L'Avent de l'interrègne

Patrouchev contre la « pyramide parasitaire » : dans la tête de l’homme le plus dangereux de Russie

Proche collaborateur de Vladimir Poutine et ancien directeur du KGB, Nikolaï Patrouchev a une théorie.

Pour lui, cela fait mille ans que l'Occident travaille à humilier les Russes — et la vengeance de Moscou ne doit pas avoir de limites.

Nous traduisons et commentons la prose complotiste paranoïaque de l'un des technocrates les plus puissants du Kremlin — et certainement le plus dangereux.

L'Avent de l'interrègne 5/8.

Auteur
Guillaume Lancereau
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© Tundra Studio

« Empire du mensonge », « transhumanisme et théorie du genre », « diktat du grand capital », « milliard d’or », « parasitisme néocolonial », « ordre mondial occidentalo-centré »  : tous ces mots d’ordre pourraient être issus d’un manuel de conspirologie du XXIe siècle ou d’un obscur groupe Facebook dénonçant la « pensée unique » de tous les « moutons endormis ».

Ils émaillent les entretiens et déclarations officielles de Nikolaï Patrouchev, directeur du FSB de 1999 à 2008, puis secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie de 2008 à 2024, et enfin conseiller du président Vladimir Poutine.

Patrouchev n’a rien d’un troll anonyme des réseaux sociaux. 

Contrairement à des idéologues extrêmes — et relativement écoutés — comme Douguine ou Karaganov, il a exercé et continue de remplir des fonctions exécutives au plus proche des décisions de Poutine — en particulier militaires, y compris nucléaires.

Réputé être l’une des personnes les plus proches de Vladimir Poutine — qu’il a connu en poste au KGB à Saint-Pétersbourg dès les années 1970 — son influence centrale dans la définition des grandes lignes de la stratégie internationale russe s’est vérifiée depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui.

Après avoir été directeur du FSB pendant huit ans, secrétaire du Conseil de sécurité de Russie pendant seize ans, il a été l’une des victimes indirectes de la « purge » de mai 2024 qui a conduit à « recaser » l’ancien ministre de la Défense Sergueï Choïgou à son poste. Depuis, il occupe les fonctions de « conseiller assistant » — au cœur du Kremlin, au plus proche de Poutine, mais avec moins de pouvoir visible.

Largement considéré comme l’un des plus « faucons » de l’entourage du président, il passe pour être l’un des artisans et principaux conseillers de Poutine sur l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.

Le texte que nous traduisons et commentons ci-dessous offre une illustration du style « paranoïaque complotiste » de celui qui prend chaque jour des décisions au sommet de l’État en soumettant à Poutine les arbitrages les plus stratégiques.

Il provient du numéro de septembre 2023 de la revue Razvedtchik — qu’on peut traduire littéralement par L’agent de renseignement —, créée par la « Fondation caritative d’aide à la protection sociale des employés et des vétérans du renseignement extérieur » et mise en ligne par le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie.

D’une radicalité complotiste particulièrement extrême — les pays occidentaux auraient bâti depuis mille ans une « pyramide parasitaire » pour s’approprier toutes les richesses et vassaliser le reste du monde —, ce texte n’a pourtant rien d’une sortie de route ou d’une lubie isolée d’un représentant de l’État russe certes assez unique en son genre.

Il témoigne d’une convergence bien repérée par les analystes de la Russie contemporaine dans les hautes sphères de l’État  : la ferme conviction que toute résistance, objection ou manifestation d’hostilité à l’égard de la politique du Kremlin, surtout en Russie, ne pourrait être que le résultat d’une action souterraine des services secrets occidentaux.

Autrement dit, tout ce qui s’oppose au Kremlin relèverait d’une manipulation et d’un sabotage étranger.

Le spécialiste du régime de Poutine Mark Galeotti avait trouvé avant l’invasion de l’Ukraine une formule efficace pour décrire le fonctionnement de Patrouchev : une « psychologie guidée par une paranoïa complotiste ». Pour l’historien britannique, c’est bien ce trait de personnalité — avec les responsabilités qui sont les siennes — qui fait de l’auteur des lignes qui vont suivre « l’homme le plus dangereux de Russie » 1.

L’époque actuelle représente un véritable carrefour pour l’humanité, une nouvelle ère de l’histoire mondiale. Il ne s’agit pas seulement d’une évolution de l’ordre mondial, d’un remodelage du système des relations internationales ou d’une transformation des doctrines et des valeurs qui se trouvent au fondement de l’architecture mondiale, mais bien de bouleversements profonds, d’échelle tectonique.

Nous assistons à l’effondrement définitif de l’ordre mondial colonial et occidentalo-centré qui vit le jour à l’époque des Croisades et prit forme à l’époque des Grandes découvertes. C’est à cette époque que furent jetés les premiers jalons du modèle occidental de civilisation, fondé sur un système de prédation généralisée, lequel a poursuivi son existence jusqu’à nos jours au prix d’ajustements marginaux.

Le fait même de présenter les dynamiques sociales, économiques et géopolitiques du XIXe siècle ou du XXe siècle comme la poursuite d’un vaste mouvement débuté en 1095 est un trait caractéristique d’une pensée complotiste simplificatrice et abstraite qui s’arrête, d’événement en événement, à une même poignée d’acteurs qui se contenteraient simplement de changer de masque.

Nous avons ainsi vu un petit groupe d’États édifier une pyramide, s’installer à son sommet et s’octroyer une série de prérogatives exclusives. La manière dont cette pyramide parasitaire a été pensée se donne à voir en toute netteté dans la pratique occidentale contemporaine qui consiste à diviser le monde entre « pays développés », « pays en voie de transition » et « pays en développement ». L’essence de ce système est simple. Tous les acteurs situés à un niveau inférieur ont obligation de céder — sans jamais rechigner — aux échelons supérieurs une partie de leurs ressources matérielles, financières, intellectuelles et humaines. En substance, nous avons donc affaire à une construction parasitaire à plusieurs niveaux, imposée à l’échelle planétaire.

Le mot « parasite » vient du grec  ; il signifie « pique-assiette ». Dans la Grèce antique, on désignait ainsi les escrocs qui gagnaient la confiance de citoyens fortunés et s’emparaient de leurs maisons, tantôt par la ruse, tantôt par la force. C’est bien ainsi qu’agissent les puissances occidentales, assurant leur domination mondiale sans reculer devant les manœuvres les plus brutales, les plus inhumaines.

L’histoire en fournit une foule d’exemples. La conquête du Nouveau Monde s’accompagna d’un véritable génocide des populations autochtones. Le partage et le pillage de l’Afrique entraînèrent la déportation outre-Atlantique, essentiellement vers les États-Unis, de plus de 15 millions d’esclaves. Et on se souvient bien du siphonnage massif des ressources d’Asie du Sud et du Sud-Est, des « guerres de l’opium » en Chine et d’autres opérations analogues. 

Comme souvent dans ce genre de littérature, l’auteur ne s’embarrasse pas des faits.

S’il y a une critique de la politique de l’Europe moderne à formuler, elle concernerait bien plutôt la mise au travail forcé des populations d’Amérique du Sud — les descriptions de la mita, des conditions de travail dans les pêcheries de perles ou dans les mines de Potosí fourniraient des exemples plus convaincants des exactions coloniales — qu’un quelconque « génocide », dont on voit mal l’intérêt économique pour les colons en question. Quant aux chiffres concernant la traite, on sait que les esclaves africains capturés et envoyés vers les États-Unis ont représenté 3 à 5 % du total des déportations.

En même temps, les projets coloniaux et impérialistes étaient planifiés et mis en œuvre avant tout par le capital privé  : marchands, entrepreneurs, sociétés par actions et corporations qui disposaient à la fois d’une armée et d’une flotte propres, et dont la puissance surpassait celle de nombreux États. 

Les entreprises transnationales ont désormais pris la suite des « compagnies des Indes » et des administrations coloniales et, aujourd’hui encore, leurs ressources dépassent de loin celles de la plupart des États du globe. Dans les pays occidentaux, la politique n’est pas dictée par les organes du pouvoir élus par le corps civique, mais par le grand capital. Aux États-Unis, le conglomérat de l’armement se comporte depuis bien longtemps comme le maître du Pentagone. Quant à leurs collègues des géants de l’information, Google, Meta, Apple, Microsoft ou Amazon, ils ne cherchent même plus à dissimuler la manière dont ils exploitent à leur profit les technologies de collecte des données personnelles et de contrôle social à l’échelle planétaire.

Dans un numéro de La vie internationale de la même année 2023, Patrouchev précisait sa conception des « méthodes cyniques » des multinationales occidentales : « L’une d’elles consiste à expérimenter sur divers virus et agents pathogènes dans des laboratoires militaro-biologiques placés sous la direction du Pentagone. Ces méthodes s’appliquent sans le moindre scrupule à la dégradation morale et éthique des sociétés » 2. Pour la sphère complotiste — de Curtis Yarvin au Kremlin — le Covid-19 est un moment de bascule politique, savamment préparé par des « puissants » dans le but de contrôler leurs populations.

Un autre conglomérat, constitué celui-ci de banques privées et désigné sous le nom de « Réserve fédérale des États-Unis », fait quant à lui office de créancier du gouvernement américain, lequel s’est efforcé d’imposer au reste du monde « l’aiguille du dollar ».

Le jeu de mots « l’aiguille du dollar » est ici une synthèse entre deux imaginaires complotistes : les élites financières contrôlant le monde depuis les États-Unis et les laboratoires pharmaceutiques inoculant des maladies par le vaccin.

Washington continue délibérément, bien que sous la contrainte, de creuser la dette publique, qui dépasse déjà les 32,5 trillions de dollars. Les présidents successifs de la Fed n’en vantent pas moins la capacité des États-Unis à rembourser n’importe quel crédit, puisqu’ils peuvent émettre de la monnaie en quantité illimitée.

Les tenants d’un socialisme vulgaire, puis d’un fascisme toujours prompt, dans les faits, à favoriser le capital, ont répété ces banalités depuis le début du XXe siècle : il n’y aurait d’autre politique en Occident que celle imposée d’une main de fer par les grandes puissances économiques. Ce serait donc un monde sans contradictions ni conflits entre le politique, l’économique et le social… La réalité semble démontrer l’inverse chaque jour.

Pour maintenir sa domination globale, l’Occident recourt volontiers aux interventions militaires, aux menaces d’usage de la force, à la « privatisation » des élites, aux « révolutions de couleur », tout en encourageant le terrorisme et l’extrémisme. 

Nikolaï Patrouchev reprend ici deux thèmes chers à Poutine : la « nationalisation des élites » russes décrétée en 2012 et la crainte des « révolutions de couleur » que l’Occident n’aurait de cesse de déclencher, de la « Révolution des roses » en Géorgie à la « Révolution des tulipes » au Kirghizstan (2005) en passant par la « Révolution orange » en Ukraine (2004). 

De fait, l’expansion continue de l’OTAN offre aux États-Unis la possibilité d’absorber des États entiers et de les priver de toute autonomie au seul nom de la défense de leurs intérêts nationaux. Derrière tous ces prétextes, la duplicité de l’OTAN saute aux yeux. Voilà des années que ses membres se posent en défenseurs de la paix tout en déclenchant des guerres ou en menaçant d’intervention toute nation en désaccord avec la ligne politique des États-Unis. La puissance militaire de l’OTAN n’a d’autre fonction que celle de préserver l’hégémonie occidentale, de soutenir ses pressions politiques et ses opérations de vassalisation économique à l’égard de pays qui ne représentent pourtant aucune menace pour l’Alliance atlantique. Au cours de ses sept décennies d’existence, les membres de l’OTAN ont pris part à plus de 200 conflits armés à travers le monde.

Dans les faits, les armées de l’OTAN exercent, pour l’Amérique, une fonction de réserve coloniale. Dès qu’elle en ressent le besoin, Washington envoie au combat les troupes des autres États-membres, sans risquer les vies des Américains, ce peuple « d’exception ». 

Sous sa forme actuelle, le terrorisme international représente lui aussi un instrument direct d’expansion de l’influence atlantiste. La quasi-totalité des grandes formations terroristes d’aujourd’hui ont été constituées et restent armées et financées par les services spéciaux d’Occident, sans autre fonction que celle d’exécuter les décisions de leurs directions politiques. 

La propagande russe répète à l’envi que les formations terroristes afghanes et tchétchènes auraient été directement pilotées par l’Occident, oubliant naturellement que les groupes avec lesquels l’URSS et la Russie ont collaboré étaient, eux-mêmes, pour le moins ambigus sur le sujet. Dans sa version la plus extrême et contemporaine, cette même propagande fait de l’État islamique le fer de lance de la politique occidentale anti-russe, notamment en Syrie.

De même, les grandes crises migratoires actuelles s’expliquent essentiellement par les conflits fomentés par les Occidentaux et par leur politique pluriséculaire de prédation vis-à-vis des États du Moyen-Orient, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine. 

Quant aux méthodes aujourd’hui employées par le crime organisé transnational, elles n’ont rien de nouveau  : l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Portugal et les États-Unis n’ont jamais hésité à recourir aux services de pirates et d’autres bandits pour atteindre leurs objectifs politiques et économiques, le fruit de leurs pillages finissant toujours par atterrir en Occident. 

La domination occidentale s’est aussi appuyée sur un instrument non militaire d’une efficacité redoutable  : l’action psychologique ciblant les habitants des autres pays et continents. Pendant de longs siècles, les propagandistes professionnels du Vieux Monde ont soutenu qu’ils apportaient leurs bienfaits au reste du monde dans une logique purement philanthropique, voire sacrificielle. Tout le monde se souvient des vers de Rudyard Kipling sur « le fardeau de l’homme blanc », consistant essentiellement à envoyer « le meilleur de sa descendance au service des peuplades moroses ». On sait moins que certaines colonies anglaises, à commencer par l’Australie, servirent originellement à purger la métropole de ses criminels et marginaux.

Au-delà de la traduction douteuse de Kipling, un autre trait de la pensée conspirationniste est ici particulièrement saillant pour être souligné : diviser le savoir en « choses que tout le monde sait », « choses que l’on sait moins » et « choses que l’on nous cache ».

Dans ce système intellectuel, un aspect aussi célèbre de l’histoire britannique que l’utilisation de l’Australie comme colonie pénitentiaire ne saurait pourtant être une évidence historique connue de tous, du niveau des repères du brevet : elle doit être un fait que l’Occident rechigne à évoquer.

Le colonialisme trouva sa justification intellectuelle dans ce qu’on a appelé le « racisme scientifique », créé au tournant des XIXe et XXe siècles en Angleterre et aux États-Unis. Une série d’arguments sur l’inégalité physique et intellectuelle des races humaines a permis à ces pseudo-théoriciens de légitimer la tutelle des « races supérieures » sur les « inférieures ». Cultivée pendant des siècles, l’idéologie de la supériorité des Occidentaux sur les autres peuples et civilisations reste active  : c’est bien depuis cette position que l’Occident regarde vers la Russie. Craignant sa grandeur et sa puissance, convoitant ses richesses, les Occidentaux ont toujours cherché à affaiblir notre pays et à s’emparer de ses ressources. Il n’y a donc rien de surprenant dans la vague de russophobie qu’a générée en Occident l’opération militaire spéciale en Ukraine.

La Russie est surtout perçue par l’Occident comme une perpétuelle menace. Rappelons que le démontage du système colonial commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’est produit sous l’influence directe des exploits et victoires de l’Union soviétique. C’est seulement à ce moment que les métropoles occidentales ont perdu le contrôle de leurs possessions, ce qui permit du même coup à des dizaines d’États d’accéder à l’indépendance. Par conséquent, les colonisateurs en furent réduits à employer des mécanismes de contrôle indirect en attirant les nouveaux États dans leurs blocs politiques et militaires, en corrompant les élites locales, en favorisant la servitude économique et technologique, en exploitant clandestinement les ressources étrangères. Et pour quel résultat  ? Des pertes immenses et une antipathie constante de l’Occident vis-à-vis de la Russie.

Aujourd’hui, les adversaires de la Russie ont mobilisé contre elle l’ensemble des ressources de leur arsenal. Au-delà des menaces et des sanctions, il s’agit bien de milliers et de milliers de ressources informationnelles placées sous leur contrôle et des nombreuses strates d’un système de manipulation de l’opinion publique, appuyé sur un réseau florissant d’agences de relations publiques, chargées d’ourdir des campagnes médiatiques contre la Russie depuis l’étranger.

On notera l’ironie avec laquelle Patrouchev inverse la réalité des faits : c’est la Russie qui produit, dans des proportions militaires, une guerre informationnelle contre l’Occident, ciblé à travers des opérations spécifiques visant un certain nombre de pays.

Aussi ne devons-nous pas perdre de vue que le potentiel militaire, y compris les capacités balistiques et nucléaires les plus avancées, ne suffisent pas à se prémunir contre l’agression géopolitique de l’Occident. Cette agression appelle une réponse résolue, dans le cadre d’une gigantesque lutte pour la conquête des esprits et des cœurs.

Lorsque l’effondrement de l’URSS a ébranlé l’équilibre des forces, les prétendants à la domination ont aussitôt su en tirer parti pour renforcer leur diktat sur le reste du monde. Aujourd’hui, les États-Unis et l’Europe consacrent des ressources considérables à sélectionner et à former, dans leurs centres spécialisés, de « jeunes leaders démocrates », qui s’efforceront, dans un avenir proche, de renverser les régimes en place dans des pays indépendants pour mieux les inféoder à l’Occident. Bien souvent, les « leaders » ainsi produits se sont avérés n’être rien d’autre que des marionnettes, répondant uniquement aux enveloppes et aux instructions de la CIA, du MI6 et d’autres services spéciaux occidentaux.

De même que pour le paragraphe précédent, il est assez ironique de lire ces lignes en conservant à l’esprit qu’il existait déjà, au moment où elles furent écrites, une série d’initiatives analogues en Russie, à commencer par le projet « Leaders de la Russie », directement lié à la fondation « Russie — Pays d’opportunités » elle-même issue de l’Administration présidentielle de la Fédération de Russie. Patrouchev y lirait-il une « réplique » légitime à l’Occident ou confesserait-il que la Russie est peut-être la première à produire à la chaîne de « jeunes leaders » chargés de déstabiliser les États lorsque la Russie y a intérêt ? 

Les Occidentaux se servent d’autres leviers d’influence, notamment en attirant dans leurs formations des cadres prometteurs et des représentants des forces de sécurité, appelés par la suite à propager des idées nocives aux intérêts nationaux de leurs propres États. Au cours de ces dernières années, nous avons ainsi identifié et neutralisé des centaines d’agents des services spéciaux étrangers ainsi que d’autres individus impliqués dans des actions de renseignement ou de sabotage à l’encontre de la Russie.

Face aux résistances qu’ils rencontrent, les États-Unis et leurs alliés ont adopté une nouvelle tactique, qui consiste à saper systématiquement l’architecture de sécurité globale. Se moquant ouvertement des objectifs et principes de la Charte des Nations Unies, ils s’appliquent à y substituer un « ordre mondial fondé sur des règles » qu’ils ont eux-mêmes édictées. Dans sa fuite en avant néocoloniale, l’Occident tâche désormais de détruire les principales organisations d’intégration internationale qui échappent à son contrôle  : l’ASEAN, l’Organisation de Shanghai, les BRICS, la Communauté des États indépendants, l’Union économique eurasiatique et bien d’autres, sans autre but que de transformer ces États souverains en purs vassaux.

Aux États-Unis, les cercles adeptes du « politiquement correct » se sont convaincus de la destinée supposément « messianique » de l’Amérique, qui l’amènerait à gouverner le monde par la force, sans tenir le moindre compte des intérêts d’autrui. D’où des interventions permanentes dans les processus internes d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, ainsi que de nouvelles alliances pensées selon leurs besoins  : l’accord de coopération militaire AUKUS avec la Grande-Bretagne et l’Australie ou encore le triangle États-Unis-Japon-Corée du Sud tourné contre la Chine, la Russie, la Corée du Nord et d’autres États de la région auxquels Washington n’est pas parvenu à imposer ses volontés. Dans la région Asie-Pacifique, la Maison-Blanche s’obstine à vouloir construire un réseau de sécurité autour de Tokyo et des projets de création d’une filiale de l’OTAN sont à l’étude. Les États-Unis intensifient également leur coopération avec l’Angleterre pour bénéficier de ses services de renseignement, de ses moyens technologiques et d’intégrer ses forces armées aux opérations américaines en cours. Enfin, Washington semble incapable de renoncer à son projet d’une succursale d’une « OTAN de poche » au Proche-Orient.

Le mythe d’une « filiale » asiatique de l’OTAN en préparation et sur le point de voir le jour est un lieu commun dans la propagande complotiste russe depuis de nombreuses années.

Or cette expansion de la machine militaire américaine s’accompagne inévitablement d’une transformation forcée des mentalités et de la spiritualité des pays que les Anglo-Saxons élisent comme un terrain d’expansion de leur influence. On assiste alors à l’implantation méthodique et délibérée d’idées mensongères et de fausses valeurs, qui n’ont d’autre ambition que de favoriser les prétentions néocoloniales de l’Occident. 

La première de ces idées est évidemment le globalisme, antithèse absolue du patriotisme, qui nie toute forme de diversité des cultures et des modes de vie pour mieux forcer les nations et les peuples à se rassembler sous la bannière du consumérisme à l’occidentale. S’y ajoute une propagande frénétique de doctrines factices en matière de diversité de genre, inventant de nouveaux sexes par dizaines en laissant la possibilité de transformer les paramètres biologiques de l’être humain selon son propre caprice, voire sous la contrainte. Le dernier échelon est sans doute celui des doctrines pseudo-écologiques aberrantes, qui vont jusqu’à prôner la diminution drastique de la population mondiale au nom de la préservation de la nature.

On sait que Nikolaï Patrouchev est aussi un adepte de la théorie du golden billion ou « milliard d’or » selon laquelle le milliard d’habitants les plus riches de la planète s’efforcerait d’écraser le reste de la population au nom de sa propre « exceptionnalité » 3, tout en lui imposant un véritable « empire du mensonge ».

Mise en circulation par l’écrivain poutiniste Sergueï Kara-Mourza, cette théorie a également inspiré plusieurs déclarations du président de la Fédération de Russie lui-même.

En trame de fond, on assiste à la promotion du transhumanisme, une pure falsification intellectuelle selon laquelle l’être humain ne serait qu’un maillon de la chaîne biologique et sociale appelant à être « amélioré », si besoin par la force, au moyen de manipulations génétiques ou d’une hybridation avec les systèmes technologiques. En même temps, les populations se voient imposer diverses théories technocratiques qui n’aboutissent qu’à une chose  : rendre l’humain dépendant des technologies et contrôlable par l’intelligence artificielle. 

Ces idées antihumaines, ouvertement hostiles à l’humain, sont depuis longtemps la carte de visite des élites d’Europe de l’Ouest et d’Amérique, et les doctrines en question ne sont qu’un énième outil de l’Occident pour préserver ses anciens profits et privilèges. Dans ce cadre, tous ceux qui refusent de se conformer à ces idées délétères et préfèrent suivre leur propre voie, garantie par une expérience plurimillénaire et toutes les traditions de leurs ancêtres, sont automatiquement désignés comme des ennemis à « rééduquer » par tous les moyens possibles, y compris par la contrainte. 

Il est donc vital que la majorité mondiale, celle qui refuse les fonctions de « base d’approvisionnement » de l’Occident, unisse ses forces pour mettre fin à l’hégémonie néocoloniale et affranchisse ses systèmes politiques, économiques, sociaux et culturels de l’influence de la soi-disant « civilisation » occidentale.

De fait, nous sommes aujourd’hui les témoins d’un déplacement du centre de gravité économique planétaire, qui glisse de l’Occident vers des espaces jusqu’alors qualifiés de « pays en développement ». Par leurs niveaux de production et d’investissement, mais aussi par la croissance de leurs progrès technologiques et de l’amélioration de leurs niveaux de vie, ils se placent d’ores et déjà loin devant les États-Unis et l’Europe.

Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que les globalistes américains, anglais et européens se soient trouvés, en ce début de XXIe siècle, dans une situation critique qui ébranle jusqu’aux fondements de leur pyramide parasitaire. Des foyers de lutte pour la liberté s’allument dans de nombreuses régions du globe  ; des États indépendants cessent de tolérer ce système de pillage  ; de nouveaux pôles de puissance voient le jour et refusent de se soumettre à l’hégémonie anglo-saxonne. Une partie considérable de l’Eurasie, la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine, l’Afrique, le monde arabe  : tous ces espaces sont les centres réels de l’ordre mondial qui s’annonce. Et ce processus ne fait que s’accélérer avec la phase « chaude » de l’affrontement entre la Russie et l’Occident collectif, qui a lieu aujourd’hui en Ukraine. Le refus de la majorité des États du monde de participer aux sanctions contre la Russie en offre une preuve éclatante.

Si la Russie est ainsi devenue un pôle d’attraction pour tous ceux qui sont prêts à s’opposer au parasitisme occidental, c’est que nous proposons une voie alternative, dont les caractéristiques essentielles figurent dans la nouvelle Doctrine de politique étrangère de la Fédération de Russie. Nous sommes ouverts à la coopération avec l’ensemble des États, des forces sociales et politiques disposées à travailler de manière constructive, désireuses d’emprunter conjointement une nouvelle voie de développement et de poser les fondements d’un nouvel ordre mondial, réellement démocratique et multipolaire. […]

Il est clair que les conditions objectives d’une transition vers cet ordre mondial sont aujourd’hui réunies, notamment dans un contexte de profonde crise sociale, économique et politique du monde occidental et du développement accéléré des sociétés non occidentales. 

À ces conditions objectives s’ajoutent encore des motifs subjectifs, à commencer par l’aspiration d’un grand nombre d’acteurs à bâtir une architecture globale d’un genre nouveau, dans laquelle il ne serait plus jamais question de classer les pays et les peuples en catégories ou en types.

De ce point de vue, la mémoire historique représente un instrument particulièrement précieux de résistance aux desseins des colonialistes d’aujourd’hui. Malgré leurs efforts concertés, les Occidentaux ne sont jamais parvenus à en venir à bout. Les peuples de toutes les régions du monde gardent en mémoire ces siècles d’oppression brutale et aucune fable sur une quelconque « mission civilisatrice de l’homme blanc » ne saurait leur faire oublier les horreurs de la traite britannique, les crimes des nazis hitlériens et de leurs complices, les Belges qui coupaient les mains des habitants du Congo pour les punir en cas de récoltes de caoutchouc insuffisantes, ni les crimes des Français et des Américains qui sont parvenus, en deux siècles de pillage abominables, à transformer la florissante Haïti en une décharge à ciel ouvert.

Personne n’a oublié non plus que l’anéantissement de la Libye, les deux campagnes d’Irak et la vague des « révolutions de couleur » dans le monde arabe furent la conséquence directe des manœuvres de Washington pour empêcher les pays africains et les riches États pétroliers du Moyen-Orient de s’émanciper de la tutelle occidentale.

L’Europe, qui semble aujourd’hui animée d’une nouvelle pulsion de souveraineté — ou, comme on le dit là-bas, « d’autonomie stratégique » —, représente, elle aussi, une menace sérieuse pour l’hégémonie américaine. Si Washington et Londres ont orchestré le conflit actuel en Ukraine, ce n’était pas seulement pour infliger une défaite stratégique à la Russie, mais aussi pour affaiblir l’Europe, où l’Allemagne conservait jusqu’alors le rôle de « premier violon ». 

Cette théorie du complot présente la caractéristique de s’éloigner quelque peu de la partition habituelle de la propagande russe de ces derniers mois, qui attribue effectivement à l’Europe dans son ensemble — Grande-Bretagne incluse — la responsabilité du déclenchement et de la poursuite de la guerre en Ukraine.

La théorie voulant qu’il s’agisse d’un complot « anglo-saxon » contre l’Europe elle-même a au moins le mérite de l’originalité — à défaut de la crédibilité, au vu des engagements actuels de l’Allemagne en matière de dépense de défense.

Obsédé par l’idée de préserver son hégémonie passée, l’Occident est allé jusqu’à saper les anciens piliers de sa puissance, plus efficaces encore que sa machine militaire  : je veux parler de la libre circulation des biens et des services, des corridors logistiques et de transport, des systèmes unifiés de paiement, de la division internationale du travail et des chaînes de création de valeur. Par conséquent, les Occidentaux ont fini par s’isoler du reste du monde à un rythme accéléré. La part des États-Unis dans le PIB mondial s’effondre. La décennie en cours verra l’abandon du dollar et le triomphe de la politique de substitution aux importations. La stratégie de la « planche à billets » — comme, d’ailleurs, l’ensemble du système financier de l’Occident — ne fonctionne que si les États-Unis et leurs satellites entreprennent de nouvelles guerres coloniales. Cependant, aucune pyramide financière n’est éternelle. Telle est la loi d’airain de l’économie. 

Dans un avenir proche, il est évident que les États-Unis devront se faire à l’idée de n’être plus qu’un pôle parmi d’autres au sein d’un monde multipolaire, tandis que l’Europe, qui a consenti à devenir un vassal de Washington, devra encore consentir des efforts considérables pour reconquérir son autonomie géopolitique.

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