Un extrait de « L’Anniversario » d’Andrea Bajani
En attendant la remise du Prix Grand Continent le 5 décembre, nous vous offrons des extraits des cinq œuvres finalistes.
Aujourd'hui, L’aniversario d’Andrea Bajani — ou la violence muette d’une famille déclassée.
Le 5 décembre 2025, au cœur des Alpes, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Aujourd’hui, ce sont des bonnes feuilles de L’anniversario (Feltrinelli, 2025).
Après dix ans passés à subir une violence subtile et omniprésente entre les murs de la maison, un fils peut se retourne et raconte l’histoire de sa famille malheureuse et le tabou d’une censure « avec la force brutale du roman ». Le récit qui en résulte est le portrait poignant et lucide d’une femme perdue, qui a tout abandonné pour être quelqu’un aux yeux de son mari, tandis que celui-ci la maintient, elle et ses enfants, dans un régime où la possession et la demande d’amour sont les liens d’un même nœud.
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Je ne peux pas manquer de faire au moins allusion au contexte de l’émigration dans lequel cette histoire doit être replacée. Il s’agit d’un mouvement anormal, de la capitale vers la périphérie, et non vice versa. Il nous avait conduits du centre vers les marges, c’est-à-dire de Rome vers les contreforts prosaïques d’un Piémont moitié rural, moitié tertiaire. Dans le cas de ma mère, cela signifie également le passage de l’anonymat métropolitain — un habitat sinon idéal, du moins rassurant pour toute timidité chronique — au village, qui se fonde au contraire sur l’échelle 1:1, sur le contrôle à l’œil nu des individus présents.
Le village en question est une agglomération de huit cents habitants, semblable à tant d’autres. Il se développe autour d’une rue principale et le long de la route nationale qui grimpe ensuite vers la montagne, se poursuit le long du col et descend directement de la province turinoise dans la France alpine. Il n’y a pas de centre à proprement parler, mais une rue en mauvais état qui sert de colonne vertébrale, bordée de part et d’autre de magasins de première nécessité. Ce sont essentiellement des établissements à gestion familiale : crémerie, bureau de tabac, boulangerie, pharmacie et filiale de la caisse d’épargne. Ainsi que trois bars, dont deux dotés à l’arrière d’un restaurant presque clandestin.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder ici sur la vie du village, ni trop, au fond, sur les raisons pour lesquelles, alors que j’avais quatre ans, nous nous retrouvâmes soudain aux marges de la carte géographique, au pied des Alpes occidentales. Quoi qu’il en soit, le parcours concret consista en un concours au ministère des Travaux publics, puis en des destinations établies par la roulette de la machine étatique. Selon l’hypothèse la plus plausible, mon père entendait disparaître des cartes avec tout son noyau familial.
La seule allusion à notre départ de Rome provient de la mère de ma mère. Avant notre fuite vers le Nord, mon père était vendeur dans un magasin de valises et de sacs situé Via Nomentana. Dans un accès de colère, il avait frappé un client, avant de découvrir qu’il s’agissait, pour ainsi dire, du mauvais client. Lequel était, en effet, revenu le lendemain, accompagné, lui faire la peau, ou du moins lui rendre la monnaie de sa pièce, intérêts compris. La conséquence de cet acte fut la suivante : mon père quitta son emploi et s’enferma chez lui, terrifié — au dire de ma grand-mère — à l’idée d’être repéré à Rome. Par la suite, il évoqua une seule fois cet épisode, se concentrant sur la bagarre et sur le fait qu’elle s’était produite pour empêcher un vol, pour neutraliser des voleurs. Il négligea la fuite qu’elle entraîna.
Quelle qu’en soit la raison, c’est lui qui emménagea le premier dans le Nord. Je ne saurais dire combien de temps cela a duré, mais il y eut assurément une période où, tandis qu’il s’efforçait de se réinventer dans un contexte différent, ma mère demeura à Rome avec ma sœur et moi, chez la mère de mon père, sous sa juridiction.
Je dis « se réinventer » car tel fut, je crois, le vecteur dominant le long duquel notre vie de famille commença à se mouvoir. Ou, à défaut de l’être volontairement, cela le devint peu à peu et entraîna de nombreuses conséquences, y compris la fin malheureuse. Les Alpes au lieu de la nature métropolitaine, le village à la place de la capitale, et lui-même implanté au milieu de ce paysage. En se déplaçant aux marges de la carte, il pouvait certes disparaître, mais surtout renaître à une autre vie — ou à un autre destin. Il avait un peu moins de trente ans, c’est-à-dire un âge auquel on pouvait encore repartir de zéro. Son emploi dans le Nord offrait tout cela. Il donnait à mon père, y compris à ses propres yeux, la possibilité d’octroyer une forme de solidité à sa femme et à ses enfants. Et de prouver aux familles respectives qu’il avait la tête sur les épaules. Avec un bonus supplémentaire : tenir sa mère et sa belle-mère à distance.
Son emploi, qui débuta d’abord dans un siège éloigné, avant de se poursuivre à quelques kilomètres de notre domicile, favorisait cette perception. Une fois sa journée de travail terminée, il arpentait en voiture la vallée, soit pour se ravitailler, soit pour satisfaire une sorte de faim du regard. D’une certaine façon, il se dotait d’un paysage pour consolider la version de sa personne qu’il inaugurait. Sur ce nouveau paysage il disposa ensuite sa famille, avec un décor totalement différent : les skis aux pieds, les pique-niques à Montgenèvre, les photos devant des marmottes.
Il est difficile de définir l’impression qu’un changement si radical suscita chez ma mère. Je ne crois pas qu’elle l’interpréta uniquement comme une déportation ; peut-être était-elle rassurée de voir mon père prendre la situation en main. De plus, cela mettait fin à une vie quotidienne dans le foyer de sa belle-mère. Mais, c’est un fait, ce déménagement alla de pair avec une nouvelle version de son mari. Elle avait choisi un époux fougueux, passionnel — quoique dans une variante incontrôlée —, et elle eut soudain affaire à un homme qui s’appliquait méthodiquement à rendre réelle une autre version de lui-même, femme et enfants compris.
L’essentiel est que ma mère fut plongée du jour au lendemain dans un environnement où elle ne pouvait pas s’enraciner et dans lequel, de fait, elle ne s’enracina jamais, auprès d’un mari renaissant, du moins en apparence, et de deux enfants qui n’avaient pas souvenir d’une vie antérieure. Prédisposée à l’inexistence et à l’invisibilité, son corollaire inévitable, elle dut traverser chaque jour le village sous le regard de toutes les fenêtres — c’est du moins, j’imagine, ce qu’elle pensait en marchant. Son parler, cet italien pour ainsi dire standard — une sorte de langue pure, raffinée durant les cinq ans du lycée —, équivalait lui aussi à un jet de pierre contre la vitre du dialecte local, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour demander un litre de lait, du pain, ou une salade. C’est ainsi qu’elle décida en définitive de se taire.
Non qu’il n’y ait pas eu d’autres immigrés. L’un des trois bars était dit « des Méridionaux », surtout des Calabrais, avec l’ajout de quelques Siciliens et peut-être d’une famille sarde, qui toutefois ne se mêlait pas aux autres. Ils travaillaient pour la plupart dans le bâtiment ou dans l’une des deux usines du territoire, une fabrique de carrelage et une vitrerie. Ils se retrouvaient par vagues à l’extérieur du bar, pour la pause déjeuner, en tenue de maçons ; puis à l’heure de l’apéritif, déjà douchés ; enfin, le samedi et le dimanche en occupation permanente. En particulier les hommes. Les femmes y allaient peu, certaines faisaient des ménages, les autres se voyaient le week-end. Elles étaient, quoi qu’il en soit, le contraire du silence de ma mère. Dans le bar, on parlait toujours trop fort, selon une partition où les rixes et les rires ne différaient guère, les unes comme les autres se détachant, par de nombreux décibels, du tableau général.
Néanmoins l’écart entre leur condition et celle de ma mère — plus encore que la nôtre — était extrêmement important. Pas seulement parce que — chose non négligeable en soi — ces femmes reproduisaient les dynamiques classiques de toute émigration en se regroupant, alors que ma mère était toujours seule. C’était leur mouvement, leur rapport à l’époque, qui était profondément différent. Les familles calabraises ou siciliennes tentaient de se libérer du Sud, isolé du présent ou du système de production, ou tout simplement de se doter d’une existence qui offrirait une vie meilleure et une instruction à leurs enfants. Elles cherchaient, grosso modo, un accès à l’Histoire, mais sans rhétorique : uniquement le temps relié aux choses qui se produisent, un mouvement. Le prix à payer n’était autre que l’éloignement et, j’imagine, un peu de nostalgie.
Le vecteur de ma mère, au contraire, se déplaçait dans la direction opposée. En cette année 1978, Rome était au centre de ce qui constituait alors un présent turbulent et qui unissait, entre autres, la mort d’Aldo Moro aux années de plomb, avec le long sillage de la stratégie de la tension. Aussi privé que puisse être notre quotidien, nous vivions dans l’œil d’un cyclone qui ne s’arrêterait pas avant quelques années. Quitter Rome signifia donc s’extraire de l’Histoire, sortir du premier centre de gravité. Cela consista, pour ma mère, à échouer dans un silence infiniment pneumatique qui, en un peu plus de sept cents kilomètres, engloutit l’espace et le temps. Ma sœur et moi nous tenions dans la temporalité de l’école, mon père dans celle du travail et dans les raisons personnelles qui l’avaient conduit à accomplir ce choix pour nous tous. Ma mère se tenait dans son silence.
Il convient d’ajouter à ce tableau l’absence, à la maison, du téléphone, qui à l’époque s’était déjà assez largement généralisé partout, dans les villages comme dans les villes. En l’interdisant — officiellement pour limiter les dépenses —, mon père parachevait l’isolement de ma mère, ainsi privée de contacts familiaux, et transformait cet emménagement en une condition qui devait lui apparaître, du moins à certains moments, comme une sorte d’exil, chose que la proximité avec la frontière française ne pouvait qu’accentuer. Le téléphone à jetons, dans la cabine, n’était pas pour elle une véritable solution. Premièrement, parce qu’il lui fallait d’une façon ou d’une autre rendre compte de toute sortie, quelle que soit la somme dépensée — peu importait qu’elle utilise son argent de poche, ou le fonds collectif. Deuxièmement, parce que cela revenait à admettre, provoquant ainsi la contrariété de mon père, que cette absence lui pesait. Enfin, le fait d’aller téléphoner à sa mère de la cabine publique suscitait vraisemblablement en elle une double honte : face à ses parents, parce que cela soulignait sa condition de subalterne, c’est-à-dire l’impossibilité pour elle d’avoir un appareil à la maison ; et face au village, parce qu’elle était obligée, pendant toute la durée de l’appel, de s’exposer aux projecteurs dans cette guérite aux parois transparentes.
Je me demande — question que je ne me posais pas alors — comment elle passait ses journées, ce qu’elle faisait durant toutes ces heures, quand mon père travaillait et que nous étions ma sœur et moi en classe jusqu’au milieu de l’après-midi. Certes, il y avait les tâches ménagères qui, légitimement, l’ennuyaient, je crois. Elle les effectuait en affichant presque un manque de compétence, plus dans le geste que dans le résultat, comme si elle empruntait aussi cette fonction, comme si elle refusait de croire à la version domestique de sa personne à laquelle mon père l’avait prédisposée. Comme si elle s’y employait à ses moments perdus. Si ce n’est que le reste du temps n’était qu’une coquille vide. Par surcroît, l’appartement était petit, deux pièces et une cuisine, et l’entretien régulier accélérait le processus quotidien. Bien sûr, il y avait les courses, les repas, le linge à laver puis à repasser. Mais cela laissait encore du temps — et un silence dense et hostile, sans téléphone —, en dehors de rapides incursions au village lorsqu’il manquait soudain quelque chose dans le réfrigérateur. Et puis, le soir, s’asseoir et écouter tout ce qui était arrivé aux autres.
(En revanche, voici que se détache nettement dans ma mémoire, de façon cristalline, un geste de protagoniste de sa part. À son origine, un petit accident que j’avais eu en bas de l’immeuble, une perte d’équilibre provoquée par mon exubérance et par une forme d’exhibitionnisme. Ce fut en fait une légèreté d’enfant, d’abord un obstacle, puis une chute la tête la première entre deux pierres, et enfin une profonde coupure au-dessus de l’œil.
Je me rappelle le sang, mais surtout le trajet de la maison jusqu’au dispensaire, assis sur le porte-bagages de la bicyclette de ma mère. Deux cents mètres, peut-être trois cents, séparaient l’entrée de la sortie du village. À l’entrée il y avait des prairies, à la sortie le périphérique. Au milieu se trouvait ma mère, cette jeune Romaine que personne ou presque ne connaissait, malade de timidité, qui appuyait maintenant de toutes ses forces sur les pédales, un mollet martyrisé par la polio. Et moi, derrière, qui avais simplement confiance.
Je ne suis pas capable de dire ce qu’il se passa, comment elle géra cette situation, si elle eut peur. Mais je me souviens très bien de ma bonne humeur, tandis que je me tenais agrippé à sa taille et qu’elle pédalait, devant. Plus de quarante ans après cette scène, et dix depuis ma dernière rencontre avec ma mère, la vue de la rue en perspective, pendant que nous nous précipitions chez le médecin, demeure indélébile dans ma mémoire. Elle englobe son corps, son dos. Et le bout de mon doigt que je ne cessais de porter à cette entaille, plus étonné qu’apeuré par le fait qu’il pouvait l’ouvrir, qu’il pouvait s’y introduire.
Voilà ce que je conserve de cette journée, ainsi que la sensation — également physique — du fil qui suturait la plaie, qui en soudait les bords. Bref, ce succès de ma mère et cette déchirure que je cherche maintenant, tandis que je tape ces mots sur le clavier, écartant un instant la main de l’ordinateur, m’immobilisant au milieu de la phrase. Et je le trouve, en diagonale : deux points de suture au sourcil gauche, à un centimètre de l’œil, pas plus.
L’écriture, qui tombe à présent sur cette scène, depuis un point si lointain dans le temps et l’espace, entrouvre également la paix qui suivit cette intervention, sur le chemin du retour vers la maison, le vélo qu’elle tenait à la main.
8
Le téléphone finirait par arriver chez nous, quoique près de quinze ans après notre emménagement dans le Nord. Alors que les années 1990 étaient bien entamées, apparut le modèle standard de cette époque, doté de touches en caoutchouc, du logo de la compagnie de téléphonie nationale imprimé en rouge et d’un combiné déjà influencé par le design davantage que par l’efficacité. Nous sautâmes à pieds joints par-dessus le modèle en bakélite gris souris, le classique à cadran rotatif. Le téléphone sonnait déjà depuis vingt ans dans les appartements de nos familles à Rome, et nous autres le fîmes sonner pour la première fois dès que la compagnie l’eut installé. Les parents de ma mère soulevèrent le combiné et à l’autre bout du fil se trouvait leur fille cadette.
L’appareil échoua à la cuisine derrière une porte en verre dépoli, flanqué du volumineux annuaire des abonnés de toute la province de Turin, qui nous fut remis en mains propres quelques jours après la signature du contrat. Ainsi, tandis que l’Italie se préparait au téléphone portable, nous apprenions, nous, à utiliser la ligne fixe. J’étais en seconde et je l’inaugurai en comparant au bout du fil les versions latines et les équations avec mes camarades. Ma sœur l’utilisa très rarement, parce qu’elle préférait de toute façon sortir, retrouver ses amies sur la grand-place. Pour ma mère, en revanche, il représenta une brèche potentielle dans notre isolement, un canal qui s’ouvrait enfin entre le Piémont et Rome. Mon père, bien entendu, refusa de le voir, ou presque, d’où son emplacement marginal, derrière la porte, à un endroit invisible pour quiconque n’était pas au courant de sa présence.
Le contrat fut, d’une façon significative, établi au nom de ma mère. Ce n’était pas pour des raisons de facturation, car elle ne possédait pas de revenus personnels et n’était pas, comme je l’ai déjà écrit, titulaire d’un compte en banque. Cette décision, si on l’analyse a posteriori, obéissait à un critère moitié symbolique, moitié défensif. Le symbole était clair : puisque ma mère avait voulu le téléphone, elle en répondrait de son nom. Ce qui constituait aussi, subtilement, une mise au pilori si l’on considère la timidité profondément chronique dont elle était affectée. La raison défensive s’inscrivait dans la droite ligne de l’interdiction précédente de disposer d’un appareil. Mon père ne voulait pas être repéré. Par sa mère ? Par sa belle-mère ? Par les types sur lesquels il était tombé en frappant à coups de poing le mauvais client ? Quelle que soit la personne qu’il fuyait, il ne devait pas être retrouvé. Le nom de ma mère dans l’annuaire téléphonique équivalait, pour mon père, à une sorte d’anonymat parfait. Personne ne connaissait le patronyme de ma mère, non parce qu’il avait été absorbé par celui de mon père, mais parce qu’il n’y avait aucune raison de le connaître. Son invisibilité était telle qu’aucune machine bureaucratique ne la mentionnait, si l’on excepte l’état civil auquel elle ne pouvait échapper. Et pour les quelques autres, son prénom suffisait.
Bien qu’elle fût titulaire du contrat, c’est mon père qui fixa les règles d’usage du téléphone. Elles furent la conséquence naturelle du postulat de départ : le téléphone, s’il était inévitable, devait répondre à un impératif de nécessité et non servir à un divertissement. Dans la nécessité figuraient surtout les urgences liées à la santé, au travail ou à l’école. En l’absence d’un besoin réel, nous n’avions pas de motif de décrocher le combiné. Comme, par chance, il n’y avait jamais, ou presque, d’urgences à affronter, le téléphone demeurait un objet placé derrière la porte de la cuisine avec une facture pratiquement restreinte à l’abonnement mensuel, à payer tous les trente ou soixante jours. Ce qui, au moins, ne faisait pas monter la tension à la maison.
Le critère de la nécessité auquel était soumis l’usage du téléphone se traduisait par le simple concept de donner ou de recevoir des nouvelles. Et donc par des appels brefs, essentiellement affirmatifs, où l’on disait que tout allait bien avant de raccrocher.
L’arrivée du téléphone fut paradoxalement une sorte de rétrocession. L’appel dominical, auparavant passé dans la cabine, avait lieu en effet sans témoins et, quoique sujet aux unités téléphoniques, comprenait également — j’imagine — quelques instants de bavardage arbitraire. Désormais, ma mère se sentait obligée d’appeler en présence de mon père, ne serait-ce que pour prouver qu’elle avait certes désiré cet appareil, mais qu’elle respectait les règles du jeu.
Voilà pourquoi elle limita de plus en plus ses propos. Elle se retira davantage, d’une certaine façon, à la surface, où rien ne risquait de s’écrouler et où les rares échanges, comme tout ce qui est rare, ne créaient pas d’obstacle. Elle opta, surtout par instinct de survie, pour une forme de non-engagement qui la mettait en sécurité. Elle commença avec le téléphone, puis elle appliqua progressivement cette méthode à la vie quotidienne. Ses conversations — auxquelles nous assistions surtout le dimanche matin — étaient pour ainsi dire vides, composées de lieux communs et de petits rires distribués en divers points de la phrase. Ce qui, je crois, confirmait à mon père l’idée que cet appareil abrutissait, avant tout.
Toute limitation de la liberté comporte cependant une incitation à chercher des stratagèmes pour passer à travers les mailles. Ainsi, si le montant de la facture établissait le nombre des appels qu’il était permis d’effectuer, rien n’interdisait d’en recevoir. S’ouvrit alors l’ère des sonneries, qui étaient le moyen par lequel chacun de nous lançait, depuis la maison, son signal au monde extérieur. Il suffisait d’indiquer aux amis, pour ce qui était de ma sœur et de moi-même, ou aux membres de la famille, dans le cas de ma mère, que nous étions prêts à parler pour qu’on nous appelle. Cette méthode contournait toutes les règles liées à la durée. Et si la sonnerie avait lieu à l’insu de mon père, c’était encore mieux : cela nous exemptait de toute forme de jugement.
Ce système fut, pour nous autres enfants, de l’oxygène infiltré dans le compartiment étanche de la maison. Il se mua en véritable langage, en morse pour les oreilles. De deux sonneries, nous demandions à être appelés ; d’une seule, nous disions à nos amis que nous pensions à eux. Nous disparaissions derrière la porte de la cuisine, composions en toute hâte le numéro sur les touches, puis ressortions comme si de rien n’était. Ce code fut ensuite adopté par nos interlocuteurs, surtout celui des bonjours. À une sonnerie lancée correspondait une sonnerie reçue. Notre foyer se changea ainsi en forêt ponctuée de sifflements téléphoniques. Ma sœur et moi les reconnaissions, nous savions à qui les attribuer. Nous disions « pour moi » afin d’empêcher l’autre de se l’approprier ou de cultiver l’illusion qu’on pensait à lui. J’ignore si cela agaçait mon père ; chez ma sœur et moi, en tout cas, le plaisir de nous être tirés d’affaire l’emportait.
Il en alla autrement pour ma mère, parce qu’elle n’avait personne, en dehors de sa famille, à qui lancer des signaux. C’est ainsi que ses conversations avec sa propre mère, qui l’appelait dès qu’elle recevait une sonnerie, cessèrent d’être brèves, mais continuèrent d’être superficielles, puisqu’elles se déroulaient à portée de voix de mon père. (Transgressait-elle les règles lorsqu’il était absent ? Certainement pas, car elle aurait eu ensuite un fardeau d’informations, négligeables ou importantes, à dissimuler à son mari.) Ces appels, je crois, lui causaient parfois un abattement et une frustration qu’elle ne montrait pas ouvertement, mais qui n’en étaient pas moins visibles à l’œil nu. Mon père ayant lui-même admis la sonnerie comme méthode officielle, elle n’avait aucune raison de téléphoner à nos frais. De même que ma sœur et moi, elle composait le numéro, portait le combiné à son oreille et raccrochait après la première sonnerie pour éviter qu’une réponse éventuelle ne déclenche la guillotine de l’unité téléphonique.
La sonnerie, toutefois, était par nature presque imperceptible. Et bien que nos interlocuteurs soient désormais entraînés à l’entendre, elle risquait pour mille raisons (un téléviseur allumé, une conversation, l’aspirateur) de passer inaperçue. Nous ne pouvions pas non plus avoir la certitude que les personnes dont nous essayions d’attirer l’attention étaient vraiment chez elles. Je me rappelle l’insécurité, l’anxiété et la crainte avec lesquelles ma mère — qui pourtant, à cette époque, était déjà mère de deux adolescents, et que l’on pouvait donc qualifier de « dame » — pressait encore et encore les touches sans que rien n’advienne. Pour répéter son geste à plusieurs reprises, se rendre sans cesse à la cuisine et faire sonner le téléphone dans une maison probablement vide. Et la patine de résignation qu’affichait son visage quand le dimanche s’achevait sans qu’elle ait reçu l’appel qui, quoique superficiel, lui aurait apporté la voix de sa mère. Et le ton sur lequel mon père disait « tes parents n’ont pas téléphoné » en guise de glose.
9
L’image la plus récurrente que j’ai des loisirs de ma mère en présence de mon père est celle d’une femme remplissant la Settimana Enigmistica1, assise sur le canapé, tandis qu’il lit un livre. Elle a laissé glisser ses lunettes sur son nez par négligence, plutôt que pour mieux voir, et affiche un air ennuyé. Elle attendait qu’il termine sa lecture et décide du laps de temps qui nous séparait du dîner. Appréciait-elle les mots croisés ? L’amusaient-ils ? Je crois qu’ils étaient surtout un passe-temps. Dans mes souvenirs, elle est souvent distraite, le regard tourné vers l’extérieur. Ou, plus fréquemment encore, elle s’endort, son crayon tombe sur la feuille de papier, sa tête pend contre le dossier du canapé ou sur son épaule, la bouche à moitié ouverte. J’ignore ce qui primait chez elle, la passion d’inscrire des mots dans des cases ou la volonté de se conformer à la version de sa personne que mon père avait façonnée pour elle.
« Ça, c’est un livre pour ta mère » a toujours signifié, dans la bouche de mon père, qu’un roman ne valait rien. Cette affirmation comportait aussi une sorte d’affection. Cette affection particulière, perverse, sincère et violente qui traduit, ou résume, l’affirmation d’un empire. Introduire le roman en question dans la bibliothèque domestique qu’il constituait, jour après jour, en autodidacte volontaire, figurait au nombre des concessions qu’il lui accordait. Mais décréter qu’un livre était pour ma mère voulait dire avant tout que sa place la plus appropriée était la poubelle.
Je ne me rappelle pas d’où provenaient ces romans supposément de seconde catégorie qui entraient chez nous et finissaient tous par échouer sur la table de nuit de ma mère. Certains étaient des cadeaux de mon père, ils surgissaient du papier d’emballage de la librairie pour son anniversaire ou pour Noël. Ma mère les déballait et remerciait. À un moment donné, elle se mit à déclarer à son tour « Ce sont des livres pour moi » en se regardant, d’une certaine façon, avec les yeux de mon père. C’est-à-dire ne conservant, à travers l’auto-humiliation, que la partie de la prétendue affection.
J’ignore si mon père lui achetait la Settimana Enigmistica. En tout cas, il ne s’opposait pas à son achat car il était essentiel de tenir ma mère occupée, de « lui donner quelque chose à faire », comme il disait, de façon qu’il ait, lui, le temps de lire les livres qu’il souhaitait ou de vaquer à ses affaires, skier de l’autre côté de la frontière française, grimper. Et pour elle, ce qui importait ce n’était pas tant qu’il puisse lire ou faire du sport, mais qu’il la reconnaisse pour celle qu’il avait lui-même exigé qu’elle soit.
Ce qui équivalait peut-être, dans la conception de la vie de ma mère, à un malheureux acte d’amour. Tel fut, je le crois, l’un des grands malentendus entre mes parents : mon père voulait qu’elle ne soit rien, de façon à pouvoir, lui, être quelque chose ; et ma mère voulait n’être rien, car n’être rien était au moins quelque chose. Ce qui, plus qu’un malentendu peut-être, fut d’une certaine manière un pacte tacite, leur secret. Résultat, elle s’anéantit vraiment, et lui, face à ce rien assis sur le canapé, amoncela ressentiment, mépris et désespoir ainsi que, semaine après semaine, s’amoncelaient sur la table les mots croisés qui échoueraient ensuite dans la poubelle.
Et pourtant, des deux, ma mère avait été la seule à s’inscrire à l’université, détail qui ne fut que rarement mentionné dans notre histoire familiale et, ces rares fois, sous forme de reproche par mon père : ce qu’elle aurait pu être et qu’elle ne fut pas, une femme réduite aux mots croisés. Fille de la petite bourgeoisie romaine, dotée d’une mère qui avait grandi à l’orphelinat avec ses deux sœurs avant d’être engagée comme secrétaire dans un cabinet d’avocats dont avec le temps elle était devenue, par la force des choses, la pierre angulaire, ma mère fut la première à faire des études en ayant un horizon universitaire devant elle. Elle fréquenta un lycée général renommé. Le latin et les langues étrangères étaient l’option d’une ascension sociale, d’un emploi plus qualifié que celui de ses parents. À quoi pensait-elle en choisissant ce parcours ? Je l’ignore, personne ne l’a jamais approfondi. Mais c’est l’indice d’un choix, l’hypothèse d’une version d’elle-même qui diffère de celle de sa famille d’origine.
J’imagine qu’elle en avait parlé chez elle. Sa mère était titulaire d’un diplôme professionnel, son père — je présume — du brevet d’études. Tous deux appuyèrent probablement le choix d’une poursuite dans l’enseignement secondaire, la mère avec sans doute quelques ambitions, le père, par son approbation, puisque c’était le désir de sa fille. Peut-être firent-ils preuve de prudence face à d’éventuels accidents de parcours, je ne crois pas néanmoins que cela ait été un frein. Elle n’avait jamais causé de problèmes, et sa tendance congénitale à l’acceptation des règles lui servait de garant.
Savait-elle que des études secondaires impliquaient des études universitaires et qu’elle entamait donc un parcours de dix années, au moins ? Elle le savait forcément ; d’ailleurs, sa sœur, un peu plus âgée qu’elle, avait opté pour une école professionnelle afin d’échapper à une longue filière qui ne l’intéressait guère : elle avait effectué une formation qui lui permettrait de travailler dans un cabinet d’expert-comptable, et elle travaillait dans le cabinet d’un expert-comptable. Bref, elle avait fait ce qu’elle voulait. Et ma mère ? Ma mère avait choisi le latin et le français. Quel avenir imaginait-elle ? Professeure de lycée ? Médecin ? Avocate ? Pensait-elle qu’elle abandonnerait la vie de locataire de ses parents et aurait une maison à elle ? Difficile de le dire car, je le répète, ce sujet ne fut jamais abordé dans nos conversations. En outre, tout cela diffère tant de la femme que j’allais connaître jour après jour, dans ma vie d’enfant et d’adulte, que j’ai du mal, y compris en inventant, à appliquer à cette jeune fille le visage de ma mère. Il est vrai que cette donnée ne fut pas passée sous silence, et donc que j’aurais pu poser des questions, enquêter, à l’époque. Mais je me conformai moi aussi à la version officielle que mon père avait mise au point, celle des mots croisés.
Quant à lui, il opta pour des études secondaires par inertie. Il était le fils d’une femme substantiellement déshéritée, qui avait dégringolé de la bourgeoisie commerciale romaine pour échouer dans le prolétariat avec deux enfants à élever, tandis que les deux autres, fruits de son premier et plus honorable mariage, étaient demeurés du côté opulent de l’Histoire, à la tête d’une activité partagée dans les beaux quartiers et dotés d’une domestique à demeure. Bref, deux vies — celles de la mère de mon père — dont je ne sais pas grand-chose, au-delà de ce que j’ai glané à la lueur des allusions. La première vie en première classe, si l’on peut dire, avec une mythologie trois fois romancée. Par elle, à force de regrets ; par mon père pour équilibrer les comptes du roman dont il était le tragique protagoniste, selon la vieille méthode du bouc émissaire ; et par moi, mû par l’instinct naturel de réécrire les existences des membres de ma famille en me fondant sur des données reçues.
Il y avait, dans la première vie de ma grand-mère, une topographie bien délimitée (l’Esquilin, quartier de Rome) et une activité commerciale lucrative, immobilière. Que sa famille ait vendu des villas ou des pavillons importe peu ; ce qui compte, c’est que sa première vie comprenait de vastes superficies, peut-être des gouvernantes et tout le corollaire d’une classe qui nous était totalement étrangère. Ainsi qu’une certaine tendance à la transgression, qui était en réalité la raison de son charisme et dont découla la dégringolade dans la seconde vie et dans la seconde classe. Il y eut probablement à l’origine un péché de chair, comme le triple passage dans les eaux du roman l’avait établi, toutefois le point marquant est ailleurs : des deux vies, c’est de la seconde — la chute — que nous fûmes les descendants. Ma grand-mère se mit à travailler au taux horaire, à ranger les maisons des riches. Bref, elle se lança dans les travaux domestiques, comme on dit, elle devint femme de ménage. De la classe d’où elle était issue, elle conserva les manières et les ambitions, ainsi que, je présume, un héritage qu’on lui avait versé plus ou moins en sous-main et qui lui servait, j’imagine, à se payer de petits plaisirs, pour ainsi dire, et sa maison en bord de mer. De sa chute, en revanche, découla son alcoolisme, comme expression d’une réticence à accepter le fait que cette même chute se fut conclue en la projetant contre le pavé d’une Rome bien peu bourgeoise.
Mon père fut le principal héritier de ce choc. Il opta, comme je le disais, pour des études secondaires, sous certains aspects un choix naturel, compte tenu de la première vie de sa mère. En définitive, il était déjà, à l’âge de quatorze ans, un ex-bourgeois sans conscience de classe car, de fait, sans classe d’appartenance et donc sans véritable ambition. Et sans père, ou avec un père dont seuls quelques détails se sont introduits dans le roman familial (dont une mort obscure et précoce). À savoir son nom et l’abandon du foyer, dont l’acmé consistait en un épisode frôlant le comique : ma grand-mère qui brandit la louche, lors d’une dispute, et l’abat violemment sur la tête de son second mari. Et un épisode plus tardif : mon père jeune homme qui intime au sien de ne pas s’approcher de sa sœur — de quatre ans son aînée, mais néanmoins une fille au sein de son code viril —, faute de quoi il lui cassera la figure.