Populisme, conspirationnisme, racisme et terrorisme seraient-ils les symptômes d’un seul mal, la « guerre de tous contre tous » qu’est en train de devenir la société libérale ? C’est la thèse que Raffaele Alberto Ventura propose dans son livre La guerra di tutti tout juste paru en Italie. Une lutte planétaire pour la reconnaissance a commencé ; pour en sortir nous devrons probablement sacrifier l’ancienne conception de l’État-nation au nom d’une tolérance plus radicale. En exclusivité pour Le Grand Continent, l’auteur de Teoria della classe disagiata, présente dans ce texte inédit quelques réflexions tirées de son nouvel opus.
La référence à la « guerre civile » est récurrente dans le débat public des dernières années, surtout aux extrêmes : d’une part les jihadistes revendiquent l’objectif de la déclencher, d’autre part la droite ne cesse de l’évoquer, pour ne pas mentionner l’ultra-gauche qui fantasme une insurrection. Or nous savons par la théorie des jeux, conçue dans les années de la Guerre froide, qu’il n’y a pas de façon plus efficace de déclencher un conflit que de s’armer parce qu’on le craint. Le débat autour de la guerre civile est donc toujours politique, dans le sens qu’il fonctionne dans le contexte d’une stratégie de mobilisation et de démobilisation des « zones grises » – les modérés qui deviennent extrémistes, ou les justifient, ou leur louent un appartement… – à travers des actions symboliques. Car tout se joue dans le symbolique. On a l’habitude de croire que l’issue des conflits dépend de la force respective des blocs qui s’affrontent ; elle dépend en réalité, et bien en amont, de l’agencement des parties qui constituent les blocs.
Mais qu’est-ce qu’on entend précisément par « guerre civile » et dans quelle mesure cette hypothèse est-elle réaliste ? Rien ne porte à pouvoir envisager dans le court terme, du moins en l’absence d’un choc économique majeur, des scénarios extrêmes comme ceux qu’ont connus certaines régions d’Afrique ou du Moyen Orient. Cependant on assiste partout dans les pays développés à un raidissement progressif des pratiques d’ordre public – contrôle, prévention, répression – et plus généralement de régulation législative : la société civile est ainsi mise « sous tutelle » par l’État sous un nombre croissant d’aspects, dans la conviction qu’elle est de moins en moins capable de s’autoréguler. De fait, la société a externalisé – ou a été poussée à externaliser – plusieurs de ses fonctions classiques. On peut parler en ce sens d’un processus lent de désociabilisation. Plutôt qu’une guerre civile en bonne et due forme, donc, c’est la menace d’une « guerre de tous contre tous » qui couve toujours sous l’ordre politique. Il ne s’agit pas stricto sensu d’un retour à une condition primitive, l’État de nature hobbesien, mais comme le concevait Rousseau de la production historique d’un être humain asocial – c’est-à-dire incapable d’exister sans les béquilles désormais nécessaires de l’État, du Droit, de la Police. Nous prenons donc au sérieux cette intuition de Michel Foucault :
Si le pouvoir est bien en lui-même mise en jeu et déploiement d’un rapport de force, plutôt que de l’analyser en termes de cession, contrat, aliénation, au lieu même de l’analyser en termes fonctionnels de reconduction des rapports de production, ne faut-il pas l’analyser d’abord et avant tout en termes de combat, d’affrontement ou de guerre ?
Car il serait inexact de croire que l’ordre en apparence pacifié dans lequel nous vivons ne fait pas de victimes : il en fait dans les rues pendant les manifestations, dans les prisons, dans les banlieues, dans la mer Méditerranée, sur les côtes libyennes. Le coût du maintien de l’ordre dans cette « société ingouvernable » est une violence croissante, vers l’intérieur comme vers l’extérieur, proportionnelle à la violence qu’on essaie d’endiguer. C’est pour cela que nous parlons d’une « guerre de tous », latente et administrée : s’il n’est probablement pas réaliste aujourd’hui de craindre la guerre civile, on peut cependant s’inquiéter des mesures qui sont effectivement prises pour l’éviter. Faut-il donc se résoudre à une montée aux extrêmes ? Pour répondre à cette question, nous devons avant tout d’abord rappeler quelle est la source de cette violence qui érode le lien social pour ensuite examiner l’échec des dispositifs politiques qui étaient censés la contrôler.
Les limites sociales de la reconnaissance
C’est dans le De Cive que Hobbes donnait sa définition la plus précise de la guerre de tous contre tous : il s’agit d’un état dans lequel « tous ont le droit de toutes choses. » Le problème n’est pas bien sûr dans le principe en soi, mais dans la friction entre ce droit en abstrait et la réalité des rapports sociaux dans un monde où les ressources sont limitées. Si chaque acte individuel d’appropriation contrevient au jus omnibus in omnia, alors il se présente aussi comme une véritable agression qui justifie en retour le déclenchement d’une « guerre juste » de chaque autre pour réclamer son droit. Or c’est justement cette situation paradoxale de « droit de tous en toutes choses » qui caractérise la société libérale selon la formule célèbre d’Alexis de Toqueville, un siècle et demi plus tard : « Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. »
Au cours du XXe siècle, les progrès sensationnels du capitalisme industriel semblaient avoir résolu cette contradiction en mettant fin à la pénurie des ressources matérielles. Le droit sur toutes les choses pouvait tout simplement être réalisé en multipliant le nombre de choses à posséder et à consommer – « un frigidaire, un joli scooter, un atomixer et du Dunlopillo… » – pour que chacun soit satisfait. C’était sans faire les comptes avec une typologie très particulière de besoins qui ne pouvaient pas bénéficier des économies d’échelle du progrès industriel : les besoins sociaux. À l’époque, on prenait encore pour crédible la pyramide des besoins du psychologue américain Abraham Maslow – qui affirmait que l’être humain devrait satisfaire tout d’abord ses exigences corporelles, comme l’alimentation, pour arriver enfin à ses besoins spirituels d’appartenance, d’estime et d’accomplissement de soi – avant de comprendre que cette pyramide devait être complètement renversée, car le plus souvent le symbolique précède le matériel. C’était le sujet d’un court et brillant article de Jean Baudrillard, « La genèse idéologique des besoins », paru en 1969. Deux décennies plus tard, les débats autour de la thématique philosophique de la reconnaissance chez Taylor, Honneth, Fraser et Fukuyama finiront par remettre au devant de la scène cette dimension symbolique de l’inégalité sociale : si les individus s’affrontent, c’est dans une lutte à mort pour le prestige, la dignité, le statut. René Girard parlait de conflit mimétique.
Cela n’aurait pas surpris Hobbes, puisque lui-même identifiait la source des conflits non pas dans la répartition des ressources matérielles mais dans la satisfaction de besoins abstraits comme la gloire, qu’avec Barbara Carnevali nous pourrions considérer comme l’ancêtre de l’Anerkennung chez Hegel. De même Carnevali attire notre attention sur l’opposition chez Rousseau, notamment dans l’Émile, entre l’amour de soi, qui vise la conservation à travers la satisfaction des besoins matériels, et l’amour propre, qui « exige que les autres nous préfèrent à eux. » Rousseau ajoute immédiatement : « ce qui est impossible. »
Car c’est là justement le problème de la reconnaissance : il s’agit d’un bien structurellement rare, qui ne peut pas être distribué de façon équitable. L’explication la plus convaincante de cette contradiction fut donnée en 1976 par l’économiste américain Fred Hirsch dans son ouvrage Les limites sociales de la croissance : certains biens sont positionnels, c’est-à-dire « qu’on ne peut en jouir qu’au détriment d’autrui. » Hirsch cite par exemple les titres universitaires, dont la valeur de chacun est relative à celle de tous les autres titres sur le marché. C’est le cas aussi de la reconnaissance, qui est un bien positionnel dans la mesure où elle n’a d’autre valeur que de produire une distinction entre les individus : nous ne pouvons pas être tous les premiers, les meilleurs, les plus aimées, les plus reconnus, ni les plus grands, les plus riches ou les plus beaux, puisque ce sont des « positions » qui dépendent des positions des autres. Et pourtant c’est bien ce que désire plus qu’autre chose l’homme désociabilisé dans la société libérale, et c’est dans ce but qu’il investit – à perte – la plupart de ses ressources. Dans la vision de Hirsch, en même temps qu’elle satisfait de plus en plus de besoins matériels la société est condamnée à produire une misère relative croissante. Cette contradiction était au centre de mon premier livre Teoria della classe disagiata, où je soulignais aussi l’énorme coût financier de cette guerre de tous, constituée comme un jeu à somme nulle.
Dispositifs cathartiques et dettes mimétiques
La civilisation humaine s’est dotée depuis toujours de dispositifs en mesure de neutraliser les conséquences destructrices de la lutte pour la reconnaissance. René Girard s’est particulièrement intéressé aux mythes et aux cultes religieux, mais, des siècles avant lui, Aristote décrivait déjà un mécanisme semblable chez les grecs, la catharsis : en mettant en scène les conséquences funestes des passions humaines, les tragédies purifiaient la cité. Le philosophe prenait le temps de détailler le fonctionnement du mécanisme pour montrer comment se produisait cet effet de dissuasion par la crainte, au lieu d’un effet d’imitation. Or c’est justement sur cette question – si le théâtre éduque ou s’il pervertit son public – que s’affrontèrent les dramaturges, les commentateurs d’Aristote et les gouvernant à l’âge des guerres de religion, et encore jusqu’à aujourd’hui les critiques, les journalistes, les hommes politiques à propos des films violents, des comics ou des jeux vidéos. Cela vaut aussi pour les religions, voire pour les idéologies politiques, que certains accusent de provoquer la violence et d’autres au contraire de l’absorber. Pourtant Aristote avait déjà une réponse à ce dilemme : la catharsis n’opère que sous certaines conditions très précises, sans quoi on obtient l’effet opposé.
Si les sociologues de la communication nous ont depuis appris qu’il est de bon ton de refuser tout ce qui ressemble à une « théorie des effets directs », c’est-à-dire à l’idée que les signes puissent influencer mécaniquement les comportements, l’expérience politique de la dernière décennie nous force à reconnaître que la réalité est loin d’être imperméable aux effets du langage. Nous avons vu des intrigues de film de science-fiction (de V for Vendetta a Da Vinci code) se transformer en théories complotistes et des sermons populistes être pris au pied de la lettre par des millions d’électeurs. C’est que les représentations peuvent servir à purifier la société, « défouler » les désirs qui ne peuvent pas être assouvis, mais elles creusent en même temps une dette mimétique, comme en créant une dépendance. Ainsi nos démocraties contemporaines ont installé dans la rue un espace rituel où jouer le spectacle de l’insurrection et donné aux gouvernants un rôle de « chefs émissaires » à destituer en permanence, mais ne savent plus comment réagir lorsque la violence déborde du temps et du lieu qui lui étaient préposés. Nous devons reconnaître la fonction cathartique de l’art, de la religion et de la représentation politique, et en même temps nous devons en craindre les effets sur le long terme : il y a précisément une économie de la catharsis, avec ses investissements, ses coûts à payer, ses dettes.
Voici au fond le problème avec la radicalisation des cultes religieux, qui risquent à tout moment de dépasser leur fonction régulatrice pour menacer ouvertement la société : quelle métaphore plus efficace pour cela que le masque de Guy Fawkes, ce terroriste catholique de l’année 1605 devenu depuis un symbole insurrectionnel ? Voici de même tout le problème du populisme, ce grand spectacle politique qui était censé détourner le ressentiment des électeurs vers des objectifs symboliques, mais qui dans une spirale d’addiction a imposé une surenchère continue. Lorsque le symbolique a commencé à ne plus être suffisant, ses adeptes ont réorienté leur violence vers des objectifs bien réels. C’est le cas de l’Islam politique dans certains pays anciennement laïques et c’est le cas des populistes en Italie, où la violence verbale du ministre de l’intérieur Matteo Salvini a ouvert la voie à une recrudescence de la xénophobie et des actes d’intimidation néofascistes.
La guerre de tous contre tous, au fond, n’est rien d’autre qu’une crise de la dette symbolique. La démocratie se trouve face à ses créanciers : ils lui demandent de maintenir ses promesses et elle sait pertinemment qu’elle ne peut plus en faire. C’est à ce moment là que les électeurs se tournent vers ceux qui, par mauvaise foi ou simple ignorance, sont encore prêts à promettre l’impossible. Aucun pouvoir ne parvient désormais à entraver la lutte pour la reconnaissance : elle est devenue planétaire, comme l’avait présagé Frantz Fanon en son temps.
Léviathan contre Guy Fawkes
À terme, les dispositifs censés neutraliser la course positionnelle à l’intérieur de chaque communauté peuvent finir par déplacer le conflit à l’extérieur, vers d’autres communautés, par effet de mimétisme. C’est là qu’est censé intervenir, selon Hobbes, le Léviathan : c’est-à-dire un arbitre neutre qui impose aux individus de ne pas s’agresser entre eux. Lorsque le philosophe anglais écrivait, au milieu du XVIIe siècle, il avait à l’esprit les intégristes religieux de son temps : les catholiques mais aussi les puritains, tous ceux qui, plutôt que de respecter la souveraineté de l’État-Eglise anglican, prétendaient, pour citer la formule d’Eric Voegelin, « rendre immanent l’eschaton », à savoir réaliser les fins ultimes sur terre. On peut dire que d’une certaine façon Hobbes écrivait son Léviathan contre Guy Fawkes.
L’arbitre tire une légitimité de sa capacité de garantir la paix civile – en théorie. Dans la pratique, il doit compenser les inévitables carences de légitimité « aux marges » – provinces, banlieues, clans… – par le pur exercice de la force : voyez l’écrasement des Chouans ou la lutte des gouvernements italiens contre la Mafia. Mais comme le disait Machiavel, on ne peut maintenir trop longtemps le pouvoir si l’on compte exclusivement sur la force. L’État moderne a donc dû d’une part se rendre nécessaire, en s’appropriant progressivement des fonctions sociales gérées par les corps intermédiaires – on parle de centralisation et de sécularisation – et d’autre part produire ses citoyens à l’image de ce qui était nécessaire à son propre fonctionnement – on parle d’assimilation. Tout est dit dans le célèbre discours de Stanislas de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée en 1789 :
Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, ils ne veulent pas l’être. Eh bien ! S’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. Il répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation.
On touche là au coeur de l’esprit républicain et de la conception française de la citoyenneté : rien d’étonnant donc qu’un éditorialiste du Figaro ait pu reformuler le discours en substituant les musulmans aux juifs. Si ce n’est que cette dynamique de déploiement de l’État-nation au dépens des communautés, que l’on peut plus généralement appeler modernisation, est extrêmement coûteuse. D’autant plus coûteuse que les individus ainsi désociabilisés réclament toujours leur part de reconnaissance. Et d’autant moins facile à financer que les États occidentaux semblent toucher à la fin d’un cycle séculier de state-building qui soutenait leur croissance économique, comme l’a montré Robert J. Gordon pour les États-Unis d’Amérique. Si on ne voulait pas passer pour catastrophistes on parlerait pour les nations européennes d’un très lent processus de state collapse – dont la dette publique croissante serait un indicateur objectif – que seul un changement d’échelle géopolitique pourrait enrayer.
C’est dans ce contexte que les minorités, qu’elles soient autochtones ou allochtones, peuvent réagir à l’assimilation par des stratégies de dissimilation – le mot est de Franz Rosenzweig – visant à remettre en question les politiques de modernisation ainsi que les idéaux universalistes qui fondent la rationalité de l’État moderne. Sur le plan idéologique, ces stratégies s’incarnent chez la nouvelle droite ainsi que dans la pensée décoloniale, mais le plus souvent elles se manifestent spontanément chez des individus non politisés qui résistent à la scolarisation, se placent en dehors de la loi ou pratiquent la violence intercommunautaire, plus rarement le terrorisme. En effet les différents degrés de dissimilation constituent de très vastes zones grises qui servent de terrain de braconnage pour ceux qui voudraient mobiliser une armée pour combattre leur guerre civile.
La zone grise
La logique de la dissimilation est tout sauf essentialiste, puisqu’elle présuppose que la différence soit construite artificiellement par les individus dans le but de s’extraire du pacte social. L’exemple des guerres de religion du XVIe siècle est en cela instructif, car celles-ci témoignent d’un surgissement de la différence au cœur même de la chrétienté. Cette référence historique nous suggère de prendre au sérieux le risque d’escalade – de la violence criminelle, de la violence terroriste, de la violence xénophobe, mais surtout de leur répression – impliqué par la logique de la guerre de tous contre tous. En comparant la situation politique actuelle d’une pays comme la France avec certaines phases pré-insurrectionnelles de son histoire, on peut être surpris d’y trouver certaines ressemblances. Olivier Christin, Denis Crouzet et Olivier Roy l’ont fait. La plus frappante est iconographique : c’est la ressemblance entre les faits du 13 novembre 2015 et le massacre de Wassy en 1562, lorsque les troupes du duc de Guise entrèrent dans une grange pendant une oraison et se mirent à tirer sur la foule, en tuant une cinquantaine de protestants. C’est le coup d’envoi d’une quarantaine d’années de violences ; une gravure de l’époque nous montre la salle bondée avec les fidèles qui, sous le feu des terroristes, essaient de s’échapper en grimpant à l’étage et en se jetant par les fenêtres.
Le bilan des victimes de 1562, comme celui de 2015, est loin d’être « statistiquement représentatif. » Et pourtant, quelle est sa force symbolique, sa capacité pernicieuse de provoquer des effets réels sur le très long terme ! Dans son manuel de contre-insurrection inspiré à l’expérience algérienne, David Galula affirmait qu’il suffisait de « quelques centaines de personnes » pour déclencher une guerre civile. En effet, le terrorisme agit dans le but inavoué de susciter des représailles qui puissent toucher la zone grise des indécis, en espérant que cela contribue à les polariser et à les mobiliser. Il sert à provoquer la violence de l’adversaire, voire à manifester sa violence latente, « son véritable visage » pour reprendre les mots d’Oussama Ben Laden. Or c’est précisément le cercle vicieux des représailles que la société doit éviter à tout prix si elle veut éloigner le spectre de la guerre civile. La spirale de la violence mimétique doit trouver une catharsis.
Le conflit entre les différents groupes et communautés doit être neutralisé par l’arbitre, qui a donc lui même depuis l’aube de la modernité politique une fondamentale fonction cathartique, qui consiste notamment dans la régulation des actes de langage : établir le où, le quand et le comment du dicible. Au temps des guerres de religion, il s’agissait avant tout de contrôler la parole autour de la divinité, des spéculations théologiques aux jurons de taverne, sources intarissables d’altercations et représailles. Successivement s’imposa le principe de laïcité, qui consistait dans l’expulsion de la divinité de l’espace public. Il faudrait aujourd’hui entendre ce dispositif dans son sens plus radical : expulser la divinité implique de le faire surtout dans sa forme la plus destructrice, celle où elle est bafouée, c’est-à-dire le blasphème. Le lecteur en comprendra aisément l’utilité dans le contexte multiculturel actuel. C’est toujours dans le langage que se joue la répétition générale des conflits, avant qu’ils ne se déplacent dans le monde réel.
La souveraineté absolue comme tolérance radicale
Comment expliquer la résurgence du fait dissimilationiste autrement que par l’incapacité de l’État de se rendre légitime en offrant une contrepartie, matérielle mais surtout symbolique, à l’individu qui abandonne sa communauté – et ses filets de protection – pour entrer dans l’universel ? C’est un paradoxe que Zygmunt Bauman a soulevé notamment dans son article « Visas de sortie et billets d’entrée : les paradoxes de l’assimilation juive. » Les individus retrouvent dans la communauté cette reconnaissance que l’État est incapable de leur donner. Et pourtant nous n’avons jamais eu autant eu besoin d’un Léviathan, afin d’endiguer la rivalité entre individus désociabilisés et le conflit entre communautés en voie de radicalisation. Mais pour pouvoir obtempérer à son rôle d’arbitre, celui-ci doit être lui-même reconnu par ses sujets, qui de leur part ne le reconnaîtront pas s’ils ne sont pas à leur tour reconnus par lui. D’où le souci pour l’État moderne de garantir sa neutralité, ce que Jean Bodin entendait par le concept de souveraineté « absolue », un siècle avant Hobbes.
Ab-solue, c’est-à-dire affranchie : à l’époque, de l’influence de la religion ; aujourd’hui, de la tyrannie des valeurs des uns ou des autres, qu’ils soient républicains, libéraux ou réactionnaires. L’État postmoderne, pour ne pas continuer à être perçu comme le bras armé d’une majorité tyrannique, devra donc renoncer à ses visées émancipatrices et abandonner la mission modernisatrice, centraliste, jacobine qu’il s’est donné en 1789. Au principe de majorité, opposer le pluralisme, voire aller « au delà de l’État ». À la fiction d’une « volonté générale » qui étouffe la diversité des demandes politiques issues de la société civile, opposer la seule volonté qui peut être véritablement générale, car transversale : celle de coexister dans la paix. S’il veut mettre fin à la guerre de tous contre tous, le Léviathan n’a plus d’autre choix que de déposer les armes en premier pour redevenir tolérant.