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En février 2022, alors que les dirigeants américains et européens imposaient de vastes sanctions économiques à la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, ils s’engageaient à écraser l’économie russe, en particulier l’industrie.
Alors que la guerre approche de son quatrième anniversaire, de nouvelles sanctions continuent d’être imposées aux grandes entreprises russes.
Les mesures prises contre les géants pétroliers Lukoil et Rosneft, qui font désormais l’objet de sanctions secondaires américaines, marquent une nouvelle phase importante dans cette offensive.
Si l’économie russe n’a pas été anéantie, les prévisions budgétaires, les projections de croissance et les enquêtes de confiance des entreprises indiquent toutes que l’augmentation progressive de la pression économique commence à poser des problèmes aigus aux décideurs politiques russes.
Ce ralentissement tardif de l’économie avait été annoncé : Maria Shagina a été l’une des premières analystes à redéfinir les attentes 1 quant aux résultats que la coercition économique pourrait obtenir en Russie. Dans un article publié en 2023, elle suggérait qu’avec le temps, l’économie russe serait confrontée à une « érosion lente » due aux sanctions. Confirmant sa thèse, les décideurs politiques russes sont aujourd’hui confrontés aux limites structurelles inhérentes au « keynésianisme militaire » qui a temporairement stimulé la croissance du pays face au durcissement des sanctions.
C’est pourtant trop peu — et trop tard.
Lors d’une récente table ronde 2, l’historien Niall Ferguson — qu’on ne peut pas accuser d’être sensible à la propagande de Moscou — a déclaré que « le régime de sanctions a complètement échoué » à modifier le cours de la guerre. Il a ensuite qualifié 3 le plan en 28 points du président Trump pour mettre fin à la guerre de « base raisonnable pour des négociations ».
En privé, les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure : l’économie russe est trop importante et l’économie ukrainienne trop faible pour que les sanctions aient un impact sur le champ de bataille.
Bien qu’elle n’ait entrepris qu’une militarisation partielle de l’économie, la production industrielle russe reste robuste et les usines du pays continuent de produire des armes et des munitions. Il faudrait un effondrement spectaculaire de la production industrielle pour égaliser les chances avec l’Ukraine. Aujourd’hui, certes, la production se contracte 4 dans les deux tiers des sous-secteurs manufacturiers russes. Pour autant, cette contraction ne présage pas un effondrement.
Les raisons d’une résilience
Comme l’a récemment fait valoir Alexandra Prokopenko 5, « le paradoxe de l’économie de guerre russe est qu’elle est à la fois forte et fragile ».
La mobilisation décentralisée des capacités industrielles, impliquant aussi bien les géants publics que les petites entreprises privées, repose sur la réorganisation réussie des chaînes d’approvisionnement afin de maintenir les stocks nécessaires de matières premières et, surtout, de biens d’équipement.
La principale adaptation a consisté en un passage rapide et décisif des fournisseurs industriels européens aux fournisseurs chinois. En 2021, seulement 30 % des importations russes de biens d’équipement provenaient de Chine. L’année dernière, ce chiffre était de 75 %. Une certaine dépendance à l’égard des pièces et équipements européens persiste ; néanmoins, lorsque ces biens ne sont pas disponibles directement, ils peuvent être achetés en tant qu’importations parallèles via des pays tiers.
Le recours aux sanctions a été une stratégie irréaliste, permettant aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.
Esfandyar Batmanghelidj
Une adaptation secondaire a vu les entreprises russes se lancer dans une industrialisation par substitution des importations. En général, cette substitution 6 est « technologiquement régressive », ce qui signifie que les produits contenant davantage de pièces locales sont généralement moins performants ou de moindre qualité. Il est difficile d’évaluer l’ampleur de la régression technologique, car la qualité et la sophistication des produits finis ne sont pas mesurées dans les statistiques de production ; sur le front cependant, la Russie dépend de plus en plus de drones de faible technologie et de véhicules militaires soviétiques remis à neuf, ce qui reflète les limites technologiques de l’économie de guerre.
Compte tenu de la volonté de sacrifier les technologies les plus avancées, il n’est pas surprenant que les entreprises industrielles russes aient réussi à développer de nouvelles chaînes d’approvisionnement et à maintenir leur production. De nombreux intrants manufacturiers sont petits, relativement bon marché et produits dans de nombreux pays. Les sanctions et les contrôles à l’exportation ne peuvent ainsi pas limiter de manière décisive l’accès de la Russie à ces biens intermédiaires.
La production industrielle ne dépend cependant pas uniquement des intrants : les biens d’équipement sont la colonne vertébrale de toute économie industrialisée. Peu importe que l’entrepôt d’une entreprise soit rempli de pièces si un équipement essentiel, tel qu’une machine CNC ou une presse hydraulique, tombe en panne et ne peut être réparé ou remplacé.
En ce sens, la question de savoir si une économie industrielle est confrontée à la « lente érosion » des sanctions dépend principalement de la relation entre la disponibilité des biens d’équipement, l’entretien de ceux déjà acquis et la production industrielle. Si les sanctions compromettent la capacité du pays visé à réparer ou à renouveler ses biens d’équipement — les machines, les véhicules, les outils et les bâtiments utilisés pour produire des biens —, la production industrielle diminuera inévitablement au fil du temps.
L’« érosion lente » d’une économie sanctionnée : le cas iranien
Cette relation est clairement illustrée par l’impact des sanctions sur le stock de capital en Iran.
L’imposition de sanctions financières et énergétiques majeures en 2012, puis leur réimposition en 2018, ont constitué deux chocs pour l’économie iranienne qui ont dégradé le stock de capital du pays. Les sanctions ont été associées à une baisse importante de la formation de capital fixe.
Dans l’ensemble, les sanctions créent une incertitude macroéconomique, déclenchent l’inflation et augmentent le coût du capital, autant de facteurs qui entravent l’investissement 7. En Iran, la formation brute de capital fixe a stagné depuis l’imposition de sanctions importantes et reste inférieure de 40 % à son pic de 2012. Comme l’a averti un récent éditorial 8 publié dans le principal journal financier iranien, « la diminution de la formation de capital fixe est un signal d’alarme pour les perspectives de croissance économique dans les années à venir ».
Outre leur impact sur l’investissement, les sanctions ont également limité la disponibilité des biens d’équipement, ce qui signifie que même les entreprises iraniennes disposant de liquidités à investir peuvent avoir du mal à accroître leur capacité de production. Si ces entreprises se sont tournées vers des fournisseurs industriels chinois plutôt qu’européens à la suite des sanctions, même les fabricants chinois de machines et d’équipements restent réticents à traiter avec des clients iraniens 9.
Ces contraintes ont conduit à une situation surprenante où il est moins coûteux de construire une nouvelle usine en Iran que d’acheter une installation industrielle existante ; les investisseurs paient un supplément pour éviter l’incertitude et les retards liés à l’achat et à l’importation de nouvelles machines industrielles et parcourent le pays à la recherche de machines à acheter sur le marché secondaire.
Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.
Esfandyar Batmanghelidj
Il faut noter qu’à la suite des chocs liés aux sanctions de 2012 et 2018, la baisse des importations de biens d’équipement en Iran a été plus forte que celle de la production industrielle. En 2004, à l’apogée de l’industrialisation iranienne, la valeur totale des importations de biens d’équipement équivalait à 14 % de la valeur de la production industrielle. En 2024, cette proportion est tombée en dessous de 5 %. En maximisant leur production sans réparer, remplacer ou moderniser de manière adéquate leurs machines industrielles, les entreprises iraniennes ont en fait accéléré la dépréciation de leur stock de capital.
Cette réalité montre comment les sanctions peuvent induire des périodes de pression pour l’industrie qui, à terme, conduisent à un déclin permanent de la production industrielle. Les récentes pénuries d’électricité en Iran sont peut-être l’exemple le plus visible de ce phénomène : la production d’électricité n’a pas réussi à suivre la demande croissante précisément parce que les sanctions empêchent les autorités iraniennes de moderniser les centrales électriques 10 et le réseau du pays.
Comment l’industrie russe se maintient
L’exemple iranien montre clairement qu’à long terme, les sanctions peuvent avoir un impact négatif sur la production industrielle en accélérant la pression sur le secteur industriel et en compromettant le renouvellement du stock de capital. Mais qu’en est-il de la situation en Russie ? L’industrie russe est-elle également sous pression ?
Les importations russes de biens d’équipement ont diminué à la suite des sanctions : elles ont totalisé 69 milliards de dollars en 2024, soit une baisse de 33 % par rapport à leur niveau de 2021. De plus, en 2008, lors d’un boom des investissements alimenté par un supercycle des matières premières, la valeur totale des importations de biens d’équipement représentait un peu moins de 20 % de la valeur de la production industrielle ; en 2024, cette proportion était tombée à un peu plus de 10 %, ce qui représente une baisse significative, mais reste plus du double de la proportion observée en Iran.
Dans l’ensemble, la compression des importations de biens d’équipement ne semble pas avoir freiné de manière significative la formation de capital fixe. Stimulée par l’augmentation des dépenses publiques après l’invasion, la formation de capital fixe en Russie a atteint des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis 2013, juste avant l’imposition des sanctions contre la Crimée et la chute des prix mondiaux du pétrole.
Ces dynamiques suggèrent que l’industrie russe n’est pas encore sujette à de grandes pressions : le maintien de la production à son niveau actuel ne contribue pas à la dégradation du stock de capital, car la Russie reste globalement capable d’importer des biens d’équipement et de mobiliser des investissements.
Alors que le gouvernement russe réduit ses dépenses en réponse au durcissement des sanctions, la formation de capital pourrait en pâtir. Comme en Iran, un plus grand nombre d’entreprises industrielles russes pourraient commencer à ressentir la « lente érosion » des sanctions, car celles-ci et les difficultés économiques qui en découlent rendent difficile la réparation ou le remplacement des équipements industriels et des véhicules.
Les responsables occidentaux ne doivent cependant pas supposer que ce processus, même s’il s’accélère, pourrait changer le cours de la guerre en Ukraine.
En effet, la Russie est l’un des rares pays où le développement économique s’est accompagné d’une dépréciation spectaculaire 11.
L’État russe a hérité de l’immense « patrimoine matériel » de l’économie soviétique, mais une grande partie de la base industrielle soviétique n’était pas compétitive ou, comme dans le cas des usines d’armement, superflue. L’histoire de la reprise économique post-soviétique de la Russie est ainsi centrée sur la lutte pour une utilisation plus efficace et efficiente des immobilisations.
Selon les données du Service fédéral des statistiques, le taux d’utilisation des capacités de la Russie était de 61 % en septembre 2025, soit une baisse de seulement 6 points de pourcentage par rapport à son pic de 2008. À titre de comparaison, le taux d’utilisation des capacités en Allemagne est actuellement de 76 % : en d’autres termes, la capacité budgétaire du gouvernement est une contrainte beaucoup plus pressante sur la production industrielle russe que l’utilisation des immobilisations.
Des leçons pour l’Europe
Cela pose deux défis sans doute insurmontables aux décideurs politiques occidentaux qui cherchent à utiliser les sanctions pour écraser la production industrielle russe.
Premièrement, la durée de vie des actifs industriels est généralement longue, ce qui signifie que les sanctions peuvent être très lentes à produire leurs effets. La durée de vie standard d’une centrale électrique est de 30 ans, celle d’une cimenterie de 20 ans, celle d’une aciérie de 15 ans et celle d’une usine de production d’équipements électriques de 10 ans. Comme le montre clairement l’expérience des entreprises industrielles iraniennes, la durée de vie des actifs peut être prolongée dans le but de maximiser leur utilisation et leur production. La formation de capital fixe iranienne est en berne depuis des années, mais la production d’acier reste à des niveaux historiquement élevés.
Deuxièmement, non seulement les décideurs politiques peuvent trouver des moyens de maintenir la production avec des équipements vieillissants, en particulier s’ils acceptent un certain degré de régression technologique, mais ils peuvent également redistribuer les ressources et concentrer leurs efforts de contournement des sanctions afin de stimuler les secteurs stratégiques. Il devient de plus en plus difficile pour les décideurs politiques russes de faire fonctionner leur machine de guerre ; mais tant que la production de guerre restera une priorité, il est peu probable que les sanctions puissent créer une pression suffisante sur l’industrie pour nuire à la production, en particulier si le gouvernement reste disposé à consacrer davantage de ressources budgétaires à la production industrielle.
Les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure.
Esfandyar Batmanghelidj
Comme l’a fait remarquer Prokopenko, s’il serait politiquement risqué pour Poutine de réemployer des biens de l’économie civile aux fins de l’économie de guerre 12 — en somme, de cannibaliser la première —, il conserve la capacité de « militariser davantage l’économie [russe] en convertissant davantage d’industries civiles pour répondre aux besoins de la production militaire, en construisant de nouvelles usines et en attirant davantage de personnes vers l’industrie de la défense grâce à des salaires plus élevés, des exemptions de conscription et des campagnes de recrutement élargies 13 ».
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les responsables occidentaux ont considéré l’arme économique comme un exemple de ce que Clausewitz appelait « une solution parfaite et complète, exempte de toute réaction ».
À cet égard, le recours aux sanctions était une stratégie irréaliste, qui a en fait permis aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.
Alors que les Occidentaux peinaient à admettre les limites évidentes de leurs politiques de sanctions, les dirigeants ukrainiens ont pris les choses en main, lançant récemment une campagne audacieuse de frappes de drones visant des raffineries, des usines, des ports et des voies ferrées situés au cœur de la Russie.
Zelensky a qualifié ces frappes militaires de « sanctions par drones », inversant habilement la logique des sanctions occidentales pour souligner que la force militaire est le seul moyen d’imposer une véritable pression économique à la Russie 14.
Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.
Sources
- Maria Shagina, « Russia faces the slow burn of economic sanctions », IISS, 20 février 2023.
- Thinking Coalition, X, 21 novembre 2025.
- Niall Ferguson, X, 21 novembre 2025.
- Alexandre Prokopenko, « Russia’s economic slowdown bites harder », Substack, 22 novembre 2025.
- Alexandre Prokopenko, « The Cracks in Russia’s War Economy », Foreign Affairs, 20 octobre 2025.
- Branko Milanovic, « The Novelty of Technologically Regressive Import Substitution », Global Policy Journal, 18 mai 2022.
- Il convient de noter que le gouvernement iranien n’a pas utilisé les dépenses discrétionnaires pour compenser de manière adéquate l’impact des sanctions.
- سرمایهگذاری در سرازیری, Donya-e-Eqtesad, 29 octobre 2025.
- La part de la Chine dans les importations iraniennes de biens d’équipement était de 62 % en 2024, contre seulement 30 % en 2012 ; mais la valeur totale des importations de biens d’équipement reste inférieure de 66 % à son niveau record de 2011.
- Farnaz Fassihi et Leily Nikounazar, « Iran’s Energy Crisis Hits ‘Dire’ Point as Industries Are Forced to Shut Down », The New York Times, 21 décembre 2024.
- Dmitri A. Fomin et Grigorii I. Khanin, « The dynamics of capital assets in the economy of the Russian Federation over the post-Soviet period (1992–2015) », in Boris N. Porfiriev, Studies on Russian Economic Development, vol. 36, n°1, février 2025.
- Dans l’armée, la cannibalisation consiste à construire ou réparer des équipements militaires en réemployant des pièces issues d’autres appareils usagés.
- Alexandre Prokopenko, « The Cracks in Russia’s War Economy », op. cit.
- Andrew E. Kramer, « Why Ukraine Is Betting on Strikes Deep Inside Russia », The New York Times, 13 octobre 2025.