Après six mois de Trump, Curtis Yarvin appelle au coup d’État
« Toutes les formes de pouvoir disponibles doivent être rassemblées, renforcées et dirigées contre l’ancien régime. »
Pour Curtis Yarvin, en six mois à la Maison-Blanche, Trump a ralenti. Il faut accélérer.
L’idéologue réactionnaire envoie un message à toutes les unités postées à Washington : il est temps de convertir la révolte en révolution pour parachever la transformation monarchique des États-Unis — quitte à franchir le Rubicon.
- Auteur
- Arnaud Miranda

La coalition trumpiste a un problème. Et comme souvent, son principal idéologue, Curtis Yarvin, croit avoir trouvé la solution.
Ce problème s’appelle Jeffrey Epstein — ou plutôt la fameuse « liste » de clients du pédocriminel que Trump avait promis de dévoiler sur la base d’une théorie complotiste, avant de se rétracter.
Cette affaire, vécue comme promesse non tenue, divise profondément le mouvement MAGA et pourrait, après la rupture spectaculaire entre Trump et Musk, entraver encore un peu plus les efforts des staffers, ces conseillers contre-révolutionnaires qui s’agitent à Washington pour renverser la démocratie américaine.
Leur intellectuel de référence, Curtis Yarvin, a un message à leur adresser : il y a urgence, car Trump ne va pas assez vite. Pour aller au bout de la logique, transformer la révolte en révolution ; franchir le Rubicon ; oser le coup d’État.
Pour leur faire comprendre qu’il faut accélérer, il leur montre un danger : s’ils ne sont pas assez féroces, ces « jeunes loups » finiront en prison lors de la prochaine alternance démocrate — comme les émeutiers du capitole.
La solution ? Rendre l’alternance impossible. Instituer, par une prise de pouvoir uniquement élitaire — il oppose dans tout le texte les « elfes noirs » de l’élite conservatrice (les « elfes blancs » désignant l’élite progressiste) aux « hobbits » qui constitueraient la base MAGA — un régime monarchique car : « l’autorité monarchique est précieuse par elle-même, peu importe qui l’exerce ou ce qu’elle accomplit. »
Dans cet essai qui reprend les principales catégories de ses écrits depuis presque vingt ans, il dit à cette jeune élite que son moment est venu : face aux vieilles lunes populistes républicaines — une « armée de hobbits » — l’accélération élitaire serait la seule voie possible.
En substance, ni l’opinion publique, ni même Donald Trump ne devraient, donc, être un frein pour la monarchie.
L’alternative qu’il leur présente est la suivante : rester en démocratie et être condamnés à ne jamais perdre une élection ou organiser, par le coup d’État, la monarchie en Amérique.
Toujours aussi désinhibé, mais à la tonalité plus inquiète que les précédents, cet appel de Curtis Yarvin est symptomatique : après six mois d’exercice du pouvoir, la nouvelle élite néoréactionnaire est appelée à se recentrer sur son objectif essentiel — en finir avec la démocratie en prenant le contrôle du gouvernement.
Réconcilier la droite
Après le pic d’énergie initial, l’administration Trump a commencé à ralentir. La dimension la plus inquiétante de cette tendance est la propension croissante de cette administration à se détourner totalement des affaires publiques.
Si cette tendance se poursuit, tous les membres actuels de l’administration risquent de se retrouver en prison, ou en tout cas de passer le reste de leur vie avec des avocats. Pourquoi ? Nous le verrons dans un instant.
Pire encore, l’administration a connu une rupture publique très médiatisée, spectaculaire avec son plus grand, son plus énergique et son plus créatif partisan, qui menace désormais de consacrer toute son énergie à la création d’un troisième parti — une idée aussi prometteuse qu’une fusée alimentée au beurre.
Que se passe-t-il ? Qui sommes-nous ? Que faisons-nous ? — On peut faire le point ?
Le régime
Le régime américain actuel est né de la monarchie de facto de FDR, qui, après sa mort, est devenue une oligarchie institutionnelle ou « méritocratie ».
Yarvin reprend ici les éléments principaux de sa théorie formaliste ou « néocaméraliste ». Il défend l’idée que la démocratie serait un régime confus et inefficace et prône un passage à la monarchie.
Les institutions essentielles de cette oligarchie se trouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’État officiel : les agences, les tribunaux et le Congrès à l’intérieur, les organisations à but non lucratif, la presse et les universités à l’extérieur. L’« État profond » est le corps du régime ; la « cathédrale » est son cerveau. Le réseau complexe de liens financiers et procéduraux entre le cerveau et le corps rend historiquement insignifiante la distinction symbolique entre « public » et « privé ».
Yarvin appelle « Cathédrale » les universités et les médias mainstream, qu’il considère comme le véritable lieu du pouvoir dans la démocratie américaine. Comme il l’écrit dans son « Open Letter to Open-Minded Progressives » : « Les universités formulent les politiques publiques. La presse guide l’opinion publique. » Selon lui, la « transition » vers la monarchie doit commencer par une mise à bas de la Cathédrale.
Seules les entreprises à but lucratif sont indépendantes du gouvernement. Mais même celles-ci sont prises dans un réseau de réglementations et de surveillance médiatique qui les rend généralement dociles. Un entrepreneur de la défense est en fait une agence et fonctionne comme telle. Même un réseau social n’a d’autre choix que de plier son opinion publique aux caprices des pouvoirs en place. Ces pouvoirs sont décentralisés. Ils n’en sont pas moins réels pour autant, et beaucoup plus difficiles à éliminer.
Au-delà de cette oligarchie, il n’y a rien. Le berceau de la démocratie, le Congrès, affiche un taux de réélection de 98 % et est fondé sur un système d’ancienneté. Le reliquat monarchique de notre vieille Constitution, le président, est largement symbolique. On l’a clairement vu lorsque nous avons passé quatre ans avec un président sénile, sans que le public ne s’en aperçoive ou n’en soit même informé.
La Maison Blanche va bien au-delà du président. Elle résout les conflits entre les différentes agences. Il faut certes un mécanisme pour les résoudre, mais si l’on estime que ces décisions sont de toute façon assez aléatoires, ce mécanisme pourrait être aussi simple que de tirer à pile ou face.
Un bon test pour évaluer la réalité d’un changement politique est de savoir si une personne lambda remarquerait ce changement s’il ne lisait pas les journaux. Si l’on utilise ce test, peu d’Américains pourraient faire la différence entre un président démocrate et une pièce de 25 centimes. Hélas, la présidence suit la voie des anciennes monarchies européennes, qui ont survécu sous une forme symbolique dans de nombreux pays : cérémonies, banquets et séances photo.
Ce passage est l’expression de la perspective « formaliste » de Yarvin — issu du Manifeste du même nom traduit dans le dernier volume papier du Grand Continent. Pour lui, l’un des grands « problèmes » de la démocratie serait qu’on ne sait pas vraiment qui commande et où se prennent vraiment les décisions. Le régime monarchique qu’il promeut serait censé résoudre ce manque d’efficacité.
Dans la lutte entre cette oligarchie et la démocratie, la démocratie perd toujours. Non seulement l’opinion publique ne contrôle pas le régime, mais c’est le régime qui contrôle l’opinion publique. Dans la plupart des cas, on peut compter sur la classe dominée pour suivre la classe dominante, même si cela prend parfois des décennies. La mode ruisselle toujours vers le bas.
Même dans les cas où le peuple est obstiné — il n’y a aucun pays où l’immigration massive a jamais été populaire —, l’idéologie du régime prévaut au niveau politique. Et l’immigration massive est la solution finale au problème de la démocratie. Comme l’a dit Bertolt Brecht : ne serait-il pas plus facile pour le gouvernement d’élire un nouveau peuple ?
L’armée des hobbits
Le Parti républicain d’aujourd’hui est la voix de la démocratie, ou comme certains l’appellent, du « populisme ». Il existe pour s’opposer à l’oligarchie. Ou peut-être pour donner l’impression de s’opposer à l’oligarchie.
Cette critique du parti républicain n’est pas nouvelle. Depuis ses premiers textes, Yarvin s’en prend à la fois au conservatisme classique, mais aussi à la stratégie populiste — qu’il juge trop ancrée dans la logique démocratique.
Il est difficile de mesurer le spectre qui sépare l’opposition contrôlée, l’opposition inefficace et l’opposition faible.
Mais depuis que FDR a choisi Wendell Willkie, démocrate jusqu’à six mois avant l’élection, comme adversaire en 1940, les républicains se situent dans ce spectre.
Ancien démocrate et soutien de Roosevelt en 1932, l’avocat Wendell Willkie s’était converti sur le tard au parti républicain jusqu’à remporter, de manière inattendue, la primaire républicaine pour affronter FDR en 1940. L’assertion selon laquelle il aurait été « choisi » par son opposant est une invention de Yarvin.
Si Nixon et Reagan étaient sincères dans leur populisme, leurs administrations n’ont eu aucun effet positif durable sur le régime. Nixon est responsable de la discrimination positive et Reagan de l’amnistie pour les immigrants. Les démocrates auraient-ils pu vendre ces politiques ?
Trump, c’est autre chose.
Il a commencé son premier mandat en clamant haut et fort qu’il allait franchir le Rubicon. Puis il s’est rendu au Rubicon, il s’est assis et s’est mis à pêcher.
Il est significatif que Yarvin reprenne l’image du franchissement du Rubicon, le geste inaugural de l’affirmation autoritaire de César, pour évoquer Trump. Ici, l’expression n’est pas seulement utilisée dans son sens idiomatique, elle est comprise au sens littéral et la métaphore est filée pour dériver vers le registre du marécage (« swamp »).
Mais le Rubicon n’est pas une rivière très propice à la pêche. Des nuées de moustiques infectés vous sautent dessus. Trump a passé tout son mandat sur la défensive. Et lorsqu’il a finalement pris la fuite, les insectes l’ont poursuivi. La guerre juridique n’a pris fin qu’après sa réélection.
Cette fois-ci, Trump n’a pas franchi le Rubicon mais il n’est pas resté les bras croisés à pêcher. Il s’est avancé jusqu’aux chevilles, effrayant momentanément les moustiques, qui sont au moins sur la défensive.
Le champ lexical de l’infection et de la maladie est omniprésent chez Yarvin. Le fait de désigner ses ennemis comme des insectes ou des parasites emprunte à la langue fasciste. Trump lui-même a indiqué vouloir se débarrasser de la « vermine » et des migrants infectant « le sang du peuple américain ».
La nouvelle administration passerait même le test de la personne lambda, du moins si l’on en croit les rapports selon lesquels les expulsions ont réduit les embouteillages sur les autoroutes de Los Angeles. Les migrants n’affluent plus à la frontière sud, et l’administration pourrait même achever la construction d’une barrière côtière — même si on pourrait en venir à bout en deux minutes avec une meuleuse.
On note que Yarvin omet totalement ici les manifestations d’ampleur contre les mesures de Trump du mois de juin.
Mais à l’exception de la politique étrangère, avec la fermeture miraculeuse et presque accidentelle de l’USAID, aucun dommage significatif n’a été causé au régime.
Au contraire, l’opportunité de s’opposer à Trump l’a même rajeuni.
Dans son entretien avec le New York Times de janvier 2025, Yarvin identifiait déjà ce risque. Il incitait la nouvelle administration à être maximaliste dans les coups portés à ces adversaires pour : si Trump n’allait pas assez loin, le retour de bâton serait pire — et les démocrates en sortiraient renforcés.
Quatre années d’un président sénile, plus quatre années de gueule de bois après le grand réveil extatique de 2020, ont fait plus de tort au régime que n’importe quelle administration républicaine auparavant. À mesure que les perspectives radicales de l’élite se sont généralisées et sont entrées dans les mœurs, elles sont devenues obsolètes. Le régime a perdu sa confiance en lui et sa raison d’être.
Aujourd’hui, alors que Trump qui s’agite comme un grizzly dans les eaux peu profondes du Rubicon, non seulement en beuglant bruyamment, mais en prenant des mesures choquantes et radicales — supprimer l’USAID, décimer le ministère de l’Éducation, enfermer les migrants dans un « Alcatraz des alligators » digne d’un dessin animé, poursuivre même Harvard en justice, etc. —, l’instinct d’autodéfense a ravivé l’esprit animal du régime.
Les seigneurs elfiques
L’Amérique de la fin du XXe siècle n’est pas divisée en classes. Elle est divisée en chaînes. L’Américain ABC-NBC-CBS est un hobbit. L’Américain NPR-PBS, un elfe. La gauche et la droite sont des fréquences sur un spectre radiophonique.
Pour Yarvin, la summa divisio entre l’élite américaine et le peuple serait ultimement réductible au paysage médiatique institutionnel aux États-Unis, avec des stations de radio censées s’adresser au tout aux masses et d’autres — par essence qualifiées de « progressistes » — destinées aux élites. Cette réflexion fait écho à une typologie en « castes » sur laquelle il avait déjà abondamment écrit dans Unqualified Reservations, notamment dans son essai « Castes of the United States » du 26 mai 2007.
La plupart des elfes sont des « hauts elfes », fidèles croyants du régime, ou du moins de ses idées. Des adorateurs de la Cathédrale. Mais dans les châteaux des elfes, voire dans leurs temples les plus élevés, de nouvelles doctrines séditieuses se font entendre. Sait-on jamais quel visage cache l’homme emmitouflé sous sa cape ?
Ce sont les murmures des nouveaux « elfes noirs », des anonymes de X vivant dans des caves au roi suprême de X lui-même. Qui sont ces hommes et leurs femmes ? Certains les traitent de ringards. En réalité, ils sont redoutables. Que veulent-ils ? Une phrase d’Ernst von Salomon me vient immédiatement à l’esprit : « Ce que nous voulions, nous ne le savions pas. Mais ce que nous savions, nous ne le voulions pas. »
Salomon est une figure majeure de la Révolution conservatrice qui témoigne de l’ancrage de Yarvin dans la tradition réactionnaire. Cette citation en particulier est significative. Elle est extraite du récit autobiographique Les Réprouvés qui évoque les années de la République de Weimar et fait référence, en l’occurrence, à l’engagement de Ernst von Salomon dans les Corps francs de la Baltique.
Malheureusement, à Washington, comme dans tout système de pouvoir, vous n’êtes rien si vous n’êtes pas en accord avec vous-même. Les seigneurs de la tech ne sont d’accord que sur une chose : ils ne croient en rien. Mais cela signifie qu’ils ne croient en rien. Et il n’y a pas de drapeau du néant.
Le grand schisme
À l’heure actuelle, les forces de l’opposition sont en plein chaos, divisées par des clivages personnels et culturels.
La figure de Jeffrey Epstein émerge pour disputer à Adolf Hitler le titre de personne décédée la plus importante au monde. Mais est-il vraiment mort ? De nombreux Américains commencent à soupçonner qu’ils ne le sauront jamais.
L’un des entrepreneurs de la tech les plus puissants, Peter Thiel, proche de l’auteur, a lui-même alimenté cette théorie du complot dans un article que nous avions traduit et commenté ligne à ligne dans la revue.
Quand le régime est uni et ses ennemis divisés, il gagne toujours. Le régime est toujours uni. Les démocrates ont une discipline parfaite. Les républicains n’ont aucune idée de ce qu’ils veulent. Certains veulent ceci, d’autres veulent cela. Les démocrates veulent tous la même chose : le pouvoir.
Ce qui est bien avec les gens qui ne veulent que le pouvoir, c’est qu’ils ne prennent jamais les choses personnellement. Si vous leur plantez un couteau dans les côtes, par exemple, ils feront l’une des deux choses suivantes : soit ils comploteront sans pitié pour vous détruire, soit ils vous souriront et vous souhaiteront une bonne journée. Il n’y a pas d’option intermédiaire utile pour eux. Mais essayez d’expliquer cela à un grand seigneur elfe qui n’a pas senti la pointe d’un poignard depuis des décennies.
En l’espèce, le seigneur n’a même pas été touché.
Mais l’un de ses hommes a été poignardé, brutalement, dans une ruelle, par un néandertalien de la faction vulgaire que j’ai pris l’habitude d’appeler le « Caucus présidentiel des attardés ». Le Caucus, comme tous les acteurs du pouvoir, adore montrer sa force. L’homme poignardé ? Un homosexuel. Un protestant. Quelque chose comme ça. Est-ce que cela avait de l’importance ? C’était le serviteur du seigneur. Et le seigneur était obligé de riposter.
Ce passage, probablement le plus cryptique du texte, rassemble des catégories — le « seigneur », le « néandertalien » — typiques du « style » Yarvin pour donner un relief encore plus provocateur au pamphlet dans ce qui pourrait être une évocation de la victoire de Trump.
Ce sens de la loyauté réciproque est absolument essentiel dans le monde féodal des barons elfes. À Washington ? Si vous voulez de la loyauté, achetez-vous un chien. Les gens se font poignarder. Ça arrive. Je ne sais pas, engagez-le vous-même.
Cette attitude, tout à fait normale dans le vivier de reptiles qu’est Washington, où la trahison est une nécessité vitale, est au contraire parfaitement méprisée dans la savane de la Silicon Valley, où la loyauté est une question de survie. Sans loyauté, une grande organisation ne peut pas fonctionner comme une seule et même entité. Or Washington ne peut pas fonctionner tout simplement parce ce n’est même pas vraiment une organisation, mais plutôt un nid de vipères.
Si votre objectif est de nettoyer un nid de vipères, vous devez apprendre à devenir une vipère. Si vous avez besoin de pouvoir, non pas pour les raisons habituelles d’auto-indulgence et d’onanisme, mais parce qu’il y a un problème important qui nécessite ce pouvoir pour être résolu, apprenez des maîtres du pouvoir. Le fait que leurs raisons ne soient pas les vôtres ne les rend pas [sic, phrase incomplète dans la publication originale].
En général, les seigneurs elfes échouent à Washington parce qu’ils échouent à ce genre de « tests de merde ». N’ayant ni instinct, ni doctrine pour savoir quoi faire lorsqu’on leur plante un couteau dans le dos, ils crient, pleurent, se plaignent, s’enfuient, se battent, etc. Pour les vipères les plus expérimentées du nid, toutes ces réactions signifient la même chose : vous n’êtes pas une vipère. Ici, c’est un nid de vipères — et vous n’y avez pas votre place.
Et les elfes sont complètement dépourvus d’idées positives. Personne ne leur a jamais enseigné l’art ancien de la politique. Ils ne pensent qu’à une chose : couper les budgets.
« Enseigner cet art ancien de la politique », c’est ce que prétend faire Yarvin. Le titre de son blog sur Substack, Gray Mirror — en forme longue « Gray Mirror of the Nihilist Prince » — est une référence aux « miroirs des princes » médiévaux recueillant des préceptes pour le souverain.
Ce n’est pas que les hobbits soient innocents dans ce schisme ! Ils sont tout sauf innocents.
Fondamentalement, le hobbit vit dans un rêve, une sorte de Comté virtuel, superposé à ses sens par la réalité augmentée, au-dessus du Yookay sinistre et pourri qui l’entoure. L’Amérique a son propre Yookay, avec une classe d’hilotes qui parle espagnol et non ourdou. Veut-il la vérité ? Il ne peut pas supporter la vérité !
« Yookay » est le slang utilisé par la droite réactionnaire britannique pour évoquer un pays qui se serait dégradé et enlaidi à cause du multiculturalisme et de l’immigration — d’où la référence à l’ourdou. Comme souvent chez les néoréactionnaires, le langage de « vérité » masque mal des présupposés racistes.
Même lorsque le hobbit se rend compte qu’il ne vit pas dans l’Amérique de Norman Rockwell, il n’est jamais loin de l’idée que « faire comme si » lui permettra de la retrouver. La politique des hobbits est fondamentalement une forme de « manifestation ». Comme ce culte du cargo d’un nouveau genre est incohérent et faux, toute situation dans laquelle les politiciens hobbits prennent des décisions réelles sera instable et imprévisible. En fait, comme cela s’est produit en février 2020, les hauts elfes pourraient devoir changer radicalement leur programme (« nous avons toujours été en guerre avec l’Eastasia ») pour naviguer dans les revirements imprévisibles des hobbits.
Après Tolkien, le 1984 de George Orwell et sa géographie imaginaire sont mobilisés avec l’expression Eastasia.
Comment ces groupes peuvent-ils s’unir pour former une force politique efficace ? Je désespère. Tout le monde désespère. Et puis…
Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.
Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
Le 17 avril en librairie.
L’avenir est brutal
« J’ai vu l’avenir », chantait Leonard Cohen, « et c’est le meurtre ».
Les membres de l’administration Trump n’ont pas encore pleinement pris conscience de la réalité de leur situation. Comme le duc Leto dans Arrakis, tous les membres de l’administration, à commencer par Trump lui-même, sont pris au piège.
Ils n’ont qu’un seul moyen d’échapper à ce piège : ne plus jamais perdre une élection.
Ce dont la plupart des membres de l’équipe Trump n’ont pas vraiment conscience, c’est que dans la prochaine administration démocrate, la guerre juridique sera *industrialisée*.
Alors que Trump a presque tous les pouvoirs, Yarvin se projette déjà dans un monde où les démocrates reviennent à la tête des États-Unis.
Tous ceux qui ont travaillé pour l’administration, tous ceux qui ont pris de l’argent à l’administration, seront pris pour cible. Vous pensez qu’il n’y a pas assez de procureurs ? Il y en aura suffisamment. Des milliers de personnes ont été prises pour cible après le 6 janvier. Les personnes nommées par Trump ne sont pas techniquement en infraction, mais le principe est le même. Lorsque des porcs entrent dans le temple, une grande purification est nécessaire. Cette purification exige du sang : votre sang.
Ce passage, qui fait référence à l’assaut du Capitole, pourrait peut-être être lu comme un appel direct à la transgression et à la prise d’armes contre un ennemi qui voudrait « votre sang ».
Le pouvoir exécutif ? Ça n’existe pas. Chaque personne occupant un poste dans chaque agence a une mission définie par la loi. Vous n’avez pas respecté la lettre et/ou l’esprit (l’un ou l’autre suffit) de la loi ? Vous avez enfreint la loi. Cela impliquait-il un budget ? Eh oui. C’est bien ce que je pensais. Vous êtes un détourneur de fonds. Vous êtes un voleur. Pour protéger le public, vous devez être en prison. Vous avez enfreint la loi. Nous sommes en Amérique. Enfreignez la loi, allez en prison. Criminel ! Voleur !
Le problème avec la deuxième administration Trump, c’est qu’elle a vraiment mis les pieds dans le Rubicon.
Comme la foule du 6 janvier, ce n’est peut-être pas une opposition efficace, mais certainement pas une opposition contrôlée. Ou du moins, le contrôle pourrait être amélioré.
La réponse
La réponse est évidente. Pour la voir, il faut élargir la focale, reculer un peu plus la caméra. Elle était là, sous nos yeux, comme le nez au milieu de la figure.
Les deux factions ont exactement le même intérêt en commun : rendre le pays plus démocratique. Que le prochain régime soit démocratique ou non, il doit s’établir par le biais de la démocratie. Cela signifie donc : rendre la démocratie aussi puissante que possible.
En d’autres termes : maximiser le pouvoir des électeurs sur le gouvernement. Moins les électeurs ont d’énergie à dépenser, et plus ils obtiennent de pouvoir en échange de cette énergie — plus le pays est démocratique.
Notons qu’il existe deux façons pour une démocratie représentative de perdre son pouvoir.
Premièrement : les électeurs peuvent perdre leur pouvoir au profit des politiciens.
Deuxièmement : les politiciens peuvent perdre leur pouvoir au profit de l’administration.
Dans la plupart des cas, les électeurs peuvent accroître leur contrôle sur l’administration en *diminuant* leur contrôle sur leurs politiciens. Le problème est que plus les électeurs contrôlent les politiciens, plus ces derniers s’affaiblissent dans la lutte pour le pouvoir.
Par exemple, dans tout système politique qui limite la durée des mandats, les politiciens sont presque assurés d’être des marionnettes, alors que les grands leaders démocratiques — tels que FDR — semblent toujours être élus à vie. Les conflits personnels entre politiciens entraînent également un gaspillage incroyable d’énergie.
Dans notre régime, les politiciens n’ont pratiquement aucun pouvoir sur l’administration. Par conséquent, donner aux électeurs le pouvoir sur les politiciens est un luxe. Nous n’aurons aucune forme de démocratie tant que les politiciens n’auront pas le pouvoir sur l’administration. Que le prochain régime soit démocratique ou non, il devra s’établir par le biais de la démocratie.
Une façon d’envisager cela est que, lorsque l’administration Trump a peut-être conquis un dixième de pour cent du pouvoir exécutif dont dispose tout CEO dans une entreprise, se battre pour savoir quoi faire de ce 0,1 % du pouvoir de l’État est pathétique : c’est comme deux loups qui se disputent une crotte d’élan alors que leur proie s’enfuit.
Si les crottes d’élan contiennent souvent des calories comestibles — surtout en automne — 99,9 % de la masse nutritive galope toujours à l’horizon.
Mais deux loups forment une meute : alors apprenez à chasser. Ce n’est que lorsque vous aurez abattu l’élan que vous pourrez vous disputer la carcasse.
Il existe un moyen assez simple de déterminer si vos actions génèrent ou non du pouvoir.
Facilitent-elles en tout ou partie vos actions futures ?
Si oui, elles génèrent probablement du pouvoir.
Si non, elles sont probablement un frein.
Les victoires génèrent toujours du pouvoir — même si elles en génèrent parfois encore plus pour l’ennemi, mais moins souvent que la plupart des gens ne le pensent. Les défaites font toujours perdre du pouvoir.
Pourquoi les électeurs ont-ils besoin de toutes les réponses concernant Jeffrey Epstein ? Connaître ces faits aura-t-il des conséquences directes et positives pour quiconque ? Bien sûr que non.
Pourtant, il y a une raison simple pour laquelle les électeurs ont besoin de réponses : ils les ont demandées. S’ils les demandent et que le régime refuse de les donner en s’en tenant à cette décision, le régime perd du pouvoir. S’ils les demandent et que le régime accepte de les donner, il gagne du pouvoir.
Une fois que vous avez appris à envisager la politique, et même les mesures politiques, uniquement en termes d’accumulation de pouvoir, et non en termes de « questions » ou d’« idées », deux pensées vous obsèdent.
La première est de vous demander combien de pouvoir vous pouvez générer lorsque vous pensez explicitement au pouvoir et vivez en fonction de la réalité. Lorsque vous trouvez toujours des excuses au pouvoir, cela limite naturellement ce que vous pouvez concevoir. Une fois que vous avez l’audace de concevoir directement pour le pouvoir, vous évoluez dans un monde totalement différent.
Dans un entretien avec le Grand Continent, Curtis Yarvin avait exprimé sa théorie du pouvoir en ces termes : « Tout commence quand vous entrez dans une pièce et que, grosso modo, vous faites à peu près ce que vous voulez. Vous dites simplement : « Fais ça ». Vous virez les gens qui ne vous obéissent pas. Et tout à coup, comme par magie, tous les autres courbent l’échine et vous disent : « Oui, monsieur ». Et voilà : vous avez établi votre pouvoir. »
La seconde est que ce monde est peut-être nouveau pour vous — mais il ne l’est pas du tout pour vos ennemis. Et vous vous demandez pourquoi vous perdez toujours.
Voici une analogie sur le pouvoir. Supposons que vous ayez un ami très riche et très snob en matière de vin. Il possède une cave impressionnante et connaît tous les millésimes. Cet ami fait visiter sa cave à un autre ami qui a une relation différente au vin — c’est un alcoolique.
L’alcoolique a certaines questions élémentaires sur la cave à vin qui semblent avoir totalement échappé à son ami obtus. Par exemple : combien ont coûté ces bouteilles ? Sait-il que le vin est composé à 85 % d’eau ? Se rend-il compte qu’il lui faudra au moins deux bouteilles, voire trois, pour être ivre, ce qui lui coûtera environ 150 dollars et lui fera passer la moitié de la nuit aux toilettes ?
C’est ainsi que les démocrates voient les républicains.
Les républicains ne veulent pas vraiment le pouvoir. Ils veulent ceci. Ils veulent cela. Ils veulent un bon Bordeaux, un bon repas pour l’accompagner, un dîner aux chandelles. Les démocrates veulent être complètement ivres du jus chaud et laiteux d’un véritable changement du monde.
Ils sont complètement accros à ce que Fidel Castro appelait « le miel sucré du pouvoir ». Ils le nient, bien sûr…
Alors certes, l’alcoolique étant alcoolique, il accuse constamment son ami snob d’être alcoolique. Le snob a désormais pris l’habitude de le nier, se privant ainsi de toute approche pragmatique du pouvoir. Je ne dis pas qu’il devrait être alcoolique, il devrait simplement tirer les leçons de l’expérience et de la formation des alcooliques qui l’entourent, et fonder son désir de pouvoir non pas sur des pulsions lucifériennes primaires, mais sur l’impératif catégorique kantien.
Curtis Yarvin expliquait dans un entretien à la revue qu’une élite devait se sentir non seulement le « pouvoir » mais aussi, pour durer, le « devoir de gouverner ».
Mais il doit se concentrer sur le pouvoir, en ignorant toutes les autres missions politiques. Toutes les formes de pouvoir doivent être renforcées et dirigées contre le régime.
À mesure que la démocratie s’affaiblit, elle a besoin d’un appareil de plus en plus efficace. Elle ne peut se permettre de gaspiller la moindre once de pouvoir. L’élection démocratique idéale est celle où chaque homme dispose d’une voix, une seule fois : un effort minimal produit un maximum de pouvoir et de stabilité.
L’autorité monarchique est précieuse en elle-même, peu importe qui l’exerce ou ce qu’elle accomplit.
Même si le roi est mauvais, son autorité doit être préservée, afin que le prochain roi puisse l’acquérir intacte, comme Deng l’a fait avec celle de Mao.
Barack Obama, s’il disposait de 100 % du pouvoir, ferait probablement un meilleur travail pour rendre l’Amérique grande à nouveau que Donald Trump, qui ne dispose que de 0,1 % du pouvoir. Et même s’il n’utilisait pas bien son pouvoir, quelqu’un pourrait le lui prendre et l’utiliser mieux que lui.
Une fois qu’une monarchie s’est fragmentée, il est presque impossible de la guérir. Tout devient poussière, chaos et anarchie. C’est pourquoi mes amis français admirent de Gaulle, même après sa trahison envers l’Algérie : il n’a pas pu sauver l’Algérie, mais il a sauvé la présidence elle-même. Grâce à de Gaulle, la France a un trône pour le roi qui la sauvera à la fin.
La France est une référence qui revient souvent chez Yarvin. Il s’y est rendu au moins deux fois depuis le début du mandat de Trump et prend souvent pour exemple sa vision — cavalière et imprécise — de l’histoire de l’ancien régime et de la période napoléonienne, se revendiquant notamment lecteur d’Hippolyte Taine.
Et il est encore plus important pour les ennemis du régime d’interférer dans sa structure oligarchique et d’intercepter son statut et son prestige.
L’URSS n’a pas été renversée en recrutant ses prolétaires, mais en recrutant ses élites.
Les elfes noirs seront toujours moins nombreux que les hobbits, mais ils sont indispensables — tant pour renverser l’ancien régime que pour diriger le nouveau.