Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne.
À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste.
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Été 2025 : le TTsK rôde et les Russes s’infiltrent
Assis seul sur un banc du centre-ville ravagé d’Izioum, Oleksandr fait claquer le capuchon de son Zippo. Cela fait huit mois qu’il est entré dans l’armée. Ce jour-là, il profite de quelques jours de repos dans cette ville de l’arrière, occupée un temps par l’armée russe en 2022, avant le retour dans les tranchées, sur la ligne de front.
Oleksandr enchaîne les cigarettes, le regard dans le vide. Il raconte son histoire avec de courtes phrases hachées.
Après tout, elle est parfaitement banale : manutentionnaire de 48 ans en banlieue de Kyiv, il a été attrapé au mois d’octobre à la sortie de son travail par les agents du TTsK — la branche de l’armée chargée de battre le fer de la mobilisation à travers le pays.
Plus de deux ans de guerre et de mobilisation lui avaient laissé le temps d’envisager l’éventualité et de prendre sa décision : « je m’étais déjà dit que je ne me cacherai pas, je ne fuirai pas » se rappelle-t-il.
Son choix fut celui de la résignation : il n’avait pas envie d’aller à la guerre, n’y serait pas allé s’il avait pu, mais n’a pas voulu non plus s’opposer à son devoir.
La suite est, elle aussi, très banale : l’envoi dans un centre réunissant tous les nouveaux mobilisés, une quarantaine de jours de formation de base au métier de soldat, l’envoi vers la célèbre 3ème brigade d’assaut et, enfin, le baptême du feu en janvier dans l’Est de l’Ukraine.
Des périodes d’une dizaine de jours dans les tranchées de première ligne sont suivies d’une poignée de jours de repos qu’Oleksandr met à profit pour lire. Il a terminé Le Maître et Marguerite et vient de sortir d’une librairie avec Anges et Démons de Dan Brown fourré dans sa pochette kaki.
Il a parfois peur, bien sûr « mais c’est normal d’avoir peur… » — Oleksandr tire une bouffée de cigarette — « …le problème, c’est de paniquer ».
En Ukraine, la mobilisation est partout.

Elle est dans les rues, parfois aux sorties de bouches de métro et aux entrées de gares bloquées par les militaires du TTsK.
Dans les discussions et les silences, dans les gestes et les absences, dans les cuisines et dans l’hémicycle du parlement ukrainien.
Sur cette offre d’emploi placardée par une chaîne de pharmacies sur un mur de Kyiv et assurant offrir une exemption au service militaire « aux employés en possession de leurs documents militaires à jour ».
Elle est dans ces vidéos de mobilisation forcée — un pauvre bougre saisi dans la rue par une paire d’hommes cagoulés et jeté dans un fourgon — publiés avec une engourdissante régularité sur les réseaux sociaux.
Elle est dans la difficulté qu’a eu Anastasia, la directrice de la troupe théâtrale de Kharkiv « Ocheret » à trouver qui que ce soit capable de refaire l’installation électrique de leur nouvelle scène, installée dans une ancienne imprimerie industrielle de la ville, alors que la plupart des électriciens de Kharkiv ont déjà été envoyés à l’armée — ou bien se cachent chez eux pour échapper aux imperturbables recruteurs qui ratissent la ville.
Un matin de juillet, elle est à un barrage routier sur une petite route à la sortie de Poltava : un groupe de policiers et d’agents du TTsK en uniforme y est posté — leur présence est éventée par les appels de phare agressifs des voitures en aval.
Elle est, enfin, dans tout débat évoquant les dernières avancées russes sur le front.
Derniers exemples en date : des infiltrations d’unités russes à l’intérieur de Pokrovsk, dans le Donbass, ou encore l’avancée de près de 10 kilomètres près de la ville de Dobropillia.
Ces infiltrations, cette percée, sont expliquées en partie par un manque d’homme qui laisse aujourd’hui une multitude de trous dans les lignes défensives ukrainiennes.

« L’époque de l’adrénaline » et les causes du manque d’homme
La discussion a quelque chose de lancinant : voilà au moins deux ans que le manque d’hommes dans les brigades ukrainiennes tient de la crise permanente — d’un problème si ouvertement reconnu qu’il est parfois réduit à un inévitable état de fait. Les premiers mois de l’invasion, lorsque des hommes faisaient la queue aux centres de recrutement et à qui l’on assurait que leur engagement n’était pour l’heure pas nécessaire, semblent appartenir à un autre monde.
À l’entrée de ces bâtiments éparpillés à travers le pays et désormais observés avec un mélange de crainte et de mépris, seuls font aujourd’hui la queue les hommes venus, tous les 90 jours, renouveler leur exemption de service militaire.
Malgré une fatigue de plus en plus palpable, le caractère impératif de la résistance à l’invasion russe ne souffre dans la société ukrainienne d’aucune véritable remise en cause.
Au même moment pourtant, l’armée ukrainienne peine à mobiliser suffisamment d’hommes : celle-ci a « la capacité » d’en recruter 27 000 par mois, assurait le président ukrainien Volodymyr Zelensky au mois de juin 1. Le véritable chiffre serait plus proche des 20 000 par mois, rythme considéré par experts et militaires comme insuffisant pour compenser les pertes — tués, blessés, prisonniers, déserteurs.
L’opposition à la mobilisation est au même moment devenue presque banale, focalisée autour d’une hostilité profonde envers le TTsK.
Conversations et sondages dressent ainsi le portrait complexe et à première vue contradictoire d’une société pleinement consciente de l’importance de la mobilisation mais opposée à son caractère forcé alors même — répond l’armée — que le tarissement du flux de volontaires rend inévitable ce caractère obligatoire. Selon les chiffres d’une étude non publiée, 77 % d’Ukrainiens interrogés par l’agence InfoSapiens disaient ainsi au mois d’avril ne pas faire confiance au TTsK, alors que 93 % faisaient confiance à l’armée dans son ensemble.
Comment en est-on arrivés là ?
L’Ukraine y voit d’abord le résultat d’une guerre qui se prolonge, de la peur inévitable et compréhensible d’être envoyé dans une tranchée soumise jour et nuit aux frappes de drones et bombes planantes russes. Systématiquement relayés sur les réseaux sociaux, les abus du TTsK ou les affaires de corruption dans les commissions médicales choquent, et ont aussi contribué au rejet d’une méthode perçue comme brutale et archaïque. L’époque est aux brigades menant elles-mêmes leurs propres campagnes de recrutement à grand renfort d’affiches, de spots radio ou de concerts. Car dans cette société moderne et ouverte, l’engagement ne se fait pas sans conditions : toute mobilisation individuelle implique que l’État remplisse sa part du marché. Or la possibilité de tomber dans une brigade commandée par un officier incompétent est vue comme inacceptable et justifie souvent l’opposition à la mobilisation.

Pour comprendre la tension qui tiraille aujourd’hui l’armée et la société en Ukraine, il faut revenir aux décisions prises durant les premiers mois de l’invasion russe.
Cette phase initiale avait en effet vu des milliers de volontaires ukrainiens renvoyés chez eux par une armée alors incapable d’absorber un tel flux de soldats. En mai 2022, le chef du conseil de sécurité ukrainien pouvait assurer qu’« à l’heure actuelle, nous avons suffisamment de soldats ». Le 24 février, Volodymyr Zelensky avait décrété la mobilisation générale des hommes entre 27 et 60 ans, immédiatement synonyme pour ces derniers d’interdiction de quitter le pays. Mais le choix fait fut celui d’une mobilisation limitée et au compte-goutte, en fonction des besoins de l’Etat-major.
Une série de facteurs permet sans doute de l’expliquer.
Une évidence d’abord : l’Ukraine de 2022 n’était ni la France de 1914, ni l’URSS de 1941. Le pays n’est alors pas capable de mener une véritable mobilisation générale. Les centres de recrutement éparpillés à travers son vaste territoire passent pour la branche la plus négligée et corrompue de l’armée, dans un État qui se dirigeait jusqu’alors vers un modèle d’armée professionnelle et sans conscription.
L’élan patriotique et l’engagement massif de la société civile rendent aussi dans un premier temps impensable l’idée d’une mobilisation reposant en partie sur la coercition. Le tissu de volontaires développé depuis 2014 et capable de monter en puissance dès les premières heures de l’invasion va non seulement soutenir mais bien souvent, comme l’a montré notamment la sociologue Anna Colin Lebedev, se substituer à l’État. Des centaines de milliers d’Ukrainiens forment ainsi leurs propres unités de combat, remuent ciel et terre pour fournir l’armée en drones, en générateurs, en nourriture, aident à l’évacuation des civils pris dans le tourbillon de l’avancée russe, renseignent sur les mouvements des troupes russes, montent des checkpoints spontanés, se font coursiers, fusiliers, infirmiers, préparents cocktails molotov and obstacles anti-tank…
Résister en continuant à vivre : le contrat social de la guerre d’Ukraine
Cet engagement n’est pas seulement massif, il est aussi extraordinairement organisé et efficace.
Non seulement l’Ukraine ne se disloque pas — comme l’espérait Vladimir Poutine — mais elle arrête l’armée russe aux portes de Kyiv. À l’Est, les troupes de Moscou se cassent les dents sur les fortifications érigées dans le Donbass depuis 2015. Au sud, elle s’emparent de Kherson et ravagent Marioupol mais s’essoufflent avant même d’avoir atteint Mykolaïv, bien loin d’Odessa.
La retraite des forces russes de la région de Kyiv et du nord de l’Ukraine au mois de mars 2022 semble alors entériner une vision de la guerre dans laquelle la conscription n’a pas sa place : à la Russie la masse, la brutalité et la dictature ; à l’Ukraine l’agilité, la technologie et l’engagement patriotique.
Un autre élément joue sur la trajectoire initiale qu’emprunte l’État ukrainien et sa société au début de l’invasion : le temps.
Dans tout le pays, personne ou presque ne peut dans ces premières semaines imaginer que la guerre durera.
À « l’époque de l’adrénaline », comme me le confiait un conseiller du président ukrainien, les décisions sont dictées par l’immédiateté, affaire d’heures et de jours tout au plus, affaire aussi de ce qui se passe là, sous ses yeux, dans la rue et le quartier d’à côté. À Kyiv, Kharkiv ou Odessa, des hommes prennent les armes pour défendre leur ville et leur famille, incapables d’imaginer qu’ils seront, trois ans plus tard, toujours au front. Saisie par le choc d’une invasion à laquelle peu croyaient, l’Ukraine à trop à faire pour concevoir l’arrivée d’une guerre d’attrition qui reposera sur les ressources des belligérants.
En mars 2022, 58 % des Ukrainiens interrogés pensent que la guerre durera moins de six mois — 70 % moins d’un an 2.
Le choix d’une mobilisation limitée n’est pas le seul, et peut-être pas le plus important, que fait le leadership ukrainien dans cette première phase de la guerre.
Cette décision s’accompagne en effet de la mise en place d’un nouveau contrat social qui va guider l’Ukraine en temps de guerre.
On le retrouve dans l’adresse à la nation que fait Volodymyr Zelensky le 2 avril 2022 :
« Nous ne pouvons pas caresser l’espoir naïf que l’ennemi se contentera de quitter notre terre. Nous ne pouvons que remporter la paix. Nous pouvons la remporter dans de difficiles batailles, dans des négociations et, en parallèle, dans notre travail quotidien. Chacun d’entre nous doit donc continuer à faire tout son possible. Pour soutenir nos forces armées. Pour préserver et développer l’activité économique en Ukraine, autant que possible […] Tout le monde peut contribuer à la victoire. Certains avec une arme entre les mains. Certains au travail. D’autres avec une parole chaleureuse et une aide offerte au bon moment. » 3

À un moment où l’armée ukrainienne dispose d’assez d’hommes, l’engagement militaire n’est pas particulièrement mis en avant.
« L’armée combat, la société soutient » — dit en substance un contrat social qui, dès le début, insiste sur l’importance de maintenir une vie normale à l’arrière.
Cette démarcation est dans un premier temps acceptée par tous : la normalité de la vie dans les villes de l’arrière est pour nombre de soldats une source de fierté autant qu’elle est pour l’État un gage de stabilité. Elle contribue aussi à unifier la société, dans un pays où l’engagement peut se faire en parallèle d’une vie relativement préservée : chacun participe à l’effort de guerre, qu’il s’agisse de rejoindre l’armée, de préparer des repas, de coudre des filets de camouflage, de souder des drones dans sa cuisine, ou même simplement de payer ses impôts, et de contribuer ainsi à un budget de l’État presque entièrement dédiée à la défense du pays.
Il n’y aura pas de démobilisation
Car aux tranchées de l’Est s’ajoute un autre front.
La priorité accordée à l’économie pour éviter l’effondrement du pays est clef : elle donne lieu à des exemptions de service militaire délivrées à des employés d’entreprises pas forcément considérées comme « critiques » au sens traditionnel du terme — comme les entreprises produisant des armes ou les employés de centrales thermiques ou nucléaires — mais pourvoyeuses de revenu au budget de l’État.
Le moment pendant lequel l’idée que les engagés volontaires suffiraient à soutenir l’effort de guerre fut court — une poignée de mois de 2022 tout au plus. Mais les choix politiques faits à l’aune de cette vision des choses sont restés. Ils se sont en quelque sorte calcifiés alors que la situation militaire commençait l’année suivante à se dégrader — et que le recours de plus en plus important à la mobilisation devenait inévitable.
L’année 2023 voit ainsi les premières tensions entre une hiérarchie militaire réclamant une intensification de la mobilisation et un pouvoir politique récalcitrant.
Le commandant en chef Valeri Zaloujny aurait à l’automne réclamé 500 000 hommes supplémentaires, alors que l’Ukraine tente de digérer l’échec d’une contre-offensive estivale qui portait le dernier espoir d’une fin rapide de la guerre. Volodymyr Zelensky rejette la demande et évince quelques mois plus tard Zaloujny. Son successeur, Oleksandre Syrsky, assure en mars 2024 que le chiffre de 500 000 hommes devant être mobilisés « a été réduit de manière significative ».
Le parlement ukrainien vote en avril 2024 une loi visant à intensifier le rythme de la mobilisation, notamment en abaissant l’âge de la mobilisation à 25 ans et en renforçant les pouvoirs des centres de recrutement.
Conscient de l’impopularité de la mesure, le président ukrainien se tient soigneusement à l’écart du débat houleux qui précède le vote de la loi, marqué notamment par les demandes de plus en plus insistante des familles de soldats d’une démobilisation au moins partielle des hommes engagés depuis 2022.
Le ministère de la défense évoque un temps la possibilité d’un retour au civil d’une partie des hommes, mais des figures de la société civile — qui sont désormais bien souvent aussi des militaires — appellent le pouvoir à la franchise : une démobilisation des hommes au front depuis 2022 ne pourrait se faire sans une augmentation équivalente de la mobilisation que chacun sait déjà impensable. 44 % de la population dit dans un sondage voir la nouvelle loi sur la mobilisation de manière négative, 21 % seulement de manière positive 4.
Peu à peu, chacun commence à se faire à l’idée : il n’y aura pas de démobilisation.

« La mobilisation économique totale, ce n’est pas du communisme, c’est une question de survie »
Pourtant, malgré ce constat et la persistance de la guerre d’attrition, le contrat social reste largement inchangé.
Sur les murs des grandes villes du pays, le 1er régiment d’assaut « Loups de Da Vinci » a beau à l’été 2024 appeler au recrutement avec le slogan « Tout le monde va combattre, choisissez votre unité », ce n’est pas le discours officiel.
La société reste soudée et l’engagement massif. Le plus souvent, il prend la forme du volontariat ou de la participation à des caisses virtuelles pour soutenir une brigade sur la ligne de front. Le maintien de l’activité économique — et donc d’une vie la plus « normale » possible à l’arrière — est toujours vu comme aussi crucial que l’engagement militaire.
C’est ce que résume la revue économique Eknomicheska Pravda en mai 2024 : « l’Ukraine ne peut trouver les fonds pour la guerre que dans sa propre économie, la capacité des entreprises à travailler et à payer des impôts est donc tout aussi important pour la victoire que la capacité de l’État à mobiliser des hommes dans l’armée » 5. Au même moment, le ministre de la transformation digitale Mykhailo Fedorov appelle à offrir des exemptions de service militaire aux travailleurs du secteur informatique, affirmant qu’ils contribuent de manière décisive au budget de l’État et, de fait, à l’effort de guerre 6.
Mais les lentes avancées russes et la fin de l’espoir d’une victoire rapide mettent ce contrat social sous tension.
Une partie de la société civile ukrainienne, la plus proche de l’armée, et de nombreux militaires — pas tous — grincent des dents à toute mention du « front économique » et réclament une mobilisation de toutes les forces vives ainsi que le passage à une véritable économie de guerre.
L’idée que payer ses impôts pourrait représenter un engagement suffisant est aussi pour certains insupportable : « Je me suis engueulé avec des amis qui se justifient de cette manière » s’insurge ainsi Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv impliqué depuis 2014 dans le soutien à l’armée.
« Je leur dis que si tu peux travailler, c’est parce qu’à 20 kilomètres de toi il y a des gens qui meurent. Cette position de dire ‘je paye des impôts pour l’effort de guerre’ n’est pas naturelle, n’est pas normale, n’est pas correcte. L’Ukraine, encore aujourd’hui, n’est pas passée en économie de guerre. C’est une catastrophe mentale. Tu dois tout donner pour le front, et garder seulement de quoi subvenir à tes besoins et à ceux de tes employés. Il ne peut pas y avoir d’impôts sur le revenu en temps de guerre, parce qu’il ne peut pas y avoir de revenu… On me traitera peut-être de communiste mais c’est ce que je pense. La mobilisation économique totale, ce n’est pas du communisme, c’est une question de survie. »
La position d’Ihor Koulish est, il faut le dire, relativement minoritaire.
Sans même débattre de sa faisabilité, l’idée d’une véritable mobilisation générale sous la houlette de l’Etat semble aller à l’encontre d’un modèle ukrainien qui laisse une part importante à l’implication du secteur privé — entreprises et activistes — synonyme de flexibilité et à un engagement individuel fondé sur l’autonomie.

L’Ukraine des deux mondes : les mobilisés contre les réfractaires
Pour parer aux défaillances du système de mobilisation, l’État tente d’ailleurs d’intégrer ces caractéristiques dans son processus d’enrôlement : les brigades ont par exemple une grande latitude pour mener elles-mêmes leur recrutement. La crainte paralysante d’échouer dans une brigade de piètre qualité a aussi poussé le ministère de la défense à mettre en place une fonction permettant de réclamer son changement d’unité depuis son smartphone.
Mais même ses initiatives n’ont pas suffit à renverser l’impopularité endémique de la mobilisation.
Plus grave, le processus a en trois ans creusé un véritable fossé entre ceux qui combattent et les autres.
D’un côté des hommes menant une vie civile normale ou presque ; de l’autre une mobilisation synonyme de choc profond, comme la perte d’un membre ou la mort, elle est une « boîte noire chargée de peur » reconnaît un officier, un instant où l’homme n’a plus le contrôle de son destin. Même lorsqu’elle n’implique pas un départ au front, la mobilisation oblige à une pause dans sa vie civile, pause à laquelle tout le monde n’est pas soumis. Un exemple parmi de très nombreux : elle peut par exemple forcer un entrepreneur à diminuer ou à cesser son activité alors que ses concurrents continuent de travailler.
La perspective encourage sans surprise l’évitement, alors qu’une myriade de manières plus ou moins légales et honnêtes d’échapper à la mobilisation existent.
Il y a là deux mondes qui s’éloignent peu à peu depuis le début de l’invasion et ne se rencontrent qu’avec gêne, mépris ou fureur.
La collision est parfois imperceptible, onde éphémère à la surface de l’eau : un soldat dans un restaurant de Kyiv dont le regard ne cesse de dériver derrière mon épaule. Il observe un groupe d’hommes, jeunes et en pleine forme physique, qui rient bruyamment à la table voisine.
« Quand tu vois ça… mais c’est peut-être des soldats en civil, je ne sais pas » finit-il par dire, comme pour s’excuser.
À Kharkiv, la directrice de la troupe de théâtre « Ocheret » évoque ce bref malaise de faire jouer dans une pièce à des acteurs masculins — et qui n’ont donc pas encore été mobilisés — le rôle d’hommes tentant d’échapper à la mobilisation… face à un public composé en partie de soldats.
À Kyiv, une autre mise en abyme, encore plus flagrante. Un chauffeur de taxi traverse en trombe la capitale ukrainienne, racontant au passage être un soldat blessé au combat et actuellement en réhabilitation. Sa puissante BMW déboule sur la rocade longeant le Dniepr mais doit soudainement ralentir : nous sommes bloqués derrière une voiture noire affichant fièrement sur son pare-brise arrière, en grosses lettres capitales, un mot : « Oukhilyant ».
Le terme, que l’on pourrait traduire par « réfractaire », décrit ceux qui tentent d’échapper à la mobilisation en fuyant le pays, en payant un pot-de-vin pour être déclaré inapte ou simplement en restant chez soi pour échapper aux patrouilles du TTsK.
Dans un geste de sidération dépitée, le chauffeur accélère : il veut se placer au niveau du conducteur de la voiture noire pour voir le visage de cet homme qui se vante d’éviter la mobilisation.
D’un côté, la frustration — voire même la colère — d’hommes engagés pour certains depuis deux ou trois ans et qui voient des hommes de leur âge ne pas être logés à la même enseigne. Un sentiment d’abandon canalisé parfois en cynisme rageur : ainsi ce populaire écusson à coller sur l’uniforme qui affiche un crâne et la phrase « il n’y aura pas de relève, on est là jusqu’à la fin. »
De l’autre, une sorte de fierté macabre à refuser le service, l’idée qu’échapper à la mobilisation serait une affaire de débrouillardise ou de ressources. Celui qui se laisse attraper devient alors un lokh — un pigeon.
Entre les deux : la majorité.
Les hommes comme Oleksandr, peu désireux d’aller au front mais résignés à accepter l’ordre de rejoindre l’armée lorsque celui-ci viendra, tout en espérant y échapper aussi longtemps que possible. Et ceux qui ont trouvé le moyen de s’y soustraire, vaguement honteux.
C’est là que l’on retrouve aussi la perception d’une mobilisation injuste, qui toucherait avant tout les campagnes et les classes populaires.
Là encore, la prolongation de la guerre joue à plein : même les quartiers chics du centre de Kyiv ne sont plus tout à fait épargnés par les patrouilles du TTsK aujourd’hui.

Bussification
Le manière dont Volodymyr Zelenskyy s’est désengagé du sujet a aussi laissé un vide qui a fait de la critique du processus de mobilisation un quasi-poncif dans l’espace politique, sans que des solutions claires n’apparaissent.
La question de la mobilisation est à la fois omniprésente et profondément tabou.
Trois ans après le début de l’invasion russe, la stratégie ukrainienne de mobilisation est enfermée dans un cercle vicieux : le choix d’une mobilisation limitée au début de la guerre empêche toute démobilisation ou relève même temporaire des hommes engagés depuis 2022. L’épuisement des fantassins et le manque d’homme oblige l’État à une mobilisation coercitive et parfois violente.
Systématiquement relayée sur les réseaux sociaux, cette « bussification » — c’est le terme consacré pour désigner ces cas réguliers d’hommes attrapés dans la rue et jetés dans des minibus — sape le morale et décourage d’autant plus l’engagement, aggravant au passage la pénurie d’hommes.
Les abandons de postes et désertions tiennent alors lieu de soupape pour des mobilisés à bout.
La Russie a de son côté tout intérêt à exacerber ces tensions, en relayant sur les réseaux sociaux des vidéos de mobilisation forcée, ou en recrutant par la chaîne de messagerie Telegram des adolescents ukrainiens manipulés pour déposer près des centres de recrutement des sacs chargés d’explosifs. Depuis le mois de juin, les drones kamikazes russes se sont aussi mis à viser systématiquement ces mêmes centres de recrutement.

Le pouvoir ukrainien a bien tenté de contourner le problème en encourageant le recrutement volontaire, dans un pays tapissé depuis le début de la guerre d’affiches sur lesquelles des dizaines de brigades et d’unités appellent à l’engagement.
Des offres d’emplois dans l’armée sont diffusées sur des sites spécialisées, tandis que des SMS tombent régulièrement pour appeler à l’engagement. Un exemple, que je reçois sur mon téléphone au moment d’écrire ces lignes : « La 28ème brigade t’invite à rejoindre notre équipe de spécialistes désirant protéger leur patrie ! Quel poste choisiras-tu : opérateur de drones, infirmier militaire, chauffeur-mécanicien ou autre ? ». Et il est vrai que, trois ans après le début de la guerre, la crainte prégnante d’être mobilisé contre son gré et envoyé au front encourage de plus en plus d’hommes à s’engager d’eux mêmes, pour viser la possibilité d’obtenir un poste à l’arrière ou dans une position logistique.
En parallèle de ce modèle décentralisé laissant la part belle à l’initiative, Kyiv a aussi lancé au début de l’année un contrat d’un an associé à de multiples avantages financiers et destinés aux 18-24 ans, qui ne sont pas concernés par la mobilisation.
Mais ces mesures restent insuffisantes : à peine plus de 10 % des hommes rejoignant actuellement l’armée sont des volontaires, reconnaissait le mois dernier Fedir Venislavsky, député du parlement ukrainien et membre du comité aux questions de sécurité nationale 7. L’Ukraine est une société moderne, fière de sa méfiance envers l’excès de bureaucratie étatique, portée par l’importance de l’accomplissement individuel. Un modèle de mobilisation mettant l’accent sur l’initiative et la liberté de choisir son unité ou même son poste y est à première vue parfaitement adapté. Mais il trouve sa limite dans les tranchées camouflées du Donbass où se fait cruellement sentir le besoin impérieux de fantassins — rôle ingrat, anonyme et meurtrier.

« L’Ukraine est là où se trouve notre infanterie »
Alors on mise sur une robotisation du champ de bataille qui, espère-t-on, pourrait compenser le manque d’hommes.
Il est vrai que la guerre a beaucoup changé depuis 2022, ou même depuis 2024, lorsque Kyiv craignait que le gel d’un paquet d’aide américaine ne provoque un effondrement causé par un manque de missiles et d’obus. La guerre n’est plus essentiellement affaire d’infanterie ou d’artillerie.
Règnent désormais des drones qui saturent le champ de bataille, frappent de plus en plus profondément, neutralisent presque tout mouvement jusqu’à quinze kilomètres de profondeur.
La ligne de front n’est plus une ligne, que l’on imaginerait marquée de tranchées bien délimitées renforcées d’interminables rangées de barbelés et d’obstacles anti-tanks.
Elle prend de plus en plus souvent la forme d’archipels de positions retranchées, isolées et camouflées dans des endroits ou le moindre mouvement déclenche une furie de frappes de drones.
L’infanterie marque alors l’emplacement mais combat peu, laissant le soin aux opérateurs de drones en deuxième ligne de briser les assauts d’infanterie russe.
L’État-major ukrainien travaille déjà à systématiser cette « ligne de drones » tandis qu’à l’arrière, une foule de volontaires et d’entreprises travaillent à la vision d’un champ de bataille robotisé : drones terrestres capables de poser des mines, de transporter nourriture et munitions, d’évacuer des blessés, drones kamikazes dopés à l’IA et capables de repérer et de détruire leurs cibles en en autonomie partielle ou totale.
Après trois ans de guerre, l’armée ukrainienne tient mais n’arrive pas à stabiliser le front ; l’armée russe avance mais ne parvient pas à percer.
Le long d’une route, dans la région de Kyiv, un large panneau destiné aux automobilistes affiche en lettre capitale un slogan définitif, comme une maxime : « l’Ukraine est là où se trouve notre infanterie ».
Sources
- “Viktor is making a historic mistake.” An exclusive interview with President Zelenskyy, Válasz Online.
- Agence InfoSapiens (étude non publiée, communiquée à l’auteur).
- Робіть усе, що можете, щоб ми разом вистояли в цій війні за нашу свободу і незалежність – звернення Президента України Володимира Зеленського.
- Як українці оцінюють перебіг мобілізації та який відсоток чоловіків оновив свої дані — опитування для « Нового відліку ».
- Український парадокс. Бізнес хоче безпечно працювати і всіх забронювати від мобілізації.
- Федоров пояснив, чому ІТ-спеціалісти повинні бути заброньовані, Економічна правда.
- Веніславський : Щомісяця в Україні мобілізують до 30 000 осіб.