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Littérature française
Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard
Ce récit est souvent érotique. Quand il résiste à l’appel du désir, il écoute les voix des bêtes, des arbres, des pierres, de ceux qu’on a appelés les dieux — les voix de la guerre, aussi.

L’amour et la guerre sont père et mère de tout récit, depuis le premier, qui est le Chant d’Homère.
J’ai essayé d’entrevoir Homère dans ses antiques temps et lieux, mais aussi ici et maintenant. Le Chanteur inlassable hésite entre son époque et la nôtre, sans regret ni nostalgie, ni illusions. Avec étonnement peut-être. Il est aveugle, n’est-ce pas. Nous voit-il ?
Homère est le héros de ce livre.
P. M.
Lire notre entretien avec Pierre Michon
Marie NDiaye, Le bon Denis, Mercure de France

« Elle entendait la voix égale et limpide du garçon, ni lion ni souffle n’en altérait la placide assurance.
Il semblait, lui, aussi, ce Denis, pareil aux petites feuilles du lilas, se consumer sans brûler.
Il s’écarta brusquement, tournant le dos au père, puis il prit la main de la fille dans un geste d’une telle tendresse qu’elle s’en trouva presque déconcertée.
Ils revinrent vers l’hôtel, leurs pas unis, sans un coup d’œil derrière eux.
Il ne veut pas nous reconnaître, il ne veut pas de nous le pauvre homme, nous sommes libres ! chuchota le garçon avec joie.
Il sembla à la fille qu’une joie de même nature exactement la grisait en toute lucidité.
Libres, enfin libres ! répétait Denis en riant. »
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Pascal Quignard, Trésor caché, Albin Michel

Une femme perd son chat. En l’enterrant dans son jardin, elle met au jour un trésor. Elle voyage. Elle rencontre un homme en Italie. En l’espace d’un an, sa vie est entièrement transformée.
« J’avais sept ans. J’ai toujours pressenti qu’une douleur lumineuse me toucherait un jour. Je savais que cette douleur inexplicable proviendrait de cette heure où tout, quand j’étais petite, s’était perdu. Il y avait une sorte de neige à la fin de mon enfance qui tombait en silence. Tout devait sortir du fond du monde comme le soleil sort de la nuit. »
Lire notre entretien avec Pascal Quignard
Jean Echenoz, Bristol, Éditions de Minuit

– Alors qu’est-ce que vous faites dans la région, dites-moi un peu, s’inquiète le commandant Parker.
– Disons que c’est pour un film que je suis en train de tourner, indique Robert. Comme vous voyez.
– On ne m’en avait pas averti, regrette le commandant, mais voilà qui m’intéresse beaucoup. Et quel genre de film, au juste ?
– Toujours pareil, expose Robert, l’amour et l’aventure. Avec l’Afrique et ses mystères, vous voyez le genre.
– Ah oui, soupire le commandant Parker, je vois en effet très bien le genre. Et pour votre histoire d’amour, vous avez pris quelle actrice ?
– Céleste, dit Robert. Céleste Oppen.
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Neige Sinno, La Realidad, P.O.L

« Il n’y a rien de tel que la réalité. »
On pourrait dire que ce livre est un récit de voyages dans la réalité ou vers la réalité. Avec un premier voyage, il y a plus de vingt ans, où deux jeunes femmes en sac à dos, Netcha, la narratrice, et Maga, une amie espagnole, essaient de rejoindre un village du Chiapas, au Mexique, appelé précisément La Realidad. « Des sources fiables, dit cette amie, lui assuraient que le Sub, alias le sous commandant Marcos, était à La Realidad […] Marcos est dans la réalité. » Quête autant politique (la rencontre avec les mouvements révolutionnaires zapatistes) qu’initiatique et intime. Si les deux amies renoncent en chemin, elles ne renoncent jamais vraiment. Elles insistent, et par d’autres voies, par d’autres routes, par toute sorte d’approches, on les voit avancer à tâtons vers ce qu’elles imaginent comme un monde inconnu, un monde nouveau, un monde autre. Pour Netcha, l’autre, ce sont avant tout les Indiens qu’elle aimerait rencontrer tout en ayant très peur de cette rencontre. Elle a peur de porter sur les épaules le poids de l’histoire, d’être une représentante du peuple de colonisateurs dont elle est issue, d’avoir lu trop de livres, de passer à côté de ce qui importe vraiment, c’est-à-dire l’altérité. Et c’est bien sûr quand elle décide d’arrêter de voyager, que le vrai voyage commence vraiment.
François Sureau, Les enfants perdus, Gallimard

Dans le premier volet des aventures de Thomas More, nous faisons connaissance avec ce détective à la fois mystérieux et attirant. Nous sommes en 1870, après la défaite de Sedan. More, commissaire spécial à la Sûreté, est retenu prisonnier dans la presqu’île d’Iges, comme des milliers de soldats français.
Un crime commis dans son entourage conduit le roi de Prusse à demander l’aide de More. Chemin faisant, le commissaire éclaircit le mystère d’un autre assassinat, celui d’un capitaine de cuirassiers tué par un homme venu du bout du monde. Puis, rendu à la liberté en compagnie de son ami l’intendant Seligmann, More se consacre à l’affaire des incendies d’églises, sur la route de Laon à l’Alsace…
Derrière l’aventure, François Sureau nous donne à lire un récit sur la nature du mal, du crime, du criminel, sur le passage du temps, qui confère une portée grave et profonde à ce feuilleton de haute volée où tours de passe-passe et érudition ajoutent au grand plaisir de lecture.
Lire l’entretien avec François Sureau dans nos pages
Lætitia Bianchi, Bonampak, Verticales Gallimard

« Un Lacandon aux longs cheveux noirs, debout sur sa pirogue, vêtu dʼune tunique blanche, creusant la transparence émeraude de la rivière d’une pagaie en bois. MÉXICO AUTÉNTICO. BONAMPAK. CHIAPAS. C’est peut-être le jour où j’ai vu, à l’aéroport de Mexico, sur un écran géant, cette publicité pour une agence de voyages, ce fantasme pour touriste en quête de bons sauvages, que ce livre est né. Un Lacandon ! Bonampak ! Authentique ! Vrai de vrai, à portée de main ! À portée de notre monde, à portée de nos yeux, là, pour nous, pour vous ! Et à ces visiteurs d’un jour qui achèteraient un petit jaguar en bois, il n’était donné qu’une image. Il n’était donné que le mensonge. »
Gérard de Cortanze, Il ne rêvait plus que de paysages et de lions au bord de la mer, Albin Michel

Juillet 1960. Dans son havre de la Finca Vigía, près de La Havane, Ernest Hemingway éprouve de plus en plus de difficultés à écrire. Fatigué, déprimé, cerné par l’impuissance, il part pour Madrid et ses corridas. Malade, il est contraint de retourner aux Etats-Unis. Il mourra un an plus tard, dans sa maison de l’Idaho, sans avoir jamais revu Cuba.
Dans ce grand roman sur la tyrannie du temps qui passe, le rôle de l’écrivain et la puissance de la littérature, Gérard de Cortanze, nous fait pénétrer l’intimité d’un géant, et celle du couple qu’il forma avec sa dernière femme Mary Welsh. Nous découvrons un Ernest Hemingway inattendu, attachant, détruit par des séances répétées d’électrochocs et poussé au suicide par le FBI.
Littérature espagnole
Javier Cercas, El loco de Dios en el fin del mundo, Random House

« Je suis athée. Je suis anticlérical. Je suis un laïc militant, un rationaliste invétéré, un impie rigoureux. Mais me voilà, en route pour la Mongolie avec le vieux vicaire du Christ sur Terre, prêt à l’interroger sur la résurrection de la chair et la vie éternelle. C’est pour cela que j’ai pris cet avion : pour demander au pape François si ma mère reverra mon père après la mort, et pour rapporter sa réponse à ma mère. Voici un fou sans Dieu poursuivant le fou de Dieu jusqu’au bout du monde ».
Tel est le début fulgurant de ce livre unique, que personne n’avait eu l’occasion d’écrire, entre autres parce que le Vatican n’avait jamais ouvert ses portes à un écrivain. Mais, en plus d’être unique, ce livre est un ouvrage complet, où l’auteur parvient à transformer une proposition insolite en un récit personnel et magistral : un thriller sur le plus grand mystère de l’histoire de l’humanité. Avec ce roman non fictionnel, Javier Cercas revient à son style le plus personnel, dans lequel il parvient à relier ses obsessions intimes à l’une des préoccupations fondamentales de la société actuelle : le rôle du spirituel et du transcendant dans la vie humaine, la place de la religion et le désir d’immortalité.
Lire l’entretien avec Javier Cercas dans nos pages
Enrique Vila-Matas, Canon de cámara oscura, Seix Barral

Vidal Escabia, le protagoniste de cette histoire, a sélectionné soixante et onze livres dans une pièce sombre de sa maison dans l’idée d’écrire un canon décalé, intempestif et inactuel, dissident par rapport aux canons officiels. Chaque matin, il en choisit un au hasard et en publie un extrait destiné au Canon, mais ce que sa lecture lui révèle influence sa vie et son écriture.
Les soupçons grandissent quant à savoir si le narrateur de Canon de cámara oscura est un androïde, un Denver-7 infiltré parmi les gens ordinaires de Barcelone ou si, au contraire, il utilise le Canon pour donner un sens à sa vie face à l’amour démesuré qu’il porte à sa fille absente.
Un Vila-Matas extrême qui va plus loin dans son exploration du non-sens, du simulacre et de la fiction comme formes de vie étranges, mais aussi dans sa vision de l’art littéraire comme transmission, collaboration et modification des idées d’autrui. Une quête, en définitive, d’un sens ultime à l’écriture, tout en explorant des thèmes tels que le double ou l’absence infinie que laissent ceux que nous aimons, « la même absence qu’Eurydice a laissée à Orphée et dont beaucoup pensent qu’elle est à l’origine de l’écriture ».
Lire notre entretien avec Vila-Matas
Cristina Rivera Garza, Terrestre, Random House

Terrestre pourrait très bien être défini comme un livre de mots en toute liberté. Imaginative, avec des structures narratives audacieuses, Cristina Rivera Garza écrit ici sur des parcours terrestres qui nous emmènent dans différents endroits du Mexique et du monde, et vers différentes destinations du corps. À pied, en bus ou en train, les jeunes protagonistes de ces histoires avancent au rythme d’itinéraires inconnus, inventant pour elles-mêmes de nouvelles façons d’occuper les espaces refusés et disputés.
Lauréate du prix Pulitzer pour El invencible verano de Liliana, Rivera Garza nous offre un livre extraordinaire sur l’amitié, la jeunesse et le pouvoir de la transformation. Terrestre est un livre mercuriel, solaire, où le voyage est synonyme d’audace et de concentration infinie.
José Carlos Llop, Cuarteto de la memoria, Alfaguara

Deux personnages sont au cœur des romans qui composent ce Quatuor de la mémoire : la ville et une voix qui s’accroche à cette mémoire pour comprendre une vie qui lui échappe.
La seconde moitié du XXe siècle est l’époque où ils se déroulent, à ce moment précis où l’ancien temps n’est pas encore tout à fait révolu et où le temps nouveau est sur le point d’arriver : comme dans les civilisations. Leur dérive commence dans un collège jésuite et un mystère familial, se poursuit avec le retour d’un écrivain dans cette même ville pour prendre possession d’un héritage, atteint son apogée entre une place militaire du nord de l’Espagne, un complot et une famille méditerranéenne dirigée par des femmes, et décline dans une Europe qui se désagrège lentement et une émission de radio où défilent les ombres d’un temps qui fut et qui n’est plus.
Les secrets non dévoilés, les atmosphères intrigantes, un sens fin de l’humour, les personnages ambigus issus des guerres, les expatriés, le trafic d’œuvres d’art, le hippisme des années soixante et le terreau des passions humaines sont quelques-unes des caractéristiques de ce Cuarteto.
Antonio Muñoz Molina, El verano de Cervantes, Seix Barral

L’été de Cervantes est le fruit d’une vie passée à lire Don Quichotte de la Manche. Au cours de l’écriture de ce livre, Antonio Muñoz Molina entremêle des souvenirs de son enfance et de ses premières lectures avec la révélation de la place qu’Don Quichotte a occupée dans sa vocation littéraire, montrant également son influence sur d’autres auteurs, tels que Melville, Balzac, Joyce, Thomas Mann ou Mark Twain, qui ont consolidé le roman comme forme narrative suprême dans le sillage de Cervantes.
Une lecture passionnante et passionnée de Don Quichotte qui mêle de manière extraordinaire recherche littéraire et mémoire personnelle, et qui contextualise le génie du chef-d’œuvre de Cervantes, une lecture inépuisable pour comprendre l’art du roman.
Sara Mesa, Oposición, Anagrama

La narratrice de ce roman étudie pour consolider son avenir professionnel. Elle a obtenu un poste temporaire dans un bureau administratif, et passer un concours semble être la suite logique de sa carrière. Cependant, un autre type de concours, interne celui-là, basé sur son observation quotidienne de la fonction publique, la rend très hésitante. Le bâtiment où elle a été affectée, aussi gigantesque qu’hermétique, est un lieu où règnent des hiérarchies incompréhensibles, qui la rejettent tout en l’absorbant. Comme personne ne lui explique ses fonctions, elle est obligée d’improviser, de dissimuler sa honte et de consigner son malaise dans des dessins et des poèmes aussi éloignés de la réalité que le travail lui-même. Les fonctionnaires qui l’entourent, chacun avec ses particularités et ses conflits, ont développé les tics et les manies propres aux routines professionnelles et à l’obéissance aveugle. Ayant besoin d’une vie utile, d’un véritable élan et de jeu, la candidate à la fonction publique prendra de petites décisions subversives sans prévoir leurs éventuelles conséquences disciplinaires.
À travers un regard curieux, avide et de plus en plus désabusé, Oposición décrit les pièges des mécanismes bureaucratiques, non seulement pour ceux qui en souffrent, mais aussi pour ceux qui les mettent en œuvre. La incisive Sara Mesa, qui a connu le monde de l’administration de l’intérieur, aborde le récit de la bureaucratie contemporaine du point de vue de ceux qui sont pris au piège dans le temps mort des tâches inutiles, traitant le problème de l’ennui et de l’apathie dans un récit brillant, mordant et au rythme implacable. Son personnage principal, telle une héroïne involontaire et pleine de rebondissements, est confrontée au pire et au plus troublant des absurdités : celui de notre organisation en société.
Laura C. Vela, Seismil, Niños gratis

« Lorsque, en 2020, elle interrompt ses cours en présentiel, Sabina écrit à une élève. « Laura, j’ai réfléchi et j’aimerais que tu continues l’atelier ». Sans projet ni date, à tâtons, Laura continue à creuser. Deux ans plus tard, Sabina écrit : « La nuit dernière, j’ai rêvé que nous nous retrouvions à la porte de ton ancien collège. À un moment donné, je me demandais s’il y avait un moyen d’empêcher le cours des choses depuis ce voyage dans le passé où je me trouvais. J’avais terriblement envie d’arrêter ce qui allait se passer. Mais, je ne sais pas comment, en te voyant, j’ai compris que ce que je voulais éviter était déjà arrivé. Qu’il n’y avait plus moyen de revenir en arrière ». Trois ans plus tard, le livre est terminé. Depuis ce lieu tranquille où l’on monte pour contempler et comprendre ce que l’on a fait, Laura écrit : « La vie est une haute montagne de couleur blanc cassé, prête à être escaladée, descendue, roulée et tachée par des mots, des affinités et des assemblages ». Six mille est l’histoire particulière d’une reconstruction. Comme lorsque des voleurs entrent chez vous. En regardant toutes vos affaires éparpillées sur le sol, vous avez l’impression de voir votre vie pour la première fois et votre propre maison vous manque. Vous réfléchissez à votre histoire, à ceux qui vous entourent, vous vous demandez qui vous êtes et vous réalisez que vous avez devant vous le long et difficile chemin qui mène au sommet d’une montagne. Les moments dont je me souviens sont fragmentés, des images isolées que je n’arrive pas à relier entre elles. Je ne trouve pas le fil conducteur, parfois je ne sais pas ce qui est venu avant et ce qui est venu après. J’ai lu dans un essai dont je ne me souviens plus le titre que le nihilisme a été mal compris, qu’il a été vendu comme une philosophie intense pour les adolescents qui ne croient en rien, mais qu’en réalité, le nihilisme, c’est avoir perdu le fil. Le fil maternel, le fil avec l’enfance, qui est l’endroit où nous trouvons qui nous sommes vraiment et, lorsque nous nous connectons à ce moi, le masque tombe. Alors je me dis : si tu as perdu le fil, tu ne pourras plus retirer le masque ? Si tu as perdu le fil, comment écrire autrement que de manière fragmentée ? Seis mil, Laura C. Vela, 2025 »
Littérature allemande
Carlo Masala, Wenn Russland gewinnt : Ein Szenario, C. H. Beck

Mars 2028 : les troupes russes envahissent la petite ville estonienne de Narva et l’île de Hiiumaa dans la mer Baltique. L’attaque contre les pays baltes a commencé. L’Europe paie aujourd’hui le prix de ne pas s’être réarmée après la fin de la guerre en Ukraine et de ne pas disposer des capacités nécessaires. L’article 5 de l’OTAN s’applique-t-il ? Quelle sera la décision de l’Alliance ? Va-t-elle risquer une guerre nucléaire ?
Nous nous sommes habitués à ce que tout finisse bien. Mais si ce n’était pas le cas ? Et si la Russie gagnait ? Ce n’est qu’un scénario hypothétique que le célèbre politologue et expert militaire Carlo Masala imagine dans son nouveau livre, mais il montre de manière particulièrement dramatique ce qui est en jeu aujourd’hui.
Traduction française par Olivier Mannoni
Jakob Hein, Wie Grischa mit einer verwegenen Idee beinahe den Weltfrieden auslöste, Kiepenheuer&Witsch

Son patron n’aurait jamais imaginé que Grischa, cet assistant timide de la commission de planification, ait des tendances subversives et élabore un plan – certes assez génial – pour permettre à leur boutique délabrée d’accéder à une nouvelle source de financement étonnamment florissante. Le mot « boutique » désignant ici tout un pays.
Peut-être était-ce dû au fait que Grischa avait des goûts cinématographiques quelque peu singuliers, mêlant thrillers américains sur la mafia de la drogue et épopées héroïques socialistes ?
Quoi qu’il en soit, le patron de Grischa n’en revient pas, tout comme les ministres séniles du Comité central. Mais c’est le chef de la police de Berlin-Ouest qui est le plus étonné peu après, lorsque des scènes tumultueuses se déroulent au poste-frontière de l’Invalidenstraße, et ce du mauvais côté ( !). Des centaines de jeunes veulent passer de l’autre côté, à l’Est, comme par magie. Lorsque le gouvernement à Bonn en a vent, la situation devient explosive.
Mais l’Est fait alors à l’Ouest une offre qu’il ne peut refuser !
Dmitrij Kapitelman, Russische Spezialitäten, Hanser Verlag

Dmitrij Kapitelman aborde le thème de la famille et de l’impossibilité de se comprendre à une époque marquée par des guerres anciennes et nouvelles. Une famille originaire de Kyiv vend des spécialités russes à Leipzig : vodka, pelmenis, cartes SIM, marinières.
Le sentiment d’avoir appartenu à une communauté est-européenne a volé en éclats depuis l’invasion russe de l’Ukraine. La mère soutient fermement Poutine. Son fils, quant à lui, n’aime aucune langue autant que le russe, aucune personne autant que sa mère, et aucune ville autant que Kyiv. Déchiré, il sombre dans le désespoir. Repartir en Ukraine en pleine guerre n’était sûrement pas raisonnable. Mais que faire d’autre, si ce voyage est le seul moyen de ramener sa mère à la raison, loin des mensonges délirants de la télévision russe et de ses fantasmes fascistes ?
Un roman que seul Dmitrij Kapitelman pouvait écrire — à la fois tragique, tendre et traversé d’un humour subtil et bouleversant.
Ursula Krechel, Sehr geehrte Frau Ministerin, Klett

Pour le fils d’Eva Patarak, parler à sa mère est un crime d’État. Pour Eva, en revanche, c’est un crime que son fils et elle soient manifestement espionnés. Quel est l’objectif de Silke Aschauer, professeure de latin, avec sa surveillance ? Veut-elle écrire un roman ? Les relations familiales cruelles de l’Antiquité, qu’elle prépare pour ses cours, ne lui fournissent-elles pas suffisamment de matière pour la fasciner ?
Une seule chose est sûre : Silke ne tient pas toutes les cartes en main, car son propre corps s’est rebellé contre elle, la contraignant à endosser le rôle de patiente. Impuissantes, les deux femmes se tournent vers la ministre de la Justice, sans se douter du danger dans lequel elles placent la représentante de l’État.
Dans son roman hautement politique et stylistiquement remarquable, Ursula Krechel écrit une histoire culturelle de toutes les femmes, de l’impératrice romaine à la professeure, de la vendeuse dans un petit empire d’herbes médicinales à la ministre. C’est l’histoire de leur résistance contre la violence physique et psychologique qui leur est infligée.
Pierre Jarawan, Frau im Mond, Piper Verlag

Le 4 août 1966, un groupe d’étudiants, la Lebanese Rocket Society, lance une fusée spatiale symbolisant l’entrée du Liban dans un avenir prospère. 54 ans plus tard jour pour jour, une violente explosion secoue le pays dans le port de Beyrouth. Pierre Jarawan relie magistralement ces deux événements historiques pour créer une saga familiale qui relie les continents et couvre plus d’un siècle d’histoire mondiale, bien au-delà du destin du Proche-Orient. « Frau im Mond » est le roman d’un grand narrateur – complexe, plein de vie et d’événements tragi-comiques.
Annegret Liepold, Unter Grund, Blessing Verlag

Où naît la culpabilité ? Dans le silence pesant de sa famille, Franka s’est toujours sentie égarée. Sa grand-mère, qu’on appelait la Renarde, collectionnait les secrets comme d’autres ramassent des cailloux noirs. À la fin de la vingtaine, Franka retourne dans sa province natale, en Franconie — terre de paisibles étangs célestes et de carpes miroir. Là, elle commence à comprendre. Comprendre ce que signifiaient les années 2000, quand l’Allemagne rêvait de devenir championne du monde sur son propre sol. Comprendre ce que signifiait la mort de son père, et la rencontre avec Patrick et Janna, deux esprits en quête d’appartenance, dissimulant leur mal-être derrière la violence et les émeutes. C’est à cette époque qu’elle a glissé, peu à peu, dans les sphères de l’extrême droite. Aujourd’hui, Franka interroge ce passé trouble et cherche à se positionner face à lui. Un premier roman d’une brûlante actualité, qui explore la jeunesse rurale, tiraillée entre besoin d’identité, colère radicale et le mutisme complice de sa propre famille.
Amira Ben Saoud, Schweben, Hanser Verlag

La violence semble appartenir au passé, le dérèglement climatique fait partie du quotidien depuis longtemps. Une paix troublante s’est installée au sein de la communauté isolée où elle réside. Elle a tout oublié jusqu’à son propre nom. Pour subsister, elle prend l’apparence de femmes disparues, offrant à leurs proches un semblant de présence : amantes, épouses ou filles envolées. Mais lors d’une nouvelle mission, tout vacille.
Qui est vraiment cette Emma qu’elle incarne ?
Et d’où vient cette obsession de devenir une autre ?
Avec ce premier roman, Amira Ben Saoud explore avec finesse des questions sur l’identité, les liens humains et les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes afin de nous rassurer.
Jonas Luescher, Verzauberte Vorbestimmung, Carl Hanser Verlag

Pendant la Première Guerre mondiale, un soldat algérien devenu victime d’une attaque au gaz toxique allemande, décide que quelqu’un doit mettre fin à cette folie, se lève et s’en va.
Dans un avenir proche au Caire, un comédien de stand-up observe une androïde en train de rire de ses blagues. Un tisserand bohémien, remplacé par un métier à tisser automatisé, vole un marteau pour attaquer la machine.
De quoi rêvons-nous, nous les humains du capitalisme, et de quoi rêvent nos machines qui se rebellent de plus en plus contre nous ?
Ce roman prend pour point de départ une infection au Covid plongeant le protagoniste dans le coma et le contraignant à être placé sous respiration artificielle. Il en découle une réflexion sur la « dépendance humaine à l’égard de l’innovation technique ».
Franzobel, Hunter Wörter für Schnee, Hanser Verlag

Après Le Radeau de la Méduse et La Conquête de l’Amérique, Franzobel raconte dans Cent mots pour la neige l’histoire aventureuse de la conquête du pôle Nord.
À l’automne 1897, l’explorateur et aventurier américain Robert Peary emmène six Inughuit, nom donné aux habitants du nord du Groenland, à New York à bord d’un bateau à vapeur. Ils doivent être examinés, mais surtout exposés et montrés. Quatre d’entre eux meurent rapidement de la tuberculose, un autre est renvoyé chez lui, mais Minik, neuf ans, reste. Son histoire – baptême, école, père adoptif frauduleux, fuite – fait la une des journaux.
Dans ce roman de Franzobel, Minik n’est pas seulement le jouet de la culture américaine civilisée et de celle, prétendument primitive, d’un peuple naturel. Son destin est un hymne héroïque à la lutte pour la survie d’un peuple presque éteint, qui a prouvé que l’homme peut survivre même dans les régions les plus inhospitalières.
Littérature polonaise
Waldemar Bawołek, Litania, Państwowy Instytut Wydawniczy

Le nouveau livre de Waldemar Bawołek est difficile à classer clairement comme recueil de nouvelles, roman ou journal intime.
Il s’agit plutôt d’une sorte de requête ou de prière.
Dans une Litaniae Sanctorum particulière et très personnelle, après avoir invoqué et supplié, l’écrivain se livre à ce qu’il y a de meilleur dans sa prose : digressions, discours, souvenirs, observations et descriptions du temps, de la nature et de ses expériences intérieures. Il conduit sans relâche le lecteur vers des mini-essais brillants sur la littérature, mais aussi vers des allégories, des rêves et tout ce qui ne devrait peut-être même pas être nommé.
Dans le « livre de prières » de Ciężkowice, il y a une place pour chacun, et l’auteur lui-même demande que Litania nous unisse tous.
Jakub Żulczyk, Kandydat, Świat Książki

Tu es président, se répétait-il pendant la première année, puis les deux premières années de son mandat. Tu as été élu. Tu es fort grâce à ton charisme. Tu es l’enfant du destin. Tout le monde ne peut pas devenir président. Tu n’es pas Dyzma, Dyzma est un mensonge. Ce sont des contes. Le pouvoir, ce n’est pas ça. Tu as été élu pour une raison.
Pologne, jour du second tour des élections présidentielles. Il est trois heures du matin. Le président, candidat à un second mandat, ne peut pas dormir. En apparence, tout va bien. Le président est en tête dans les sondages. Sa position est inébranlable. Mais quelque chose ne va pas, le président le sent dans son cœur. Il doit parler à sa femme.
Au même moment, un journaliste discrédité joue le tout pour le tout. Sa seule chance de retrouver son travail et sa dignité est de révéler des informations qui pourraient bouleverser l’ordre politique actuel.
Les chemins des deux hommes vont se croiser dans les heures qui suivent, à la croisée de la vérité, de la manipulation et du besoin désespéré de se sauver soi-même.
Kandydat est le roman le plus intense et le plus dynamique de Żulczyk depuis « Ślepnąc od świateł ». C’est un thriller politique, un roman psychologique, mais aussi une méditation sur le pouvoir et la pathologie qui lui est inhérente.
Marek Bieńczyk, Rondo Wiatraczna, Karakter

« Une prose ambiguë, dont le narrateur, sensible aux révélations, erre dans les rues du quartier Grochów à Varsovie, guidé par ses inspirations et son imagination. Il est difficile de dire ce qui relève ici de la pure fantaisie, de la mystification ou du souvenir ; quel est le degré de sérieux de chaque plaisanterie et quel est le degré de plaisanterie dans le sérieux. Il est en revanche facile de tomber dans un vide indéfini, de se plonger dans une multitude de sons et de couleurs, de se laisser emporter par la logolévitation, les caprices du langage, et de rencontrer des personnages plus ou moins fantomatiques qui peuplent ce microcosme. Bieńczyk crée une magnifique mythologie schulzienne et boulagovienne de son quartier – inachevée, incomplète, et donc d’autant plus exigeante en récits : ‘C’est ce dont l’imagination a besoin lorsque nous comprenons que le lieu où nous vivons s’avère définitif, ce qui, en quelque sorte pour nous consoler ou nous réconforter, lui donne de la profondeur et semble révéler des couloirs menant en arrière, vers les premières générations de ptérodactyles ou vers les bactéries qui commencent leur difficile tâche de transformation’. »
Weronika Murek, Urodziny, Czarne

Qui est Jaga Babażyna ? Une actrice vieillissante, ou peut-être une metteuse en scène qui monte un spectacle d’horreur ? Qui joue-t-elle dans sa vie ? Ou est-ce la vie qui se joue d’elle ? Et si oui, dans quel monde ?
Le roman audacieux de Weronika Murek est une histoire sur le théâtre de la vie, où l’on ne sait pas qui est la marionnette et qui tire les ficelles. Une intrigue pleine de rebondissements, d’événements qui échappent à toutes les règles et d’une inquiétude qui rôde juste à côté, dans la loge parmi les costumes, sous la table ou à la sortie du métro.
Sebastian Haffner, Abschied, Hanser Verlag

Une découverte de plus issue de l’héritage littéraire de Sebastian Haffner.
Raimund est amoureux. Follement amoureux. Il a quitté l’Allemagne morose du début des années 30 pour passer quelques jours à Paris. Mais déjà, il doit dire adieu à la merveilleuse Teddy, qui a émigré là-bas avec tout son esprit. Elle est courtisée par de nombreux gentlemen échoués à Paris, contre lesquels Raimund doit s’imposer. Comme s’il voulait tout retenir pour toujours, il tente de profiter de la liberté française avec Teddy. Si seulement il pouvait arrêter le temps !
Chaque époque a ses grands romans. Celui-ci n’a jamais été publié. Écrit en 1932, à l’aube du régime nazi, Abschied (Adieu) de Sebastian Haffner est un roman unique, plein d’esprit et de rythme, qui traite de la vie cosmopolite, de l’amour et de l’exubérance. C’est un véritable événement pour notre époque.
Renata Bożek, Wyjarzmiona, Marginesy

« Une jeune fille de la campagne qui prend son destin en main.
L’histoire commence en 1831, à la fin du mois d’octobre, lorsque Rozalka Balawender, une enfant paysanne en haillons, une prière aux lèvres et un corbeau bien desséché dans la main, jure vengeance à son maître.
Quinze ans plus tard, vêtue de pantoufles en cachemire et d’une robe en soie, elle se prépare à épouser un riche fiancé.
Comment a-t-elle réussi cette ascension sociale ?
Quels crimes et quelle débauche l’y ont conduite ?
Les péripéties de cette jeune fille hors du commun racontent l’ascension sociale.
Une histoire où le polonais standard se mêle au dialecte de la campagne lubélienne et où des personnages fictifs côtoient des personnages historiques. Vêtue d’un costume d’époque, elle participe à un débat sur les inégalités sociales et les chances de s’échapper de son milieu d’origine. C’est enfin une histoire sur le pouvoir de la différence et sur la force qui pousse l’être humain à évoluer et à changer. »
Littérature italienne
Stefano Massini, Donald. Storia molto più che leggendaria di un Golden Man, Einaudi
Trump avant Trump raconté par le seul écrivain italien à avoir remporté le Tony Award.

Il semble que l’existence de chaque être humain se joue en dix minutes, la somme de ces instants fatidiques où quelque chose de décisif se produit dans nos vies. Ce livre est l’histoire des dix minutes d’un homme qui, depuis qu’il a pris conscience de lui-même, n’a toujours désiré qu’une seule chose : la domination. Une biographie donc ? Plutôt une ballade, tourbillonnante et entraînante, picaresque, onirique, caustique et pourtant terrible. Racontée par la voix incomparable de Stefano Massini, qui, avec Lehman Trilogy, a été le premier Italien à triompher aux États-Unis, voici l’odyssée inexorable d’un enfant qui devient un garçon en or, puis un entrepreneur sans scrupules, jusqu’au moment précis où il décide de porter le masque que nous connaissons tous aujourd’hui sous le nom de Donald J. Trump.
Teresa Ciabatti, Donnaregina, Mondadori

Qui est vraiment « O Nasone », accusé de vol à main armée, d’association de malfaiteurs, d’association mafieuse, de 182 meurtres commis et commandités ? C’est la question que se pose la journaliste à qui le journal confie la tâche d’interviewer le super boss en personne. Elle qui ne connaît rien à la criminalité, qui s’est toujours occupée d’adolescents, tout au plus de chanteurs, d’actrices, de gens du spectacle. C’est la rencontre de deux mondes très éloignés qui doivent le rester, du moins dans l’intention de la protagoniste.
Et pourtant, lorsqu’il commence à parler, quelque chose change. Cet homme impitoyable qui élève des pigeons et croit aux ovnis commence à l’intéresser. Pas tant lorsqu’il s’attarde sur les chroniques de vols, de fusillades et de vendettas, mais plutôt pour la nostalgie qui vibre dans les récits des femmes rencontrées et perdues, des amis assassinés, des affections familiales. Bref, lorsque, sans renier son passé, le boss se montre vulnérable. Le doute : est-il en train de la manipuler ? C’est sur le plan affectif que les deux se rencontrent : dans les blessures de parents incertains, peut-être fautifs. Dans le mystère des enfants avec lesquels ils ne savent plus communiquer et qu’ils craignent d’avoir perdus à jamais. La confrontation entre eux, toujours empreinte de méfiance, se transforme alors en un voyage entre souvenirs, confessions, malentendus et projections, mais surtout en révélations sur des enfants qui ne sont pas ce qu’ils croient. Ainsi, lorsque la protagoniste se retrouve à chercher les traces du fils du parrain dans les rues de Naples, elle comprend qu’elle cherche quelqu’un d’autre : sa fille qui lui échappe.
Antonio Scurati, M. La fine e il principio, Bompiani

Au lendemain de la séance du Grand Conseil qui l’a destitué, le 28 juillet 1943, Benito Mussolini est déporté à Ponza. Mais sur cette île où le régime a confiné des dizaines de dissidents, le Duce ne reste que le temps de célébrer, seul, son soixantième anniversaire ; il est ensuite transféré à La Maddalena, puis à Campo Imperatore, au sommet du Gran Sasso. Il a tout perdu, il n’espère plus rien. Libéré lors d’un raid des parachutistes du Führer, réuni avec sa famille dont fait partie l’un de ses traîtres, Galeazzo Ciano, Mussolini est placé par Hitler à la tête d’un État fantoche immobile et sombre comme les eaux du lac de Garde d’où il est censé le gouverner : la République sociale italienne. Mais la bête blessée tente un dernier coup de queue. Ce sont les six cents jours, de septembre 1943 à avril 1945, où notre pays connaît son heure la plus sombre : c’est l’heure de la violence la plus basse et la plus vile, de la légion Muti et de la bande Koch qui sèment la terreur dans les villes, de la chasse aux Juifs, des bombardements intensifs. Nous sommes dans le dernier acte de la tragédie du fascisme et de la guerre. Scurati se concentre sur un lieu, Milan, où la guerre civile atteint son apogée de sang et de froideur, entre fascistes tortionnaires et gappisti qui frappent leurs cibles en arrivant silencieusement par derrière, à vélo ; un seul coup à la nuque avant de disparaître dans le vide d’une ville fantomatique. C’est la fin de l’empire, de la monarchie, la fin de l’homme qui, plus que tout autre, a marqué de sang le corps de notre histoire, Benito Mussolini. C’est la fin de tous les seconds rôles, des courtisans, des complices, de ceux qui fuient et de ceux qui restent aux côtés du Duce jusqu’au bout ; de ceux qui cherchent « la belle mort » et de ceux qui ont continué à vivre après la guerre en changeant de peau. Sous le ciel de ce crépuscule apocalyptique, sur cette terre dévastée, germe, surprenante, la jeune et tenace plante de la démocratie.
Nadia Terranova, Quello che so di te, Guanda

Il y a une femme dans cette histoire qui, face à sa fille nouveau-née, n’a qu’une seule certitude : désormais, elle ne pourra plus jamais se permettre de devenir folle. La folie dans sa famille n’est pas seulement une idée abstraite, elle a un nom, et ce nom est Venera. Une arrière-grand-mère qui a toujours occupé une place particulière dans ses rêves. Mais qui était Venera ? Quel événement l’a amenée à franchir le seuil du Mandalari, l’asile psychiatrique de Messine, un jour de mars ? Pour le découvrir, il est essentiel d’interroger la mythologie familiale, qui cependant ment peut-être, se trompe peut-être, transforme chaque épisode avec des détails peu fiables.
Ce n’est pas seulement une histoire de femmes, mais aussi d’hommes. De pères aux épaules larges et aux bras longs, bons pour lancer des grenades à la guerre. De pères qui peuvent avoir peur, fuir, se perdre.
Pour raconter les femmes et les hommes de cette famille, leurs chutes et leur courage obstiné, il ne reste plus qu’à relever le défi : il ne suffit pas de rêver du passé, il faut aller le chercher. Retourner à Messine, retourner entre les murs où Venera a été internée et chercher une brèche entre les souvenirs (ou les mensonges ?) transmis, entre l’invention et la réalité, entre les réponses de la psychiatrie et celles des récits familiaux.
Andrea Bajani, L’anniversario, Feltrinelli

Peut-on abandonner son père et sa mère ? Peut-on claquer la porte, descendre les escaliers et décider de ne plus jamais les revoir ? Remettre en question ses origines, échapper à son emprise ? Après dix ans passés à subir une violence subtile et omniprésente entre les murs de sa maison, un fils peut enfin se retourner et raconter l’histoire de sa famille malheureuse et le tabou de cette censure « avec la force brutale du roman ». Et célébrer ainsi un anniversaire déchirant : sans accuser ni sauver, d’une voix « scandaleusement calme », comme l’écrit Emmanuel Carrère pour souligner sa puissance implacable.
Le récit qui en résulte est le portrait poignant et lucide d’une femme perdue, qui a tout abandonné pour être quelqu’un aux yeux de son mari, tandis que celui-ci la maintient, elle et ses enfants, dans un régime où la possession et la demande d’amour sont les liens d’un nœud unique. L’isolement étouffant dans lequel il les enferme est parfois rompu par la sonnerie d’un téléphone mal toléré, par quelques camarades de classe sporadiques, par une amie de la mère qui est rapidement bannie. Dans ce microcosme concentrationnaire, peu à peu, un désir irrépressible de renaissance s’installe chez le fils, et chez les lecteurs : être soi-même, vivre sa propre vie, s’ouvrir aux autres sans craindre les représailles. Avec la certitude que, pour se mettre en sécurité, rien ne peut être sauvé de là.