Un extrait de « Goldstrand », de Katerina Poladjan

En attendant la remise du Prix Grand Continent le 5 décembre, nous vous offrons des extraits des cinq œuvres finalistes.

Aujourd'hui, Goldstrand de Katerina Poladjan — ou le retour fantasmé d’un homme à ses origines.

Katerina Poladjan, Goldstrand, Francfort, Fischer Verlag, 2025, 155 pages, ISBN 9783103971767

Le 5 décembre 2025, au cœur des Alpes, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Aujourd’hui, ce sont des bonnes feuilles de Goldstrand (Fischer Verlag, 2025).

Dans les années 1950, une station balnéaire voit le jour sur la côte bulgare de la mer Noire : Goldstrand, pensée comme un lieu de villégiature pour tous. Eli est conçu sur le chantier.

Soixante ans plus tard, après avoir connu ses plus grands succès en tant que réalisateur, il est allongé sur le divan de sa docteure à Rome. Il imagine et fabule l’histoire de sa famille, qui traverse tout un siècle et tout le continent européen, d’Odessa à Rome en passant par Constantinople et Varna.

VII

Le jour suivant, Eli passe sa journée à travailler au jardin. Tous les matins, il reste des heures à genoux, arrachant l’herbe qui pousse entre les dalles de travertin. À midi, il récolte les citrons et les oranges amères, et jette les fruits pourris. D’ordinaire, il dépose les fruits récoltés dans un panier devant le portail, prêts à être emportés ; mais aujourd’hui, il lui prend l’envie de faire de la marmelade. Dans toute la maison flotte le parfum des agrumes. La marmelade bouillonne dans une grande casserole ; Eli se tient devant, remue et écoute attentivement. La vapeur sucrée chauffe son visage. Dans la région de l’estomac, il sent quelque chose qui le tire. Sa poitrine brûle. Des larmes lui montent aux yeux. 

Le soir, il s’assoit devant l’ordinateur, regarde des vidéos d’Adriano Celentano et mange de la marmelade. Adriano Celentano chante, présente des jeux télévisés, critique le gouvernement, fabrique du fromage de chèvre. Il est à la fois le fou et le roi, l’homme excentrique et l’homme du peuple. Cette productivité déconcertante, ininterrompue au fil des décennies, énerve Eli. Peut-être qu’il devrait tourner un film en plusieurs épisodes sur Adriano Celentano ? Il va appeler Vincenzo. Écoute, Vincenzo, on va faire un film en plusieurs épisodes sur Celentano, pour l’une des grandes plateformes. Pour laquelle de ces grandes plateformes ? Cette grande plateforme sait-elle seulement la chance qui l’attend ? J’en suis pas encore là, Vincenzo. Rappelle-moi quand tu en auras parlé à Antonella, Eli. Si elle accepte, on en reparlera. Dès demain, bien évidemment, il appellera Antonella. 

Eli éteint l’ordinateur, retire ses lunettes de lecture et se renverse contre le dossier. Puis il les remet, se lève et cherche dans la bibliothèque l’édition des Fiches de Wittgenstein. Il trouve le livre quelque part entre W et Z, l’ouvre au hasard et lit :

45. 

L’intention (Absicht) n’est ni une émotion, ni un état d’âme, ni une sensation ou une représentation. Elle n’est pas un état de conscience. Elle n’a pas de durée véritable. 

46.

« J’ai l’intention de partir en voyage demain » – Quand en as-tu l’intention ? Tout le temps ou par intermittence ?

Dehors on entend un miaulement. Eli remet le livre sur l’étagère et laisse entrer le chat tigré roux, qui l’a choisi comme hôte transitoire. À cause de la couleur de son pelage, Eli a appelé le chat Togliatti. Il fait une boule avec une feuille de papier sur son bureau, la fait rouler vers le chat, mais celui-ci est trop vieux et trop fier pour jouer à de tels jeux. Au lieu de quoi c’est une petite assiette qui l’inspire, sur laquelle il trouve parfois les restes du dîner d’Eli. Puisque l’assiette est vide, il s’avance d’un air grave vers le fauteuil de lecture d’Omero, en évalue la hauteur, juge l’effort nécessaire qu’il devra faire pour sauter, bondit puis se laisse sombrer dans les coussins. Les yeux mi-clos, le chat observe Eli, qui traverse sans arrêt la pièce, sort, puis revient avec un sac de voyage en cuir. Il pose le sac près du bureau, prend du papier et un crayon, et commence à rédiger une liste de choses à mettre dedans. Le chat s’endort.

On sonne. On sonne à nouveau. 

Devant la porte se tient la Dottoressa. Elle porte un imperméable. La pluie tant annoncée semble être arrivée.

Bonsoir, Eli. 

Bonsoir, Dottoressa.

Il s’écarte pour la laisser entrer. Ils sont dans le hall d’entrée, il fait sombre. Eli désigne le lustre. Je devrais changer les ampoules, mais c’est terriblement compliqué.

Oui, dit la Dottoressa.

Eli n’est pas certain de ce qu’elle vient de corroborer : si cela se rapporte au fait qu’il doit effectivement changer les ampoules, ou bien si elle renvoie à la complication qu’il y aurait à atteindre les douilles entre les pendeloques de cristal. Puis-je vous inviter à entrer ?

La Dottoressa fait signe que oui. 

Eli l’aide à se débarrasser de son manteau. Sur le sol se découpe la lumière qui baigne la bibliothèque. La maison est un théâtre d’ombres qui leur indique le chemin.

Comme le fauteuil du bureau est occupé par Togliatti, la Dottoressa prend place sur la chaise de bureau d’Eli, croise les jambes et demande, avec son ton habituel : Comment allez-vous, ce soir ?

Je vais bien. Puis-je vous offrir quelque chose ?

La Dottoressa regarde autour d’elle, observe avec un sourire singulier le tableau de Giorgio Morandi, le papier de soie violet dans la corbeille, la couverture de laine qu’Eli met sur ses épaules quand il a froid. De nouveau, la sonnette retentit.

Veuillez m’excuser un instant, Dottoressa, je ne sais absolument pas ce qui se passe aujourd’hui. D’habitude, ici, il n’y a pas tant de passage. 

C’est Paolo qui est à la porte. Suis-je en retard ? Vous savez bien ce que c’est, la circulation dans les rues de Rome. Et depuis que la pluie s’est mise à tomber, plus rien n’avance. J’espère ne pas vous avoir fait attendre trop longtemps. J’ai apporté du champagne.

Comme c’est gentil, dit Eli, un peu incertain. Avancez donc, en suivant la lumière, mon bureau est par là ; la Dottoressa Malatesta s’y trouve déjà. En attendant, je m’occupe des verres.

Dans la cuisine, les tubes fluorescents s’allument en cliquetant, mais Eli n’y voit pas plus clair. Quelque chose a dû m’échapper, j’ai dû oublier quelque chose, se dit-il en sortant trois coupes de champagne du placard.

Lorsqu’il revient dans la bibliothèque, Paolo fait sauter le bouchon.

La Dottoressa fait tourner le canard en bois entre ses mains. Je me l’imaginais plus grand, dit-elle, un peu déçue.

À la santé des bons esprits ! s’exclame Paolo en levant son verre.

Voilà qui est bien dit, Paolo, répond la Dottoressa en trinquant avec lui. Puis tous deux regardent Eli.

Eli hésite. Chère Dottoressa, cher Paolo, je ne me rappelle pas du tout quand ni comment nous avons convenu de cette réunion…

La Dottoressa porte sa coupe à ses lèvres, goûte le champagne, fait une moue approbatrice. Un excellent cru, Paolo. Vous avez décidément du goût, il faut vous le reconnaître. 

On sonne de nouveau. C’est Francesca. Elle secoue son parapluie, le pose dans un coin près de la porte et tend son manteau à Eli. Rien n’a changé ici, remarque-t-elle en pénétrant dans le salon. Elle salue la Dottoressa et Paolo, prend le chat sur le fauteuil d’Omero et le flanque dehors par la porte-fenêtre.

Eli rapporte de la cuisine une autre coupe de champagne qu’il offre à Francesca. Je pars en voyage, annonce-t-il d’un air solennel. 

Et où pars-tu, Eli ?

Je pars en Bulgarie, mamma.

Pourquoi ne restez-vous pas en Italie ? demande Paolo.

Oui, pourquoi ne restez-vous pas en Italie, Eli ? reprend la Dottoressa.

En Bulgarie, vraiment, dit Francesca. Laisse-moi deviner : sur la plage des Sables d’or, n’est-ce pas ? Quel âge as-tu, Eli ? Prends ton âge et ajoute neuf mois : c’est le temps qu’il s’est écoulé depuis que j’ai rencontré ton père. Tu ne le trouveras plus, là-bas. 

Et mamma, qu’en est-il de la boîte à couture, du canard en bois, de la petite boîte dorée avec les quatre dents de lait, des revues et des dessins — qu’en est-il de ce carton rempli d’objets ?

Ce n’est qu’une supposition de ta part, Eli, que ton père ait pu décider avant sa mort qu’on m’envoie ces choses-là. Pourquoi m’aurait-il légué des dents de lait et un canard en bois ? Pourquoi faut-il toujours que tu remettes ça ? Pourquoi ne peut-il pas en rester là, Dottoressa ? Je le savais, c’était couru d’avance.

À l’instant où tu as dit que tu comptais partir, je le savais pertinemment. Je me suis dit, ça recommence. Francesca pose les mains sur ses genoux et baisse la voix : J’ai rencontré ton père en 1961, alors que je fuyais. Je fuyais la vie qu’on m’avait destinée, le monde de ton grand-père Omero — car nous savons tous deux ce qu’était cet homme, inutile de dire un seul mot de plus à ce sujet. Je fuyais le monde de ta grand-mère Giulia, car c’était une femme faible, qui n’exigeait rien de la vie. Elle était pleine de peur et de paresse. Qu’elle m’ait mise au monde tient du miracle. Bien des années plus tard, elle me racontait encore combien l’accouchement avait été affreusement douloureux. Je voulais m’éloigner de tout cela, et j’ai rencontré ton père. Il m’a plu. Je ne savais pas que je tomberais enceinte — mais je savais bien que je ne reverrais jamais ce Bulgare. Basta. Tu es satisfait ? 

Non. 

Que veux-tu savoir de plus ? 

Tu dis : « ce Bulgare ». Mais pourquoi ne dis-tu pas : « ton père » ? 

Tu es bien morose, ce soir, Eli, et sans entrain.

À quoi ressemblait-il ?

Je ne m’en souviens plus. Il avait de belles mains. Peut-être même pas, d’ailleurs. Je me souviens de ses yeux, parce qu’ils étaient d’un gris si profond. Et de sa voix.

Comment était-elle, sa voix ? 

Je ne sais pas. Sa voix était belle. Captivante. Sa langue avait une sonorité agréable.

Sa voix ressemblait-elle à la mienne ?

Paolo ouvre la porte-fenêtre et laisse rentrer le chat.

Non. Mais si j’avais su que je t’aurais et que tu serais si opiniâtre, je l’aurais pris en photo. 

Tu aurais dû le savoir. 

Mais comment aurais-je pu le savoir ? C’était une douce nuit. Des nuits douces comme celles-ci, il y en a eu beaucoup : j’étais jeune. Je suis tombée enceinte et je voulais devenir mère pour ne plus avoir à être fille. Je voulais un enfant. Je te voulais, toi. Pourquoi ne cesses-tu pas ? Je ne te suffis pas ? Ta maison ne te suffit pas ? Pourquoi faut-il que tu creuses ainsi ? Il n’y a pas d’histoire avant ta naissance, il n’y a pas d’histoire après ta naissance — pas davantage avant la mienne, ni avant celle de ma mère, ni de sa mère à elle. L’histoire, c’est toi-même. Tu n’as pas besoin de preuve, tu n’as besoin de rien, Eli. Va au Panthéon, là tu trouveras ton histoire.

Pourquoi n’as-tu pas voulu le revoir ?

Pourquoi ? Est-ce que cela t’a seulement traversé l’esprit que ce soit lui qui n’ait pas voulu me revoir ?

C’est ce qui s’est passé ? 

Je ne sais pas. Je ne sais plus rien. Tu es comme… comme ces bêtes qui s’enfoncent dans la peau – comment les appelle-t-on déjà, Dottoressa ?

Une tique ?

Non, pas ça. 

Une sangsue ?

Oui. C’est ça. Une sangsue. Francesca se lève et se ressert du champagne. Puis elle se dirige vers la fenêtre, jette un coup d’œil dehors, et se rassoit. Il n’y a rien à raconter à ce sujet. Tous les six mois tu me tourmentes.

Je ne veux pas te tourmenter, mamma. Dottoressa, ma mère est sourde à toutes les questions, et ses réponses sont muettes. Parfois, il y a des moments où elle me regarde, et je sais parfaitement qu’à travers mes traits, c’est ce Bulgare qu’elle voit.  Et moi, le sachant, le voyant, je joue le Bulgare, rien que pour elle, pour qu’elle se souvienne, pour que sa flamme se ravive.

La Dottoressa dépose un baiser léger entre les oreilles du chat posé sur ses genoux.

Te souviens-tu, Eli, de ces samedis passés ensemble quand tu étais petit ? Nous flânions, nous mangions des glaces, et, pleine d’enthousiasme, j’écoutais tes histoires. Je les trouvais toutes uniques et fascinantes. Personne ne sait raconter comme toi, Eli. J’aime le drame et l’exagération, et toi, tu sais me peindre le monde dans ses couleurs les plus vives et les plus belles.

Je m’en souviens. Pourtant, de temps en temps, déjà à l’époque, je me doutais que tu ne riais pas de mes histoires, mais de tes propres pensées.

Pardonnez mon indiscrétion, Eli, dit Paolo, mais j’aimerais bien savoir d’où vient ce délicieux parfum dans votre maison.

Quel hôte négligent je fais ! Excusez-moi un instant, je reviens avec des crackers et une marmelade que je viens à peine de faire. 

Peu après, la petite assemblée s’accorde pour dire que la marmelade d’Eli est remarquablement réussie.

Où est le bateau, mamma ?

Quel bateau ?

Le bateau d’Omero.

Que veux-tu faire avec ce bateau ?

Je vais naviguer jusqu’en Bulgarie.

Mais tu ne sais même pas faire de bateau à voile, Eli, et le bateau moisit depuis des années dans le port de Terracina.

Eli pose son verre sur la cheminée. Il regarde autour de lui. Le maître du port de Terracina ne se souviendra probablement pas de l’Argonetta. Mais je lui dirai : c’est mon bateau. Nous n’avons ici aucun bateau qui porte ce nom. C’est mon bateau, insisterai-je, et finalement, le maître du port sortira un classeur tout abîmé, le jettera sur le comptoir et le feuillettera. Il haussera les épaules, décrochera un trousseau de clés du crochet près de la porte. L’Argonetta repose à sec, dans la partie arrière du port, délimitée par une grille rouillée.

Eli retrousse ses manches et s’avance vers la porte-fenêtre. Il regarde à l’extérieur, dans l’obscurité. Je me mettrai tout de suite au travail : je jetterai les coussins moisis de la cabine, je repeindrai la coque et je trouverai un mécanicien pour remettre le moteur en marche. Dès que le bateau sera remis à l’eau, je m’installerai à bord et réserverai une place dans un cours de voile. Chaque soir, je m’assiérai sur le pont pour m’entraîner à faire des nœuds marins et je réviserai pour l’examen théorique. Avant même d’avoir ma licence en poche, je ferai des excursions le long de la côte, j’apprendrai à jeter l’ancre dans des criques isolées, et, de retour au port, je m’exercerai à amarrer mon bateau de huit mètres.

Eli se tourne de nouveau vers son auditoire. Cela me vaudra des remarques moqueuses : la navigation en solitaire c’est une affaire de marins aguerris, diront les gens du port. Et la traversée du détroit de Messine, la traversée de la mer Ionienne, du golfe de Corinthe, puis la route à travers l’Égée, les Dardanelles, la mer de Marmara et enfin le Bosphore — tout cela, ajouteront-ils, est une entreprise qui ne peut que mener au naufrage.

Au bout du compte, je serai prêt à partir pour mon grand voyage. L’Argonetta est d’une lenteur légendaire. La voile claque, maussade, d’un côté à l’autre ; des jours entiers, c’est le calme plat, on n’avance presque pas. Parfois, de la fumée s’élève en plusieurs points au-dessus de la côte et je me demande si des paysans y brûlent leurs déchets, ou si c’est la civilisation qui est en train de sombrer. Que ne donnerais-je pas, durant ces journées sans fin, pour une place à l’ombre dans un restaurant, et un verre de vin frais. Je rêve d’une grande assiette de pâtes, et comme une seule ne me suffit pas, j’en imagine une deuxième. Mais même cette deuxième assiette ne me rassasie pas, alors j’en dévore encore une portion, puis repu et comblé, je pose enfin la tête sur la belle nappe blanche et je m’endors paisiblement – le brouhaha à mes oreilles qui, déjà quand j’étais petit, me berçait lorsque, depuis mon lit, j’entendais mes grands-parents qui recevaient des invités dans ces mêmes pièces où nous nous trouvons maintenant. 

Enfin, le vent se lève, et l’Argonetta avance à un bon rythme, à bâbord, la côte, à tribord, la mer ouverte ; et moi, toujours au centre exact du monde. Le soleil gravite autour de moi tous les jours, il m’éclaire de toutes parts, se lève par-dessus la terre ferme et sombre le soir dans la mer. 

Les nuits en mer sont noires. Les membrures du bateau craquent. Pendant ces heures, je suis allongé sur les planches du pont et j’écoute. Des voix appellent et chantent. J’ouvre les yeux, mais même avec les jumelles on ne distingue rien. Je songe à lancer un appel de détresse, mais, sans force, comme paralysé, je ne fais rien et abandonne le destin de ces voix au bon vouloir de Poséidon. Je vise les plus beaux creux de vagues et laisse glisser le bateau. 

Lorsque, finalement, après de longues nuits et de nombreux jours, par un soleil éclatant, j’arrive sur le Bosphore et contemple la ville, je suis réconcilié avec le monde et avec moi-même. Les coupoles des mosquées scintillent sous le soleil, et il me semble que Rome et Istanbul sont deux sœurs qui communient dans la beauté et le chaos, qu’une décadence morbide et une indomptable vitalité unissent. 

J’accoste à Fenerbahçe, je flâne dans les rues, me perds dans les ruelles et me demande, à chaque coin de rue, si mon père, quand il était petit, a bien pu passer par là. Après un déjeuner copieux, je retourne au port, puis je largue les amarres de lArgonetta. Le Bosphore est traversé par deux courants qui vont en sens contraire, et l’un d’eux m’emporte vers le Nord, en direction de la mer Noire.

De sombres nuages s’amoncellent au-dessus des Symplégades, la tempête se lève, et à nouveau il va faire nuit. Lorsqu’enfin l’aube paraît, après quarante jours et quarante nuits, j’atteins la plage des Sables d’Or.

À cet endroit, je me retrouve au milieu d’un tableau d’une limpide simplicité ; horizontalement, il se décompose en trois éléments : terre, mer et ciel. Devant, une plage déserte, sablonneuse ; puis, la mer en mouvement ; et, enfin, l’air. Je me tiens parmi ces éléments et j’échange deux mots avec le ressac – bla bla. 

Je me détourne de la mer et embrasse du regard un parking. Au-delà, s’élève la côte boisée. Une partie du parking est délimitée par une simple clôture : il y a un grand bovin blanc sur cette pâture improvisée – sans doute un taureau. Les palmiers qui bordent la promenade du front de mer se tordent sous les coups de fouet du vent. La promenade mène à l’intérieur de la localité où, à travers le voile de la pluie, je distingue les silhouettes des tours des hôtels. De là s’avance une silhouette, traversant les flaques, penchée sous le poids d’un tabouret en bois. Arrivée près de la clôture, elle pose le tabouret par terre et fouille dans une boîte. Des étincelles jaillissent lorsqu’elle ouvre l’enclos. Elle reprend le tabouret et s’avance vers le taureau. Elle pose le tabouret dans la boue contre le flanc de la bête, grimpe dessus et, d’une main sur le garrot et de l’autre sur la croupe, se hisse et passe une jambe par-dessus son dos, ce qui raidit sa jupe mouillée. Aussitôt assise à califourchon, elle se penche en avant et enfouit son visage dans le pelage de l’animal.

Je sors de ma torpeur, me débarrasse de l’étonnement que provoque en moi cette étrange scène et me dirige en direction des tours des hôtels. Je passe bientôt devant les premières paillotes sur la plage : toutes sont fermées et barricadées. Un seau en plastique, poussé par le vent, roule dans la rue et vient se coincer sous l’estrade d’un manège pour enfants recouvert d’une bâche qui claque au vent. Les salles de jeux, les bars, les discothèques, les stands sont vides et déserts. Dans la vitrine d’un salon de beauté, on peut voir un aquarium rempli de petits poissons. Au-dessus, une affiche indique « fish pédicure avec poissons grignoteurs ». 

Je franchis en deux bons le torrent qui était autrefois navigable, et je me retrouve devant l’entrée du complexe résidentiel Ithaka Eden, situé entre la Paradise Beach et l’Hotel Nirvana. Au-dessus du portail trône un quadrige de licornes dorées. Pas une âme à l’horizon : il n’y a qu’un chien, résigné, sous la pluie. Dix minutes plus tard, comme tombée du ciel, une petite voiture arrive. Un homme en sort qui ouvre son parapluie : par ici, welcome, so much rain, it never rained so much on Golden Beach. Le hall est désert, mais somptueusement décoré de fauteuils capitonnés et de colonnes de marbre. L’impatience et la hâte ont construit cet hôtel, la passion du faste et la cupidité ont revêtu sa structure branlante d’or et de faux marbre, elles ont fait peindre sur ses murs des monstres marins vociférants, afin d’attirer des légions de touristes. L’hôte s’appelle Kirk et me conduit à travers la salle à manger, où, en saison, les clients se métamorphosent chaque soir en cochons. Des nappes blanches recouvrent les vitrines et les chauffe-plats. Nous prenons l’ascenseur jusqu’au cinquième étage. Au bout d’un long couloir, Kirk ouvre une porte et désigne une fenêtre panoramique : Sea view, you see ? Là-dessus, il disparaît, et je reste seul dans l’appartement. Il est propre, mais je remarque bientôt un endroit par où la pluie s’infiltre à travers la fenêtre pas étanche. Je roule une serviette et colmate la fuite.

Je passe en revue le placard de la cuisine ; j’y trouve une petite bouteille d’huile de tournesol, un paquet de café entamé, une tasse remplie de sel aggloméré, du paprika en poudre, une boîte de sachets de thé, un paquet d’amandes de Californie et une petite bouteille en plastique jaune en forme de citron.

Au moment de sortir, l’averse suivante me tombe dessus. Au bord de la route, plusieurs panneaux indiquent des supermarchés à quelques minutes à pied. Les deux premiers sont fermés, le troisième est ouvert. Dans les allées, les marchandises sont empilées sur des palettes ; seuls quelques clients errent dans les rayons à moitié vides. Dernier jour, nous fermons, dit la caissière en glissant mes achats sur le scanner. De retour à l’appartement, je fourre le sac de courses, sans même le déballer, dans le réfrigérateur que je mets en marche.

Je fais du café et le bois face à la fenêtre panoramique. La pluie a quelque peu diminué, mais le ciel reste las et gris comme la mer. Sous les nuages bas se blottissent les hôtels et les résidences, une réplique de la Tour Eiffel, une grande roue. La façade en verre d’une tour haute de plusieurs étages ne reflète rien, pas la plus petite étincelle, rien qui rappelle les idées de mon père, ses plans pour un avenir radieux qui accordait à chacun sa place au soleil.

La piscine devant l’immeuble a la forme d’un hippocampe. Un matelas pneumatique flasque est condamné à une errance éternelle d’un bout à l’autre du bassin. Le chien des Enfers se trouve au bord du bassin : il attend. Courage, murmurais-je, et le chien lève les yeux.

Je descends vers la plage et me démène pendant un bon quart d’heure dans le sable humide. Les rafales de vent retournent constamment mon parapluie. Les enseignes Buffet et All You Can Eat resplendissent au-dessus des fenêtres illuminées d’un restaurant. Au moment où j’y entre et que j’accroche mon manteau dégoulinant au portemanteau, je suis soulagé de voir que je ne suis pas le seul client. Çà et là, des gens sont assis aux tables qui mangent et discutent. Près du buffet, une femme passe en revue les plats présentés tout en téléphonant — peut-être qu’elle s’entretient dans la langue que parlait mon père. Je m’installe à une table libre et commande une bouteille de vin rouge. Le chien des Enfers, celui que j’ai vu tout à l’heure au bord de la piscine, est couché sous une table voisine, le museau posé sur ses pattes, les oreilles frémissantes. Dans son rêve, il est à la chasse et poursuit un lapin qu’il n’atteindra jamais. Alors que j’observe le chien, tout en mangeant et en buvant cet excellent vin rouge bulgare, je sens tout à coup une main sur mon épaule. Je me retourne et reconnais celle dont j’ai observé le rendez-vous avec le taureau sur le parking. Elle me demande si elle peut s’asseoir à côté de moi, s’installe sans attendre ma réponse, retourne un verre qui n’a pas servi et se sert du vin. Je m’appelle Vera. Mais ça, tu le sais déjà. Tu veux que je te raconte comment ça s’est produit ?

Je ne peux qu’acquiescer en silence à sa question. Elle commence posément son récit par son départ d’Odessa. Elle raconte qu’elle n’a pas réussi à dormir. Autrefois, ces heures qu’elle passait, blottie dans son lit à écouter le crépitement de la pluie dehors, étaient celles qu’elle préférait. Un long silence s’ensuit, puis je commande une autre bouteille de vin. Cette nuit-là, ce fut différent, poursuit-elle enfin d’une voix posée. Dans la pénombre, je voyais la poitrine de mon petit frère se soulever et s’abaisser. Felix se réjouissait du voyage — pour lui, tout ça n’était qu’une aventure. Notre mère était morte en le mettant au monde, et depuis, c’était moi qui m’occupais de lui. Et à présent, j’avais peur pour lui, car je savais très bien que nous étions en train de tirer un trait sur notre ancienne vie et que nous étions en train de quitter tout ce qui nous était cher.

Mes bagages se résumaient à une petite valise : deux robes, le chapeau à ruban bleu, mon journal, un peu de linge et une photographie de notre mère. C’était tout. Sur le chemin du port, je me suis dit : cette fois ça y est, définitivement, la vie d’adulte.

Le port était noir de monde. Des gens se disaient adieu, essuyaient leurs larmes du revers de la main, tous semblaient très agités. Des caisses étaient treuillées à bord du navire et arrimées dans les règles de l’art. Le navire à vapeur était tellement grand que Felix, émerveillé, renversa la tête en arrière tout en serrant ma main. Nous nous mîmes dans la queue devant la passerelle. Je n’ai plus jeté aucun coup d’œil à la ronde. Personne ne demanda nos papiers. Personne ne dit un mot. Tout se passait comme si nous embarquions sur un navire fantôme, qui nous emmènerait dans les enfers, doucement, sans se presser. 

À bord, ça sentait les amarres détrempées d’humidité, l’huile de machine et la vieille peinture. La coque du vapeur tremblait, les cheminées crachaient un noir huileux dans le ciel vespéral et le navire leva l’ancre. La lune, basse à l’horizon, dessinait sur le pont une tache blanche de craie qui me faisait mal aux yeux. Sous le pont, des gens étaient assis ensemble et buvaient ; d’autres dormaient ; certains fixaient le vide devant eux. La peur les rendait étrangement calmes. Chaque vague, avec le ressac, nous éloignait un peu plus de l’ancienne vie et nous faisait pénétrer dans une vie nouvelle.

J’entendis une voix qui disait : « Nous sommes perdus ». Un vieillard phtisique, qui avait le visage d’une femme de chambre surprise, était assis sur sa valise, les jambes croisées. Il balançait son pied. Nous sommes perdus, répéta-t-il. Nous venons de réussir à fuir, répondis-je à voix basse, et un jour, le monde finira par retrouver la raison et, à ce moment, nous rentrerons. 

Quelqu’un nous conduisit jusque dans une cabine où l’on étouffait et où trois autres passagers étaient déjà en train de s’installer. Notre père s’assit sur le bord d’une couchette et sourit, songeur, comme s’il était assis sur le banc étroit d’un canot tanguant qui fait des ronds sur l’étang municipal. Il fouilla dans son sac, en sortit un livre puis se mit à lire.

J’installai Felix comme je pus, lui racontai son histoire du soir préférée, l’embrassai, puis montai au salon, où la sempiternelle querelle sur les bienfaits et les malheurs de la Révolution battait son plein. Un groupe de jeunes hommes s’échauffait aussi à propos d’une autre question : ce qui était le plus délicieux de la soupe à l’oseille ou des chaussons fourrés servis avec du fromage blanc sucré. D’autres se complaisaient dans les souvenirs des lieux qu’ils avaient dû quitter. Ils se reconnaissaient les uns les autres, dans le bien comme dans le mal, chantaient ensemble et s’apitoyaient sur leur sort. C’était comme si tous les professeurs qui se trouvaient parmi les passagers savaient déjà qu’au terme provisoire de leur voyage ils vendraient des cigarettes et des fleurs en papier ; comme si les jeunes filles de bonne famille, qui récemment encore s’étaient rendues tranquillement à la prochaine soirée, un étui de violon sous le bras et un petit four entre les dents savaient déjà, elles aussi, qu’elles attendraient bientôt le micheton dans des ruelles sales.

Je quittai le salon et sortis à l’extérieur pour goûter la solitude sur le pont arrière, la main sur le bastingage, regardant dans l’obscurité. L’eau était noire et ensorcelante. Pourtant, je n’ai pas sauté. Je ne pouvais me résoudre à retourner dans cette cabine où l’on étouffait ; alors, sans plus réfléchir, je me suis allongée dans l’un des canots de sauvetage. Je n’avais presque pas dormi les nuits précédentes, et je ne me suis réveillée que lorsque le navire était déjà à quai, dans le port de Constantinople. À part quelques matelots, il n’y avait plus personne à bord. Personne ne sut me dire où je pouvais trouver mon père et mon frère. Alors j’ai quitté le navire et erré dans la ville, les cherchant partout. Je déambulais dans Péra. Là, mes compatriotes étaient assis sur les marches des mosquées, où ils vendaient des tableaux qu’ils avaient peints eux-mêmes, ainsi que des journaux et des gâteaux. Parfois, je m’arrêtais près d’eux, les écoutais, je les observais avec un recueillement empreint d’étrangeté. Celui qui savait dissimuler ses sentiments devenait riche, il se fondait dans sa nouvelle patrie et se mettait à tourner l’ancienne en dérision. D’autres maudissaient leur sort et étaient au désespoir. Pourtant personne n’avait vu un petit garçon avec son père aux cheveux gris venus trop tôt. Bientôt, je cessai de me faire passer pour l’une des leurs, car j’espérais qu’en restant inconnue il ne m’arriverait rien. Je n’avais pas de nom, je n’avais pas de passeport, je n’avais ni langue ni appétit. J’essayais de prendre peu de place dans cette ville surpeuplée. Je me complaisais à voir mon corps émacié et mes minces poignets. J’étais libre. Je donnais de l’amour et, en retour, recevais de l’argent. Parce que j’étais jeune et belle, parce que je ne posais pas de questions, parce que je n’avais pas peur. Et non à cause de l’ivresse ou de l’extase, ni à cause de la douleur, de la morale, de la haine, ou de la violence.

Je travaillais dans un hôpital dédié aux malades atteints du choléra, où je retrouvai, alignés parmi de nombreux autres morts, les cadavres de mon père et de mon frère. Moi aussi, je finis par tomber malade : je ne possédais plus rien. Plus d’une fois, je me traînai jusqu’aux bords du Bosphore, où j’appelai les dauphins pour qu’ils viennent me prendre et qu’ils m’emportent — mais seules les mouettes tournaient au-dessus de moi en criant, et je ne leur offrais pas les restes de mon existence. Je me rasai la tête, volai un pantalon au bazar et quittai la ville. Je louais mes services pour de petits travaux, donnais un coup de main aux pêcheurs pour le calfatage de leurs bateaux et aidais les marchandes à transporter leurs marchandises. J’eus aussi un travail fixe chez un marchand de bétail. Celui-ci possédait un taureau particulièrement beau, blanc comme la neige. Aucun autre animal n’était aussi docile, lorsque je le menais au pâturage. Un jour, dans ma solitude, j’enlaçai le cou du taureau et lui murmurai mon secret à l’oreille : je ne suis pas ce que je semble être. Ça n’a pas d’importance, répondit le taureau. Moi aussi, en vérité, je suis tout autre. Monte sur mon dos, nous partons.

Nous partîmes vers le Levant, où, pour une poignée de pièces et en échange d’un repas, nous labourions des champs arides d’Anatolie. Mais bientôt, mon taureau se lassa du dur labeur sous ce soleil de plomb. Nous nous mîmes alors à jouer des numéros pour les villageois, et c’est ainsi que nous gagnions notre vie. Le soir, le taureau trottinait dans les ruelles, montée sur sa croupe, je frappais sur un tambourin et j’annonçais d’une voix forte qu’un spectacle absolument prodigieux allait être proposé à tous ceux qui se rassembleraient sur la place du village.

Les gens affluaient en masse et admiraient nos numéros. Je m’allongeais sur le sol, simulant la plus grande tension, le plus grand drame, et, à mon signal, le taureau passait au-dessus de mon corps. Ou alors je me mettais face au taureau : celui-ci baissait la tête, comme s’il voulait me transpercer, mais je le saisissais par les cornes, prenais appui sur ces barres comme une gymnaste, me faisais soulever et porter à travers le cercle du public époustouflé.

Bientôt, notre réputation nous précéda, et lorsque, quelques années plus tard, nous revînmes dans la ville qui s’appellerait bientôt officiellement Istanbul, une foule en liesse nous accueillit. A la fin d’une représentation, un petit homme chauve s’approcha de nous. Il se présenta comme le directeur du théâtre de variétés des Folies Bergère à Paris et nous offrit une place permanente dans sa programmation.

Paris nous plut. Nous fréquentions des célébrités, comme le réalisateur Alexandre Volkov, qui, comme moi, après la Révolution, avait gagné la France en passant par Constantinople. Son acteur préféré, un certain Ivan Mosjoukine, se joignait souvent à notre cercle : il venait de jouer le rôle principal dans le film de Volkov, une adaptation cinématographique à succès de Casanova et se trouvait irrésistible. Mais moi, je n’avais d’yeux que pour l’assistant allemand de Volkov, Paul, venu à Paris pour préparer avec lui la production UFA « Les Secrets de l’Orient ». Je tombai amoureuse de Paul, et sans doute m’aurait-il aimée en retour si seulement j’avais été un homme. Pourtant, une véritable intimité nous unissait lorsque nous nous éloignions de la conversation générale pour nous plonger tous les deux dans une intense conversation en tête à tête et que nous nous abandonnions à l’unisson de nos âmes. Des années plus tard, j’appris que Paul avait été assassiné dans un camp de concentration des environs de Berlin. 

Pour les Folies Bergère, nous étoffâmes notre programme, car le public avait soif de sensations. Mais tandis que j’éprouvais une grande joie à inventer de nouveaux numéros et à prendre des cours de chant pour augmenter la puissance de ma voix, par nature ténue, afin de pouvoir, sur scène, entonner La Marseillaise ou déclamer des vers de Schiller sur la musique de Beethoven — mon taureau, lui, ne se sentait plus à son aise, au cœur de l’Europe. Il pressait au départ : notre temps à Paris était révolu. D’abord, je le raillai, l’appelai Cassandre. Mais avec les mois et les années, son agitation me gagna, lorsque, la nuit, je me blottissais contre son chaud pelage. Bien, mais alors, où allons-nous ? Le taureau dit qu’il connaissait un endroit où nous serions à l’abri. Ainsi, nous nous sommes réfugiés dans une grotte et avons vécu plusieurs décennies, où la concorde régnait le plus souvent, au milieu d’autres fugitifs du monde.

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