Dans sa biographie du père de Xi Jinping, Xi Zhongxun, Joseph Torigian raconte une anecdote qui pourrait paraître incroyable mais qui, dans la Chine de Mao, a fortiori celle de la Révolution culturelle, est bien réelle.
Xi Zhongxun a fait la révolution. Après la conquête de l’État par le Parti communiste, il a présidé l’Assemblée populaire — il est même devenu vice-Premier ministre. Comme presque tous les compagnons de Mao, au début des années 1960, il commence à subir des critiques de plus en plus pressantes. En 1962, il est purgé : on l’arrête, on le torture, puis on l’emprisonne.
Quelques années plus tard, la Révolution culturelle éclate — et les fautes des pères retombent toujours sur les fils…

En 1996, l’ancienne professeure de Xi Jinping, Chen Qiuying, se souvenait : « En raison de la vie politique irrégulière de ses parents pendant la Révolution culturelle, [Xi Jinping] a subi un traitement extrêmement injuste, et [il] était considéré par certains comme ‘l’un membres des cinq catégories noires, un bâtard’ » et ‘un étudiant réactionnaire.’ »
Chen se souvient de lui comme d’un garçon « plus calme que les autres jeunes de son âge », qui laissait toujours la professeure marcher devant les autres ; il aimait aussi lire, en particulier les poèmes du poète Du Fu de la dynastie Tang.
Battu et soumis à des marches forcées, Xi Jinping demanda un jour à Chen comment il était possible qu’une telle chose se produise ; celle-ci admit plus tard qu’elle n’avait pas de réponse satisfaisante à donner à un garçon alors aussi jeune.
Chen savait que le jeune Jinping souffrait, mais elle affirmait également qu’il ne se livrait pas à de « mauvaises actions ».
Bien qu’aucune preuve ne relie Xi Jinping à des actes de violence particulièrement brutaux, il était devenu le « chef » d’un groupe de jeunes garçons vivant près de l’école du Parti, dont les parents avaient été emportés par la Révolution culturelle. Ces enfants s’organisaient en fonction de leur lieu de résidence et se battaient avec les groupes voisins.
Leurs armes de prédilection étaient les ceintures militaires.
Avec l’aide d’un ami, Xi Jinping avait ainsi donné une « leçon » à un professeur d’éducation physique qui l’avait auparavant intimidé à cause du statut de son père.
Alors qu’il n’avait que treize ans, il était probablement déçu d’être trop jeune pour rejoindre les organisations officielles des Gardes rouges.
Les premières Gardes rouges étaient souvent composées d’enfants de hauts dirigeants ; ceux-ci scandaient que « si le père est un héros, alors le fils est un homme courageux ; si le père est un réactionnaire, alors le fils est un bâtard ».
Initialement, les membres du Groupe central de la Révolution culturelle ont loué cette « théorie de la lignée », selon laquelle la classe des parents était celle des enfants. Cependant, lorsque les Gardes rouges ont pris conscience que leurs parents étaient la cible de la campagne, ils se sont rapidement brouillés avec les autres pour former leur propre faction, appelée Comité d’action unifié. Puis le Groupe central attaqua la théorie de la lignée, et le Comité d’action unifié fut démantelé par les autorités centrales.
Le 25 janvier 1967, l’école de Xi Jinping fut attaquée par plus de vingt mille personnes à la recherche des dirigeants du Comité d’action unifié. Plus de trente-trois élèves et deux employés de l’école furent arrêtés et placés dans un établissement du ministère de la Sécurité publique à Pékin. Peu après, l’école fut fermée et transformée en salle d’exposition publique présentant les prétendus privilèges spéciaux des élèves.
Après la fermeture de son école, Xi Jinping fut transféré au collège n°25 de Pékin.
Lui et deux de ses amis étaient méprisés et considérés comme les élèves « les plus noirs » de leur classe à cause de leurs parents. Même s’il était presque certain qu’il n’était pas autorisé à rejoindre les premiers Gardes rouges ou le Comité d’action unifié, il entretenait des liens avec ces groupes.
Un jour, lui et ses deux amis du collège n°25 furent invités par les vieux Gardes rouges à débattre avec des élèves d’une autre école.
Des centaines d’élèves assistèrent à l’événement.
Au milieu de celui-ci, soudain, un portail s’ouvrit et un petit groupe organisé d’élèves armés de matraques envahit le campus — se mettant à attaquer systématiquement tous ceux qu’ils voyaient.
Xi Jinping réussit à s’échapper rapidement, mais l’un de ses amis, trop lent, fut sévèrement battu.
Il fut persécuté sur le lieu de travail de sa mère, l’école du Parti. Il a affirmé plus tard que c’était de cette école qu’il avait été « traîné dehors » pour être persécuté par la femme de Kang Sheng, Cao Yi’ou, en tant que « membre d’une famille d’une ‘catégorie noire’ ».
À une occasion, probablement au printemps 1967, l’école du Parti organisa un rassemblement de masse pour critiquer six « capitalistes », ainsi que d’autres adultes — et un enfant : Xi Jinping.
En raison de son jeune âge, le jeune Xi avait du mal à supporter le lourd casque en acier ridicule qu’ils devaient tous porter sur la tête en signe d’humiliation lors du spectacle ; Xi Jinping devait le maintenir avec ses mains.
Sa mère, Qi Xin, assistait à ce rassemblement. Lorsque la foule scanda « À bas Xi Jinping », elle leva les mains et cria avec elle. Bien que la mère et le fils ne fussent qu’à quelques mètres l’un de l’autre, ils n’avaient pas le droit de se parler.
Une nuit, pendant un orage, profitant d’un moment d’inattention du gardien, Xi Jinping s’échappa de son lieu de détention à l’école du Parti pour rentrer chez lui. Il dit à sa mère qu’il avait faim mais elle refusa de lui donner à manger.
Pire encore, malgré la pluie, elle alla le dénoncer aux autorités.
Selon un ami de la famille, il comprit le comportement de sa mère : si elle avait été prise, elle aurait été arrêtée. Xi Jinping pleura puis repartit, toujours affamé, au milieu de la nuit.
Il trouva refuge chez un vieil ouvrier près du Palais d’été.
Le lendemain, il fut arrêté et placé dans un centre de détention pour mineurs destiné à la « rééducation par le travail ».
En 1984, Xi raconta ses expériences pendant la Révolution culturelle à deux journalistes :
Pendant les dix années de chaos [la Révolution culturelle], toute ma famille a été attaquée. J’avais alors quinze ans. En raison de mon « insatisfaction à l’égard de la Révolution culturelle », le Comité des cas spéciaux m’a placé en isolement pour enquête et, du matin au soir, j’ai été interrogé et contraint de rester debout dans la position de sécurité qu’on adopte dans les avions, en guise de punition.
Une fois, pendant le Nouvel An lunaire, mon petit frère m’a envoyé une assiette de raviolis. J’en avais très envie, mais les membres du Comité des cas spéciaux me les ont volés en me disant : « Sais-tu quel genre de personnes mangeaient des raviolis dans le passé ? Tu ne veux pas manger ces raviolis. Tu veux revivre le mode de vie paradisiaque de ton passé. Ce n’est qu’un rêve ! »
Peu après, en août, j’ai été emprisonné.
Je n’avais qu’un seul vêtement, sans doublure, et en décembre, il faisait déjà très froid. La nuit, je dormais sur le sol glacé. J’utilisais une brique glacée comme oreiller.
Mon corps entier était couvert de poux. J’ai été terrassé par la maladie et j’ai même songé à la mort.
En 1997, il déclarait avec franchise à un journaliste : « De fait, j’ai davantage souffert que la plupart des gens. »
En janvier 1969, muni d’un sac tricoté par sa mère sur lequel était inscrit « Cœur de mère », Xi Jinping se rendit au Shaanxi en tant qu’« étudiant envoyé à la campagne » ; il faisait partie des millions de jeunes exilés par Mao à la campagne pour apprendre auprès des paysans. S’il était resté à Pékin, sa détention se serait très probablement prolongée.
Après les épreuves endurées en prison, le jeune Xi se sentait euphorique.
Il se souvient : « Dans le train spécial pour Yan’an, je me souviens très clairement — c’était en janvier 1969 — tout le monde pleurait ; dans tout le train spécial, il n’y avait personne qui ne pleurait pas. Sauf moi, qui riais. À ce moment-là, les membres de ma famille, debout à l’extérieur du train, m’ont demandé : ‘Comment peux-tu rire ?’ Je leur ai répondu que si j’avais dû rester en prison, j’aurais pleuré. Si je n’étais pas parti à la campagne, je ne sais pas si j’aurais survécu ou si j’aurais trouvé la mort. »
Le 23 janvier, Xi Jinping et plus de 1 300 autres personnes arrivent dans le comté de Yanchuan, dans la région de Yan’an. La plupart d’entre eux vivront dans des grottes.
Un jeune envoyé à Yanchuan décrit le district en 1969 comme un lieu de chaos.
Les marchés locaux étaient remplis de bandes de jeunes qui se battaient et se volaient entre eux.
Ce n’est qu’en 1970 que la situation commença à s’améliorer, principalement parce que « les jeunes envoyés qui se volaient entre eux ne pouvaient pas résoudre le problème de trouver de quoi manger ».
Cet envoyé écrit : « De la Révolution culturelle à l’envoi à la campagne, beaucoup de gens ont pris conscience que devenir une personne bienveillante était un processus exceptionnellement long, mais que transformer une personne en animal, en revanche, était très facile. Il suffit d’éteindre un peu d’affection et d’allumer un peu de feu — puis de briser une assiette de nourriture. »