Mario Draghi à Bruxelles un an après : texte intégral

Pour Draghi, la Commission et les États membres n’ont pas pris la mesure de l’urgence.

À Bruxelles, un an après son rapport, il dresse un constat sévère et appelle à changer radicalement de rythme.

Nous le traduisons.

Un an après la publication de son rapport, Mario Draghi s’est exprimé à Bruxelles devant la présidente de la Commission Ursula von der Leyen.

Appelant à mettre en pause l’AI Act — et alors que le CEO de Mistral, Arthur Mensch, était présent dans la salle — il a fustigé « l’inertie » d’un système reposant sur des « bureaucrates » et livré un plaidoyer en faveur d’une dérégulation plus rapide.

À mots couverts, l’ancien Président de la Banque centrale européenne a également attaqué l’accord commercial inégal entre l’Union et les États-Unis : « la dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines ».

En ligne avec les conclusions de notre dernière enquête Eurobazooka, Mario Draghi a commencé son discours en rappelant la réalité du sursaut citoyen européen après un été marqué par le sentiment d’humiliation après Turnberry : « les Européens sont prêts à agir — mais ils craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation. »

Passant en revue les avancées sur les grandes recommandations de son rapport dans un monde devenu plus dangereux pour le continent qu’il y a un an, il a appelé les dirigeants européens, accusés de « complaisance », à « lever les yeux » pour engager une bifurcation — cesser d’être une puissance réglementaire pour « s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution. »

Sans naïveté, Mario Draghi a également renouvelé son appel à l’endettement commun — « une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité » — et à une réforme « plus profonde », là encore en admettant qu’elle nécessiterait « un temps que nous n’avons peut-être pas ». 

Alors que seulement 14 % du rapport Draghi aurait été mis en œuvre 1, l’ancien président du Conseil italien appelle à accélérer en avançant s’il le faut par groupe de pays sur le modèle de coalitions des volontaires voire même, sur certains sujets, en ouvrant la porte à un modèle plus fédéral : « dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération. »
Le ton particulièrement dur de son intervention du 16 septembre contraste avec le dernier discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et son propos introductif au discours de Mario Draghi. Malgré cette ambition affichée — une bifurcation radicale portée par des « mesures exceptionnelles » dans des « circonstances exceptionnelles » — il semble peu probable que la Commission et les États membres se saisissent pleinement de cet appel.

English version available at this link

Il y a un an, nous nous sommes réunis ici pour discuter des trois défis présentés dans notre rapport : le modèle de croissance européen était depuis longtemps mis à rude épreuve ; les dépendances menaçaient sa résilience ; et sans une croissance plus rapide, l’Europe serait incapable de réaliser ses ambitions en matière de climat, de numérique et de sécurité, sans parler du financement de ses sociétés vieillissantes.

Au cours de l’année écoulée, chacun de ces défis s’est aggravé.

Les fondements de la croissance européenne – l’expansion du commerce mondial et les exportations à forte valeur ajoutée – se sont encore affaiblis.

Les États-Unis ont imposé leurs droits de douane les plus élevés depuis l’ère Smoot-Hawley. 

La Chine est devenue un concurrent encore plus puissant, tant sur les marchés tiers qu’au sein même de l’Europe, les droits de douane américains ayant détourné les flux commerciaux. 

Depuis décembre dernier, l’excédent commercial de la Chine avec l’Union européenne a augmenté de près de 20 %.

Nous avons également constaté à quel point la capacité de réaction de l’Europe était limitée par ses dépendances, même si notre poids économique est considérable.

La dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines. La dépendance vis-à-vis des matériaux critiques chinois a réduit notre capacité à empêcher la surcapacité chinoise d’inonder l’Europe ou à contrer son soutien à la Russie.

L’Europe a commencé à réagir.

Étant donné que les États-Unis absorbent environ les trois quarts du déficit courant mondial, il n’est pas réaliste à court terme de se diversifier en s’éloignant de leur marché. Mais l’accord avec le Mercosur en Amérique latine peut offrir un certain soulagement aux exportateurs. La Commission a lancé des projets stratégiques pour les matières premières critiques. Et les dépenses de défense augmentent fortement.

Ces engagements en matière de défense s’ajoutent toutefois à des besoins de financement déjà considérables. La Banque centrale européenne estime désormais les besoins d’investissement annuels pour la période 2025-2031 à près de 1 200 milliards d’euros, contre 800 milliards il y a un an. La part publique a presque doublé, passant de 24 % à 43 %, soit 510 milliards d’euros supplémentaires par an, la défense étant principalement financée par des fonds publics.

La marge de manœuvre budgétaire est limitée. Même sans ces nouvelles dépenses, la dette publique de l’Union devrait augmenter de 10 points de pourcentage au cours de la prochaine décennie, pour atteindre 93 % du PIB, sur la base d’hypothèses de croissance plus optimistes que la réalité actuelle.

Nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines.

Mario Draghi

Un an après, l’Europe se trouve donc dans une situation encore plus difficile.

Notre modèle de croissance s’essouffle. Les vulnérabilités s’accumulent. Et il n’existe pas de voie claire pour financer les investissements dont nous avons besoin.

Nous avons été douloureusement rappelés à la réalité : l’inaction menace non seulement notre compétitivité, mais aussi notre souveraineté même.

Le rapport définit trois priorités pour l’Europe : combler le retard en matière d’innovation dans les technologies de pointe, tracer un chemin vers la décarbonisation qui soutienne la croissance et renforcer la sécurité économique.

Comme l’a souligné la présidente von der Leyen, ces priorités sont également au cœur du programme de la Commission. Je salue sa décision de replacer la compétitivité au cœur de ses préoccupations, et je trouve ce programme ambitieux.

Les citoyens et les entreprises du continent se réjouissent d’avoir un diagnostic, des priorités claires et des plans d’action.

Mais ils expriment également une frustration croissante.

Ils sont déçus par la lenteur avec laquelle l’Union évolue. Ils voient bien que nous ne parvenons pas à suivre le rythme des changements qui s’opèrent ailleurs. Ils sont prêts à agir — mais craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation.

On a souvent des excuses toutes trouvées pour justifier cette lenteur.

On dit simplement que c’est ainsi que l’Union s’est construite ; qu’il faudrait respecter un processus complexe impliquant de nombreux acteurs. Parfois, l’inertie est même présentée comme relevant du respect de l’État de droit.

Je pense que c’est de la pure complaisance.

Nos concurrents aux États-Unis et en Chine sont beaucoup moins contraints, même lorsqu’ils agissent dans le respect de la loi. 

Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.

Prendre un chemin différent exige une rapidité nouvelle, une ampleur nouvelle et une intensité nouvelle.

Cela signifie agir ensemble, sans fragmenter nos efforts.

Cela signifie concentrer les ressources là où leur impact est le plus grand.

Et cela signifie obtenir des résultats en quelques mois — pas en plusieurs années.

Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.

Mario Draghi

Commençons par la technologie.

Comme l’électricité il y a 140 ans, l’IA est souvent qualifiée de technologie « transformationnelle ».

Mais elle dépend de la coordination d’au moins quatre autres technologies : le cloud pour stocker d’énormes quantités de données, le supercalcul pour traiter ces données, la cybersécurité pour protéger les secteurs sensibles et les réseaux avancés (5G, fibre optique et satellites) pour la transmission.

Dans certains domaines, l’Europe affiche des progrès.

Au moins cinq gigafactories d’IA sont en projet, chacune dotée de plus de 100 000 processeurs graphiques avancés. La capacité des centres de données devrait tripler au cours des sept prochaines années. Une réforme majeure des télécommunications est attendue d’ici la fin de l’année. L’investissement récent d’ASML dans Mistral est un signe prometteur pour l’écosystème national de l’IA.

L’adoption est également en hausse : comme la Présidente vient de le rappeler, la BEI constate que les entreprises européennes adoptent les technologies de pointe à un rythme proche de celui de leurs homologues américaines, bien que partant d’un niveau inférieur.

Mais les écarts sont criants.

À la pointe de l’IA, les États-Unis ont produit 40 grands modèles de base l’année dernière, la Chine 15 — l’Union, seulement 3. Dans les PME, l’adoption de l’IA reste faible, oscillant entre 13 et 21 %. Et dans le domaine le plus stratégique — l’IA fondée sur la propriété intellectuelle européenne pour ancrer nos industries de base — les progrès sont minimes.

Trois domaines nécessitent davantage d’ambition.

Premièrement, nous devons supprimer les obstacles à la mise à l’échelle des nouvelles technologies. Un véritable « 28e régime » doit voir le jour, permettant aux entreprises innovantes d’opérer, de commercer et de lever des fonds de manière transparente dans les 27 États membres à l’instar de leurs concurrents dans d’autres grandes économies. Cette dimension est particulièrement importante pour donner une chance aux jeunes Européens sur leur continent. Ils veulent rester ici, ils ne veulent pas aller ailleurs pour réussir.

La Commission s’oriente dans cette direction. Mais compte tenu du soutien incertain des États membres, la première étape vers le « 28e régime » se limitera probablement à une identité numérique européenne pour les entreprises.

Le financement des entreprises en phase de démarrage doit également bénéficier d’un soutien plus important. Le fonds Scale-up Europe peut aider les start-ups à se développer, à condition que sa taille corresponde à leurs besoins financiers.

L’augmentation prévue du budget d’Horizon Europe à 175 milliards d’euros est bienvenue. 

Mais pour la recherche de pointe, cela ne suffira pas si les ressources supplémentaires ne sont pas concentrées dans des programmes prioritaires d’envergure.

Les ressources doivent être affectées aux centres d’excellence. Elles doivent être concentrées sur des projets à haut risque et à haut rendement, sélectionnés selon un processus de type DARPA. Elles doivent être renforcées par des liens solides entre l’industrie et les institutions universitaires afin de transformer la recherche en applications concrètes. La mise en œuvre de cette transformation doit être confiée à des chefs de projet experts plutôt qu’à des bureaucrates. Et l’Europe devrait être capable d’investir directement dans quelques grandes initiatives stratégiques de deep tech.

Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.

Mario Draghi

Le deuxième domaine concerne la réglementation.

L’une des demandes les plus claires exprimées par les entreprises européennes est une simplification radicale du RGPD — non seulement de la loi initiale mais aussi des lourdes mesures supplémentaires prises par les États membres pour la transposer. La formation des modèles d’IA nécessite de grandes quantités de données publiques provenant du web. Or l’incertitude juridique qui entoure actuellement leur utilisation entraîne des retards coûteux, ralentissant leur déploiement en Europe.

Les recherches le confirment : le RGPD a augmenté le coût des données d’environ 20 % pour les entreprises de l’Union par rapport à leurs homologues américaines. Pourtant, le seul changement envisagé jusqu’à présent est un assouplissement de la tenue des registres et l’extension des dérogations accordées aux PME aux entreprises de taille intermédiaire. 

Une réforme plus large visant à simplifier et harmoniser les règles reste encore vague.

La loi sur l’IA (AI Act) est une autre source d’incertitudes.

Les premières règles, qui comprenaient l’interdiction des systèmes présentant un « risque inacceptable » ont été adoptées sans complications majeures. Les codes de bonnes pratiques signés par la plupart des grands développeurs, ainsi que les lignes directrices publiées en août par la Commission, ont clarifié les responsabilités.

Mais la prochaine étape, qui couvre les systèmes d’IA à haut risque dans des domaines tels que les infrastructures critiques et la santé, doit être proportionnée et soutenir l’innovation et le développement. À mon avis, la mise en œuvre de cette étape devrait être suspendue jusqu’à ce que nous comprenions mieux ses inconvénients.

Plus généralement, l’application devrait reposer sur une évaluation a posteriori, jugeant les modèles en fonction de leurs capacités réelles et des risques démontrés.

Le troisième domaine concerne l’intégration verticale de l’IA dans l’industrie.

Les applications sectorielles de l’IA sont encore plus critiques que la puissance brute des supercalculateurs. Dans ce domaine, l’Europe dispose d’un réel avantage : ses entreprises détiennent plus de la moitié du marché mondial des solutions d’automatisation industrielle, pierre angulaire de l’IA industrielle. Pourtant, seules 10 % environ des entreprises manufacturières ont utilisé l’IA l’année dernière.

L’industrie et les gouvernements doivent travailler ensemble pour transformer cette longueur d’avance en solutions européennes propriétaires. La stratégie « Apply AI » de la Commission, qui sera présentée cet automne, constituera un test décisif.

Les prix du gaz naturel dans l’Union sont encore près de quatre fois plus élevés qu’aux États-Unis. Les prix de l’électricité industrielle sont quant à eux en moyenne plus de deux fois plus élevés. Si cet écart ne se réduit pas, la transition vers une économie fondée sur la technologie de pointe sera ralentie.

L’énergie est aussi fondamentale que la technologie pour faire avancer l’IA. La demande en électricité des centres de données en Europe augmentera de 70 % d’ici 2030. L’électricité représente déjà jusqu’à 40 % de leurs coûts d’exploitation.

L’AIE prévient que sans mesure corrective, un projet sur cinq prévu à l’échelle mondiale pourrait être retardé en raison de goulets d’étranglement sur le réseau.

Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.

La Commission a lancé son Pacte pour une industrie propre et son Plan d’action pour une énergie abordable, tous deux conformes aux recommandations du rapport. Mais la principale mesure prise jusqu’à présent a été d’assouplir les règles en matière d’aides d’État afin que les États membres puissent subventionner les prix.

Cela peut apporter un soulagement temporaire, mais ne résout pas les raisons structurelles pour lesquelles l’énergie est si chère en Europe.

Parmi celles-ci figurent les prix du gaz qui, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont encore environ deux fois plus élevés qu’avant la pandémie de Covid-19 ; un système de tarification dans lequel le gaz continue de déterminer le prix du marché de l’électricité dans la plupart des cas même si les énergies renouvelables se développent ; et des charges et taxes élevées.

La décarbonation est le meilleur chemin à long terme pour que l’Europe atteigne l’indépendance énergétique malgré son manque de ressources naturelles. Mais elle nécessite des investissements beaucoup plus rapides pour faire fonctionner un système fortement axé sur les énergies renouvelables : dans les réseaux, les interconnexions et la production de base d’électricité propre — comme le nucléaire.

À l’heure actuelle, la moitié des capacités transfrontalières nécessaires d’ici 2030 ne font l’objet d’aucun plan d’investissement. Même les projets approuvés prennent plus de dix ans — dont la moitié est en fait consacrée à l’obtention des autorisations.

Le Paquet « réseaux » prévu pour la fin de cette année et l’augmentation budgétaire proposée pour les liaisons transfrontalières constituent des avancées. Mais le système actuel — qui repose sur la coordination nationale des autorisations et du financement — n’est pas adapté à un marché européen de l’énergie. Les projets transfrontaliers nécessitent une planification et une exécution au niveau de l’Union.

Dans le même temps, nous devons être réalistes : ces mesures ne permettront pas de réduire rapidement les prix de l’énergie. C’est pourquoi il nous faut agir sur les leviers qui peuvent apporter un soulagement plus rapide.

Deux d’entre eux se distinguent : l’amélioration du fonctionnement des marchés du gaz et l’assouplissement de l’emprise du gaz sur les prix de l’électricité.

L’Europe est déjà le plus grand acheteur mondial de GNL américain et s’est engagée à acheter jusqu’à 750 milliards de dollars de produits énergétiques américains

Quelles que soient les conditions de cet accord, il doit être considéré comme une occasion de réorganiser notre manière d’acheter du gaz.

Depuis mars, le GNL acheminé en Europe coûte 60 à 90 % plus cher que le même gaz aux États-Unis — même après prise en compte des coûts logistiques et de regazéification. Les achats collectifs de l’Union, tels que proposés initialement par la Commission après l’invasion de la Russie, pourraient certainement réduire cet écart en renforçant notre pouvoir de négociation, en réduisant les marges des intermédiaires et en nous protégeant de la volatilité des marchés au jour le jour.

En parallèle, l’Europe doit mener à bien les travaux du groupe de travail sur le marché du gaz et rendre le commerce de l’énergie plus transparent. Les bénéfices des quatre plus grands négociants mondiaux ont quadruplé entre 2020 et 2022. Cela fait longtemps qu’une supervision conjointe et un règlement plus strict s’imposent.

Nous devons également dissocier la rémunération des énergies renouvelables et du nucléaire de celle des énergies fossiles en développant les contrats d’énergie, c’est-à-dire les accords d’achat d’électricité (PPA) et les contrats sur différence (CfD).

Certaines initiatives utiles sont en cours, telles que la garantie pilote des PPA de la BEI.

Mais des mesures beaucoup plus décisives sont nécessaires : les contrats à long terme doivent être étendus à toutes les énergies renouvelables et nucléaires, qu’elles soient nouvelles ou existantes. Le mécanisme actuel de fixation des prix accorde des rentes à de nombreux intérêts particuliers.

Alors que nous poursuivons la décarbonation, la transition doit également être flexible et pragmatique. La Commission a assoupli certaines des exigences les plus contraignantes en matière de reporting grâce à son paquet omnibus sur la durabilité. Mais dans certains secteurs, comme l’automobile, les objectifs reposent sur des hypothèses qui ne sont plus valables.

L’échéance de 2035 pour la suppression des émissions d’échappement devait déclencher un cercle vertueux : des objectifs fermes stimuleraient les investissements dans les infrastructures de recharge, développeraient le marché intérieur, encourageraient l’innovation en Europe et rendraient les modèles de véhicules électriques moins chers. Les industries connexes (batteries, puces) devaient se développer parallèlement, soutenues par une politique industrielle ciblée.

Force est de constater que cela ne s’est pas produit.

L’installation de bornes de recharge devrait être multipliée par trois ou quatre au cours des cinq prochaines années pour atteindre une couverture suffisante. Le marché des véhicules électriques a connu une croissance plus lente que prévu. L’innovation européenne a pris du retard, les modèles restent chers et la politique en matière de chaîne d’approvisionnement est fragmentée.

En réalité, le parc automobile européen, qui compte 250 millions de véhicules, vieillit. Et les émissions de CO₂ n’ont pratiquement pas diminué ces dernières années.

Comme le suggère notre rapport, la prochaine révision de la réglementation sur les émissions de CO₂ devrait suivre une approche technologiquement neutre et tenir compte des évolutions du marché et des technologies.

Nous avons également besoin d’une approche concertée pour accélérer le développement des véhicules électriques, couvrant les chaînes d’approvisionnement, les besoins en infrastructures et le potentiel des carburants neutres en carbone.

Au cours des prochains mois, le secteur automobile mettra à l’épreuve la capacité de l’Europe à aligner la réglementation, les infrastructures et le développement de la chaîne d’approvisionnement dans une stratégie cohérente pour une industrie qui, ne l’oublions pas,emploie plus de 13 millions de personnes tout au long de la chaîne de valeur.

Le rapport préconisait également de recourir activement à la politique industrielle afin de réduire les dépendances et de se prémunir contre la concurrence soutenue par l’État.

Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.

Mario Draghi

À l’époque, des inquiétudes avaient été exprimées concernant le nationalisme économique, le protectionnisme et le risque que l’Europe abandonne un ordre mondial fondé sur des règles.

Mais l’année écoulée a clairement montré que nous évoluons dans un monde différent.

La frontière entre économie et sécurité est de plus en plus floue. Les États utilisent tous les outils à leur disposition pour défendre leurs intérêts.

Jusqu’à présent, la réponse de l’Europe n’a pas réussi à éviter deux écueils : des efforts nationaux non coordonnés d’un côté ; une confiance aveugle dans la capacité des forces du marché à créer de nouveaux secteurs de l’autre.

La première approche ne peut jamais produire de résultats à grande échelle. La seconde est impossible lorsque d’autres que nous faussent les marchés et déséquilibrent les règles du jeu.

Nous devons plutôt renforcer notre capacité à nous défendre et à résister à la pression dans les domaines clefs que sont la défense, l’industrie lourde et les technologies qui façonneront l’avenir.

Trois leviers peuvent nous faire passer à l’échelle et au niveau d’intensité dont nous avons besoin.

Le premier est une nouvelle approche de la coordination des aides d’État.

Dans la pratique, les aides d’État agissent souvent comme un protectionnisme, enfermant l’activité à l’intérieur des frontières au lieu de construire des industries européennes compétitives à l’échelle mondiale. Les recherches du FMI montrent que les aides accordées à un pays se font souvent au détriment de la croissance de ses voisins.

L’Europe dispose d’outils de coordination, tels que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permettent de concentrer le soutien et de réduire ces retombées. Pourtant, en 2023, les pays de l’Union ont dépensé près de 190 milliards d’euros en aides d’État — soit cinq fois plus que ce qui a été alloué aux PIIEC depuis 2018.

Utilisés de manière stratégique, les PIIEC pourraient aider l’Europe à atteindre une taille critique dans des secteurs tels que les technologies nucléaires innovantes — comme les petits réacteurs modulaires — ou dans la chaîne d’approvisionnement automobile pour des véhicules abordables à zéro émission ou à faibles émissions. La Commission prend des mesures pour rendre ces projets plus attractifs et plus accessibles.

Mais le modèle des PIIEC reste essentiellement national dans sa conception et son financement. Cela crée un plafond inhérent par rapport à nos concurrents.

Prenons l’exemple du projet européen de PIIEC dans le domaine des semi-conducteurs, approuvé en 2023.

Il mobilise 8 milliards d’euros de fonds publics, répartis entre 14 États membres, 68 projets et 56 entreprises. Or l’objectif global, qui consiste à atteindre une part mondiale de 20 % dans la fabrication de semi-conducteurs d’ici 2030, est déjà qualifié de « très improbable » par la Cour des comptes européenne.

En comparaison, le projet japonais Rapidus témoigne d’une approche différente.

Créé en 2022, il concentre 12 milliards de dollars de soutien public — malgré la taille réduite de l’économie japonaise — vers un seul leader à grande échelle dans le domaine des puces avancées. Il se concentre sur un objectif clair, soutenu par de grandes entreprises en tant qu’investisseurs et clients principaux. Et il avance beaucoup plus rapidement, visant une production de masse d’ici 2027.

L’Europe devrait s’inspirer de ce modèle concentré et l’étendre à d’autres technologies de pointe, en combinant les investissements publics et privés pour favoriser les innovations de rupture et les projets industriels à grande échelle.

Le deuxième levier est celui des marchés publics.

Les aides d’État ne peuvent pas créer une nouvelle offre dans les technologies critiques sans répondre à la demande européenne. La réglementation peut contribuer à supprimer les obstacles à l’adoption, mais les marchés publics sont l’outil le plus puissant pour créer de nouveaux marchés.

Cela fonctionne de deux manières.

Premièrement, avec des marchés publics représentant au total 16 % du PIB de l’Union, le fait d’en orienter ne serait-ce qu’une petite partie vers les industries européennes créerait une demande stable pour l’innovation et renforcerait les secteurs stratégiques. 

Deuxièmement, dans les industries où l’échelle est déterminante, des règles harmonisées peuvent favoriser la normalisation et soutenir des cycles d’investissement longs et à forte intensité de capital.

Dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.

Mario Draghi

Le potentiel est évident dans de nombreux secteurs : réserver une part de l’Union dans les marchés publics de puces électroniques pour la défense, soutenir le cloud européen et l’IA verticale, ou fixer des quotas pour les produits de technologie propre tels que l’acier et l’aluminium verts.

Les travaux ont commencé sur les règles préférentielles de l’Union en matière de marchés publics pour le secteur public — mais les détails sont flous. Le succès dépendra toutefois de l’harmonisation entre les États membres. Sans cela, les marchés publics — tout comme les aides d’État — risquent de sombrer dans le protectionnisme national et de ne pas atteindre l’échelle souhaitée.

Le troisième levier est la politique de concurrence. Je vais ici essentiellement répéter ce que la Présidente vient de dire.

Dans les domaines de la défense et de l’espace, comme dans les technologies à double usage qui les sous-tendent, la dynamique du marché est très différente de celle des marchés de consommation. Dans ce cas, la consolidation ne constitue pas nécessairement une menace pour les consommateurs. Elle peut être un moyen de réduire les doublons en matière de R&D, de diminuer les coûts, d’accélérer l’innovation et de concentrer les budgets d’approvisionnement.

Les concurrents aux États-Unis et en Asie bénéficient non seulement du soutien de l’État et de vastes marchés publics, mais aussi de la consolidation dans ces secteurs. L’Europe reste cependant divisée entre de multiples champions nationaux et des bases industrielles qui se chevauchent.

L’Europe devrait être en mesure de protéger la concurrence tout en continuant à promouvoir la consolidation et l’innovation.

Une révision des lignes directrices sur les fusions est en cours — mais l’industrie ne peut attendre jusqu’en 2027, alors que cette date limite est conforme à la procédure qui avait été choisie initialement. La résilience et l’innovation doivent être intégrées dès maintenant dans la politique de concurrence. Une procédure accélérée, a minima,  devrait être mise en place immédiatement.

La question suivante est de savoir comment accélérer le processus.

Dans certains domaines, l’Union peut faire plus avec les pouvoirs dont elle dispose déjà. 

C’est le domaine de la réglementation que l’Union peut agir le plus rapidement et le plus résolument. L’Europe s’est longtemps présentée comme une puissance réglementaire ; elle doit maintenant prouver qu’elle peut s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution.

Dans d’autres domaines, une réforme plus profonde est nécessaire : des compétences, de la prise de décision et du financement. 

En fin de compte, dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.

Mais une telle réforme prendra du temps — un temps que nous n’avons peut-être pas.

En attendant, les progrès pourraient dépendre de coalitions de volontaires utilisant des mécanismes tels que la coopération renforcée.

Même sans modification des traités, l’Europe pourrait déjà aller beaucoup plus loin en concentrant les projets et en mettant en commun des ressources.

Si nous parvenions à concentrer nos efforts de cette manière, la prochaine étape logique consistera à envisager une dette commune pour des projets communs — que ce soit au niveau de l’Union ou au sein d’une coalition d’États membres, afin d’amplifier les avantages de la coordination.

Une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire.

Mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité — innovations de rupture, technologies à grande échelle, R&D dans la défense ou les réseaux énergétiques — où les dépenses nationales fragmentées ne peuvent plus être efficaces.

Une réforme plus profonde est nécessaire.

Mario Draghi

En augmentant la production plus rapidement que les coûts des intérêts, ces projets restaureraient progressivement la marge de manœuvre budgétaire et faciliteraient le financement des besoins d’investissement plus larges. Le rapport estime que même une augmentation modeste de 2 % de la productivité totale des facteurs sur une décennie pourrait réduire d’un tiers le poids des finances publiques.

En réduisant les obstacles au marché unique et en permettant aux entreprises de se développer plus rapidement, nous accélérerons également la croissance des marchés de capitaux européens, qui peuvent contribuer à financer la part privée des besoins d’investissement.

En substance — et c’est un point que j’ai souligné à plusieurs reprises — le plus nous pousserons ces réformes, le plus la part de capitaux privés augmentera — et le moins nous aurons besoin de fonds publics.

S’engager dans cette voie impliquera pour nous de briser des tabous de longue date — mais le reste du monde a déjà brisé les siens.

Pour la survie de l’Europe, nous devons faire ce qui n’a jamais été fait auparavant et refuser d’être freinés par des limites que nous nous imposons à nous-mêmes.

Plus important encore, nous devons aller au-delà des stratégies générales, des calendriers décalés.

Nous avons besoin de dates et d’objectifs concrets. Nous devons être tenus responsables de leur respect. Les délais doivent être suffisamment ambitieux pour exiger une concentration réelle et un effort collectif.

C’est la formule qui a présidé aux projets européens les plus réussis : le marché unique et l’euro.

Tous deux ont progressé grâce à des phases claires, des étapes fermes et un engagement politique soutenu.

Et je conclurai dans le même esprit qu’Ursula il y a un instant.

Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.

Seules l’unité d’intention et l’urgence de la réponse montreront qu’ils sont prêts à faire face à des circonstances exceptionnelles par des mesures exceptionnelles.

Sources
  1. Selon le « Draghi Tracker » de la Joint European Darpa Initiative.
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