-Marie Widlund-Fantini, Danica Seleskovitch. Interprète et témoin du xxe siècle, Lausanne, L’âge d’homme, 2007.
- À titre comparatif, le service Interprétation de l’ONU compte, à la même époque, 119 interprètes.
- Sur les Françaises, voir Yves Denéchère, « Représenter la France et construire la France : les députées françaises au Parlement européen », dans Jean-Marc Delaunay, Yves Denéchère (dir.), Femmes et relations internationales, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006, p. 123-133.
- Françoise Thébaud, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », dans Serge Bernstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand. Les années du changement (1981-1984), Paris, Perrin, 2001, p. 567-600.
- Un premier atelier (« Genre et anti-européisme en Europe au XXe siècle ») s’est tenu à Paris le 26 juin 2018, en collaboration avec l’axe « Épistémologie du politique » du Labex EHNE et à l’initiative de Valérie Dubslaff, avec une intervention de sa part sur l’après-1990 et une autre de Bernard Bruneteau sur la période 1929-1979. Voir, pour les aspects généraux, Bernard Bruneteau, Combattre l’Europe. De Lénine à Marine Le Pen, Paris, CNRS Éditions, 2018.
- Voir par exemple Anne Cova (dir.), Histoire comparée des femmes. Nouvelles approches, Paris, ENS Éditions, 2009.