13
mai 2025
De 19:30 à 20:30
École normale supérieure
45 rue d'Ulm - 75005 Paris
Langue
FR
Cette séance était prévue depuis assez longtemps, ce qui n’arrive pas souvent avec les mardis du Grand Continent : on peut s’en réjouir, mais aussi en être alerté.
Nous nous sommes rendus compte, à travers l’analyse des différents idéologues intellectuels organiques du trumpisme, à quel point le Covid était une matrice opérationnelle pour comprendre à la fois la force et la violence des positions politiques qui se jouent aujourd’hui à Washington. C’est particulièrement le cas pour Curtis Yarvin, qui avait consacré au Covid une des trois heures de notre entretien, étant selon lui un moment fondamental dans la formation de Trump 2.0.
Un autre élément confirme l’actualité de cette séance : le second tour de l’élection roumaine nous rappelle à nouveau la force de cette vague anti-scientifique et profondément antidémocratique. En effet, le candidat se trouvant objectivement dans une position très favorable au second tour, Georg Simion, a fondé sa trajectoire politique sur une dénonciation complotiste et d’extrême droite du Covid. Il est d’ailleurs opposé — la nature fait parfois bien les choses — à un ancien étudiant de l’ENS, un scientifique ayant fait de l’engagement politique local la matrice de son parcours : Nicusor Dan.
Ce tableau général illustre à quel point la question de la pandémie, qui peut sembler appartenir au passé, n’est en fait pas simplement contemporaine mais sera déterminante à l’avenir, aussi bien dans ses volets scientifique que démocratique.
Pour discuter de ces questions, nous accueillons : Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif et présidente du Comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la loi de fin de vie — qui est aussi un des sujets dont nous discuterons — et titulaire de la chaire Participation citoyenne et vie associative du Programme d’études démocratiques. Jean-François Delfraissy, titulaire de la Chaire santé de ce même Programme, vous êtes professeur de médecine, un des grands spécialistes mondiaux de l’immunologie, et ancien président du Comité consultatif national d’éthique et du Conseil scientifique Covid 19. Frédéric Keck, directeur de recherche du Laboratoire d’anthropologie sociale, historien de la philosophie et anthropologue, vous avez publié l’année dernière La politique des zoonoses et êtes un grand spécialiste de la question pandémique sur le plan de l’anthropologie. Frédéric Worms, directeur de l’École normale supérieure, philosophe, vous avez signé beaucoup d’ouvrages sur les questions croisant démocratie, soins et santé, dont je vous conseille particulièrement l’essai politique Vivre en temps réel et Les maladies chroniques de la démocratie.
Partons d’un diagnostic : Jean-François Delfraissy, cinq ans après, quel regard portez-vous sur le Covid, face à l’ampleur des mouvements complotistes, proposant une vision de la science presque empreinte d’un esprit anti-Lumières ? Comment comprendre leur force et la traction qu’ils semblent avoir sur la scène politique et dans nos sociétés ?
J’ai une vision un peu différente de ce que vous avez évoqué quant à cet américain très particulier, Curtis Yarvin. Selon moi, tout ne s’explique pas uniquement par le Covid.
Certes, le Covid est un événement fondamental pour de multiples raisons, notamment dans la relation particulière entre la science et le politique qu’il a révélée et dont on commence à voir un certain nombre de conséquences sociétales. D’autres impacts du Covid apparaîtront sûrement plus tard : avec ces très grandes crises, on sait qu’il faut plusieurs années pour que les véritables conséquences émergent.
Toutefois, je ne considère pas que le Covid représente l’origine fondamentale du mouvement de négation de la science qu’on observe aujourd’hui.
Ces mouvements ont toujours existé dans l’histoire. Les décideurs, politiques ou religieux, ont parfois eu des relations complexes avec la vérité scientifique, parce que cette vérité interpelle. Aujourd’hui, ce mouvement est porté à son comble, puisqu’il implique les États-Unis, la plus grande nation scientifique mondiale — la Chine pourrait prendre sa place à l’avenir, mais on sait que beaucoup de choses qui sont publiées en Chine ne sont pas totalement vraies.
Les États-Unis restent donc la plus grande puissance scientifique mondiale, au sens très large du terme — des sciences dures aux sciences humaines et sociales. Trump représente un pouvoir politique qui interpelle sa propre communauté scientifique, en jouant sur cette relation complexe qui existe entre la science et le pouvoir.
La première question, habituelle, est la suivante : comment la science peut-elle éclairer le politique pour l’aider à prendre des décisions ? Une deuxième grande question est aujourd’hui posée, de façon massive, par l’équipe Trump : comment le politique peut-il faire fi de la vérité scientifique, et prendre un certain nombre de décisions sans en tenir compte ?
La réponse à votre question, Gilles Gressani, est en partie apportée par un récent article publié dans Le Monde, dans lequel Bill Gates prend position sur la situation. Ce dernier est un américain « pur et dur », père d’une très grande fondation à visée sanitaire et humanitaire, notamment pour la prévention de maladies infectieuses chez les enfants dans le monde.
Contrairement à un certain nombre de grands scientifiques ou de politiques aux Etats-Unis, qui semblent actuellement dans un état de sidération, Bill Gates ne mâche pas ses mots. Il a déclaré que le gouvernement actuel des États-Unis allait être responsable de la mort de plusieurs millions d’enfants dans le monde, dans les deux années qui viennent. Je trouve que c’est courageux de sa part, et que la presse devrait davantage le mettre en évidence — parce que c’est la réalité.
Indépendamment de nos conversations intellectuelles sur la relation entre la science et le pouvoir politique, la prise de position de l’équipe de Trump en termes de santé mondiale a d’abord des conséquences très concrètes.
Cela implique notamment l’arrêt d’un certain nombre de traitements sur le VIH, sur le paludisme, sur la tuberculose, des reculs sur la politique vaccinale, y compris pour des maladies banales comme la rougeole, etc. Dans un premier temps, les autres pays, y compris en Europe, n’arriveront pas à y faire face. Ces mesures vont donc probablement conduire à plusieurs centaines de milliers de décès, totalement injustifiés, dans les deux ans qui viennent. Cette situation s’explique par le fait que l’Europe a laissé les Américains prendre une position très, et trop, considérable, et que nous ne pouvons pas compenser leur retrait.
Ce sera le premier effet des politiques de Trump, indépendamment des conséquences sur la science américaine. Trump peut toujours essayer de jouer pour l’obtention d’un prix Nobel, mais des voix pourront s’y opposer, mettant en lumière sa responsabilité dans la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes dans les deux années qui viennent. Au-delà de la discussion philosophique, c’est une réalité qu’il ne faut pas oublier.
D’autre part, j’aimerais souligner l’ambiguïté fantastique dont fait preuve l’équipe Trump.
J’ai passé un an et demi au NIH à Bethesda, au cœur même de la recherche américaine. Je suis aujourd’hui stupéfait par le fait que toutes les barrières de défense des très grands patrons d’instituts du NIH s’effondrent. On leur demande de signer, en moins de quinze jours, des déclarations complètement effarantes sur leur mode de vie, sur le fait qu’ils ne vont plus financer un certain nombre de recherches autour du genre, du climat, etc.
Les grandes universités américaines qui étaient financées en grande partie par des fondations privées — c’était leur force — sont aujourd’hui en difficulté. Ce modèle révèle sa faiblesse, par rapport au modèle public français qu’on accuse toujours de tous les maux. Ces universités ne sont pas indépendantes : elles dépendent des financements qu’elles vont percevoir à la fin du mois. On constate l’absence de réaction d’un certain nombre de grands présidents d’universités américaines, qui avaient jusqu’à maintenant des pouvoirs considérables. Ainsi, la science plie les genoux face à une forme de catastrophe qu’est le trumpisme.
De l’autre côté, les équipes de Trump font preuve d’une grande ambiguïté. Je vais vous citer deux exemples qui illustrent l’extrême difficulté à pouvoir les remettre en cause.
Revenons tout d’abord au Covid. À cette période, Trump rapportait de fausses informations sur l’utilisation de l’hydroxyde chloroquine ou de l’alcool par exemple. Dans le même temps, son équipe a financé cinq plateformes de recherche en vaccins, à hauteur de 3 milliards de dollars, dès mars 2020. Quand Trump a fini son premier mandat en novembre 2020, deux plateformes se sont avérées positives pour trouver un vaccin.
L’équipe Trump représente donc à la fois une série de remises en cause fondamentales des scientifiques, et un pragmatisme à l’américaine qui a permis de mettre des milliards sur la table pour trouver un vaccin.
Le deuxième exemple, plus actuel, concerne son ministre de la santé Kennedy. Il est connu comme « Monsieur anti-vaccins », et il est vrai qu’il a pris des positions inimaginables sur un certain nombre de vaccins. Dans le même temps, ses propos sur l’alimentation des Américains, notamment des jeunes enfants, et le caractère extrêmement destructif de l’industrie alimentaire en raison de l’habitude à des masses glucidiques trop importantes, sont pertinents. Nous sommes face à un contraste permanent.
Le politique ne s’appuie plus sur la vérité scientifique, mais choisit dans la science ce qui l’arrange et qui va lui permettre de porter un message politique.
Certaines déclarations sont aberrantes — et d’autres non. Ce point témoigne de la très grande complexité de la situation, et permet probablement d’expliquer aussi le manque de réaction de très grandes équipes américaines.
Jean-François Delfraissy a parfaitement ouvert la question pour vous, Claire Thoury : comment expliquer cette relative absence de réaction face aux mesures de Trump ? Comment interprétez-vous ce mouvement très impressionnant, représentant presque partout dans le monde plus de 30 % des voix, qui veut aujourd’hui contester — souvent à partir du Covid — la science et la démocratie d’une manière totalement inédite ?
Tout d’abord, la question va au-delà de la tension entre le politique et la science : il y a une tension entre le pouvoir et toute forme de contre-pouvoir, bien au-delà de la remise en question des vérités scientifiques. C’est le fait d’empêcher, de limiter, ou de décrédibiliser toute forme d’expression qui pourrait aller contre une pensée dominante — comme illustre les reculs sur la question de diversité aux États-Unis, et qu’on voit aussi arriver en Europe par certains égards.
D’autre part, en lisant le volume du Grand Continent, j’ai eu le sentiment que nous avons toutes et tous intégré une forme d’impuissance. La question qui se pose est la suivante : comment fait-on pour résister à cette forme d’impuissance ?
Cela n’est pas évident : face aux actualités, on peut facilement se dire qu’on ne peut rien faire, parce que les phénomènes sont bien trop puissants — notamment les algorithmes, l’intelligence artificielle, etc.
Je préside le Mouvement associatif : tous les jours, je rencontre des citoyens qui se rassemblent pour faire de petites actions. Parfois, il s’agit seulement de quelques personnes qui, parce qu’elles se sont rassemblées, ont réussi à faire allumer un lampadaire avant 22h. C’est rien — mais c’est aussi tout.
Il peut s’agir de gens qui se rassemblent parce qu’ils ont décidé de faire collectif, de créer un comité des fêtes, de promouvoir le sport dans le village. Ils peuvent travailler autour de la culture, du lien social, du vivre ensemble.
Ce sont des micro-actions de résistance.
Cela fait référence à la fin de l’introduction de l’ouvrage, par Giuliano da Empoli, dans laquelle il explique que prédire l’avenir est une forme de puissance, tandis que créer autre chose est une forme de liberté. En le lisant, je me suis dit : « C’est exactement ça. » C’est ce qu’il faut qu’on arrive à véhiculer autant que possible.
Nous sommes sur une ligne de crête.
Nous observons la montée en puissance de forces obscures effrayantes, face auxquelles il est très difficile de s’organiser ; et dans le même temps, nous constatons que de nombreux citoyens s’engagent dans des collectifs associatifs — 20 millions de personnes en France chaque année.
C’est dans cette tension qu’il faut que nous réussissions à naviguer.
Enfin, en écoutant Jean-François Delfraissy, je me disais que ce qui se passe aux États-Unis nous rappelle, contrairement à ce qu’on peut trop souvent penser, que nous avons besoin du politique.
Cela peut sembler bizarre : en France, assez quotidiennement, on peut penser qu’il y a une impuissance politique, que nos représentants font face à des difficultés qu’ils n’arrivent pas à dépasser. Souvent, on se dit qu’ils ont peu de capacités ou qu’ils ne nous aident pas vraiment à construire un chemin.
Pourtant, en observant ce qu’il se passe ailleurs dans le monde, on comprend que le politique a une fonction majeure. Parfois il peut ne pas aller dans le sens de la démocratie et de ce pour quoi on se bat, mais parfois cela est possible : il faut donc réhabiliter le politique. On a peut-être trop souvent décrédibilisé, contesté, ou remis en question le politique.
Oui, nous avons « les politiques qu’on mérite ». Il s’agit d’une responsabilité collective de se dire que, puisque nous avons besoin du politique, nous devons réussir à réenchanter une forme de vivre ensemble et réenchanter la parole politique pour contrer ces forces obscures qui se développent.
Continuons notre tour d’horizon à l’échelle internationale : Frédéric Keck, vous avez beaucoup travaillé sur les pandémies, mais pas uniquement à l’échelle de l’Europe ou des États-Unis. Pourrions-nous bénéficier de votre expertise pour raconter cette histoire sous un angle qui ne soit pas nécessairement occidental ? D’autre part, pourriez-vous nous aider à situer le mouvement de complotisme que l’on observe : est-il une variante d’autres phénomènes ? Quelle pourrait être sa généalogie ? Pourriez-vous faire une cartographie, non pas simplement géographique, mais diachronique, de la situation actuelle ?
Je n’ai pas travaillé sur le complotisme, mais je travaille sur l’histoire de la virologie. J’aimerais partager avec vous des réflexions que j’ai eues à la lecture de l’entretien que vous avez publié avec Curtis Yarvin.
Curtis Yarvin dit cette phrase : « Le Covid est arrivé parce que les virologues régentent la virologie. » Il accuse donc les virologues d’avoir causé la pandémie, intentionnellement ou accidentellement.
Il dit encore : « En 2019, en Chine, quelqu’un a fait tomber un tube à essai. Et le monde entier a changé. » Il fait donc référence aux recherches en gain de fonction sur les coronavirus de chauve-souris qui avait lieu à Wuhan.
Il s’agit d’une accusation régulièrement proférée dans le monde de la virologie. En 2005, Jeffery Taubenberger a été accusé d’avoir reconstruit le virus H1N1 de la grippe espagnole de 1918. En 2011, Ron Fouchier et Yoshihiro Kawaoka, aux États-Unis également, ont été accusés d’avoir fabriqué un H5N1 mutant, combiné avec le H1N1 de 2009.
Il s’agit donc de disputes régulières au sein de la communauté de la virologie.
Mais il est intéressant de remarquer que, jusqu’à cette accusation récente, les virologues étaient plutôt accusés de diffuser des informations qui pouvaient être utilisées par des terroristes, dans des États voyous. En revanche, pour le Covid 19, c’est notamment Peter Daszak qui est accusé par l’équipe Trump d’avoir sous-traité des recherches virologiques au laboratoire de Wuhan. Des équipements avaient d’ailleurs été construits par la France — Shi Zhengli, la directrice du P4 de Wuhan, a été formée à Montpellier. Les raisons sont que cela coûtait moins cher, car il y avait des petites mains pour faire le séquençage génétique, et que les États-Unis n’avaient pas le droit de le faire.
C’est donc un projet financé par les États-Unis et réalisé à Wuhan.
J’ai montré dans mes recherches que ces controverses dans le monde de la santé globale opposent deux phénomènes.
D’une part, ce que j’ai appelé le « pouvoir cynégétique » des virologues : leur capacité à prendre le point de vue des animaux sur les virus qui nous transmettent, en prélevant des échantillons sur les corps des animaux — des oiseaux, des chauves-souris, mais aussi des rats.
D’autre part, ce que j’ai nommé le « pouvoir pastoral », à la suite de Michel Foucault. Il s’agit du pouvoir des épidémiologistes qui ont la possibilité, à l’aide des statistiques, de prendre un point de vue surplombant sur une population humaine ou animale.
Les immunologistes jouent d’ailleurs un rôle intermédiaire entre ces deux groupes.
Ce qui est nouveau avec la théorie complotiste de l’administration Trump est qu’elle critique à la fois la santé globale — on a parlé des coupes budgétaires, notamment au sein de l’USAID — et la virologie, alors que ces deux mondes étaient plutôt en tension interne.
L’administration Trump exerce un pouvoir prédateur d’un nouvel ordre, tourné vers les ressources rares afin de fabriquer des ordinateurs. À ce moment-là, on constate que le monde de la tech, donc Curtis Yarvin se fait le porte-parole, est incapable de comprendre le fonctionnement biologique des virus. Le fait qu’un virus vienne d’une chauve-souris, et qu’il soit manipulé en laboratoire pour comprendre sa capacité de transmission, lui échappe complètement, parce qu’il considère un virus comme un algorithme qui a mal tourné.
C’est pourquoi l’administration Trump veut supprimer les conflits internes au monde de la science, avec des régulations qui sont anciennes, afin de donner plus de pouvoir au monde de la tech.
Il me semble donc que derrière l’attaque contre la santé globale se trouve une attaque très violente du monde de la tech contre le monde de l’université — dont les virologues sont une des formes d’expression, à travers leurs divergences internes et leurs laboratoires.
Merci beaucoup pour cette perspective très riche. Frédéric Worms, vous avez beaucoup écrit sur la pandémie, et l’expérience pandémique dans Vivre en temps réel (2021). Comment voyez-vous, cinq ans plus tard, cette trajectoire entre démocratie et complotisme ? Voyez-vous un nœud qui s’est opéré autour du Covid, et comment faire pour le dénouer ?
Tout d’abord, je vous remercie deux fois pour cette invitation, à titre personnel et à titre institutionnel — l’intersection entre le Grand Continent et les Études démocratiques de l’ENS est en effet particulièrement importante sur ces sujets.
Je voudrais repartir de l’intervention de Jean-François Delfraissy, qui occupe cette chaire santé dans les Études démocratiques. Son objectif est de montrer que la démocratie n’est pas seulement un ensemble de grands principes abstraits, mais un outil de résolution des problèmes.
La démocratie permet d’abord d’exprimer des points de vue opposés sur les grands sujets, et cette expression des points de vue opposés n’est pas un problème, mais au contraire une force. En effet, si on refoule ces points de vue, l’opposition revient alors sous forme de critique radicale, comme si on avait imposé quelque chose.
J’ai donc été frappé, et un peu en dissonance, avec la réponse de Jean-François Delfraissy à la première question — et en même temps ému par cette réponse, car il s’agit, de nouveau, de la très grande réponse d’un médecin.
Pourquoi suis-je d’abord un peu en désaccord avec Jean-François Delfraissy ?
S’il y a une chose avec laquelle je suis en accord avec Curtis Yarvin, c’est sur l’importance majeure du Covid.
De mon côté, j’ai une énorme frustration, dont je pense qu’elle est celle de Jean-François, et de tous les médecins de santé publique et d’urgence vitale du monde : le Covid aurait dû être un moment de renforcement de la science.
Lorsqu’on est malade, on appelle un médecin, qui est celui qui sait — avec plus ou moins de certitude. On appelle plutôt un bon médecin qu’un mauvais médecin, plutôt un médecin qu’un ignorant, etc.
Une maladie d’ampleur mondiale, avec un risque majeur pour les sociétés entières, aurait dû renforcer la science. De fait, cela a eu lieu à un moment donné, peut-être dans l’urgence, mais cela s’est renversé ensuite.
Je considère qu’il y a un véritable grand danger de renversement dans les sociétés, Jean-François Delfraissy étant l’un de ceux qui ont anticipé ce risque en disant que la science ne fait que proposer de décrire les faits.
Il existe plusieurs options possibles, et sur ces options, un débat doit être organisé. Cela ne doit pas seulement être un débat politique, qui définit la démocratie institutionnelle, mais un débat avec les citoyens — parce qu’il y a plusieurs points de vue et que cela affectera les enfants à l’école, les gens sur leur lieu de travail, les morts maintenant et les morts plus tard.
Je tiens à insister sur le fait que Curtis Yarvin a raison sur ce point, et sur ce point seulement. Il en tire ensuite une conséquence d’une contradiction absolument sidérante.
Curtis Yarvin a raison de dire qu’au nom de la science, avec les données fournies par la science, des mesures politiques radicales ont été prises pendant le confinement. Le confinement d’une société entière a été décidé, ayant notamment des effets à long terme comme la hausse des taux de suicide chez les adolescents.
Certes, ces mesures ont eu des effets médicaux, partant d’une urgence médicale fondée sur la science, mais nous payons aujourd’hui le contre-coup impensé de cette décision — que certains auraient qualifiée de « biopolitique », en tout cas de nature médicale et politique.
Prise dans l’urgence, cette décision a écrasé la discussion démocratique.
Même dans cette urgence, on devait desserrer l’étau. Des appels ont été lancés en ce sens, y compris par le comité scientifique du Covid, pour demander à ce que le temps du débat soit laissé. Je pense que l’enjeu de l’urgence constitue la question clef, ce que Curtis Yarvin dit à moitié — d’autres philosophes l’ont également dit, en tirant des conclusions avec lesquelles je suis en désaccord, mais pas totalement opposé.
Dès lors qu’on a un peu de marge dans l’urgence — un peu de temps pour faire venir le docteur, pour discuter, pour faire de l’éthique médicale, pour aller voir la personne dans l’EHPAD avant de mourir — c’est un peu de temps pour l’humain.
Il faut mettre le débat dans l’instant, mais aussi dans l’après coup. Il faut et il faudra toujours plus de démocratie. C’est ce que Claire et Jean-François appellent dans leur article la « démocratie sanitaire et citoyenne », c’est-à-dire une prise de décision basée sur les faits, les options possibles et les dommages possibles.
Une mesure prise dans l’urgence pourrait permettre d’éviter 1 000 morts, mais si l’on montre que les conséquences de ces 1 000 morts évitées entraîneront peut-être 10 000 morts supplémentaires — dues au chômage, aux impacts psychologiques, etc. — que faut-il faire ? Comment pondérer 1 000 morts maintenant et 10 000 morts plus tard ?
Pour moi, c’est très clair. L’urgence oblige à sauver les morts évitables maintenant. Mais il faut continuer à éviter les morts futures. Il aurait fallu beaucoup plus de psychiatrie, notamment dès l’adolescence.
Je pense qu’il aurait été judicieux de tirer des leçons démocratiques de l’expérience des mesures d’urgence mondiales — et cela doit encore être le cas aujourd’hui. Une démocratie, c’est la confrontation de points de vue opposés. Une des règles de la science, au-delà des faits qui sont la première norme de vérité, est celle de la confrontation et de la réfutation entre pairs. Il y a donc des règles et des discours opposés. C’est cela, la démocratie.
Or, Curtis Yarvin affirme, très paradoxalement, que face aux abus de pouvoir qui ont eu lieu pendant le confinement, il faudrait une monarchie impériale.
C’est tout à fait sidérant. À titre personnel, je considère effectivement que certaines décisions ont pu être insuffisamment justifiées, même s’il y a eu des commissions d’enquête parlementaire dans les pays démocratiques. Il faut effectivement remédier aux impasses et aux soupçons liés à ces mesures d’urgence radicales, qui sont tout de même fondées sur un savoir réel.
En conséquence, il faut davantage de transparence dans la science, plus de confrontation des différents points de vue, plus de justification des arbitrages, et un meilleur suivi. Tout cela doit se faire dans la transparence démocratique, à la fois institutionnelle et citoyenne.
Au lieu de cela, Curtis Yarvin dit qu’il y a eu des abus de pouvoir fondés sur la science et qu’il faut maintenant des abus de pouvoir fondés sur l’ignorance.
Cela n’arrange rien ! Il fait l’éloge de la monarchie, alors que la démocratie a d’abord été la critique des abus de la monarchie. L’idée que la société est diverse, et que plusieurs points de vue sont nécessaires pour la comprendre et y répondre, est au cœur de ma réflexion. La réponse aux maux humains passe par la confrontation des points de vue sur ces sujets, y compris les points de vue complotistes, qui, dans la mesure où ils respectent la loi, font partie de la démocratie.
C’est aussi la force de la démocratie d’accepter des thèses anti-démocratiques.
C’est d’ailleurs la particularité des démocrates : ils n’appellent pas à fusiller leurs opposants.
Le Covid aurait donc dû être un moment de l’urgence vitale partagée, suivi d’un débat démocratique approfondi. C’est ce non dépliement du lien qui a créé une impasse politique, avec tous les contrecoups sur la science et peut-être la question de l’origine du Covid.
J’ai été ému par la réponse de Jean-François, qui a préféré l’exactitude à la simple dissonance. Il a dit : « Les mesures du gouvernement Trump sur la science vont entraîner des millions de morts. »
C’est vrai, de même que Jean Jouzel l’a dit à propos du climat : on peut chiffrer dès aujourd’hui le nombre de morts que vont entraîner les fermetures de programmes de l’agence américaine sur la météo.
On peut faire ce constat — mais c’est de nouveau l’argument de l’urgence. C’est l’argument d’un médecin : « On va sauver les vies qu’il faut sauver. » C’est l’humain, c’est l’éthique, et je pense que c’est évidemment ce qu’il faut faire.
De nouveau, nous prenons le risque de faire face à l’argument des complotistes. On pourrait nous reprocher de jouer de l’urgence pour établir une « dictature des », ou du bien-pensant — alors qu’il faut un débat démocratique. Certes, il faut éviter les morts évitables maintenant, mais aussi celles de plus tard. Comment concilier ces risques ?
La démocratie n’est pas une recette magique : elle commence par compliquer les problèmes.
La démocratie commence par prendre des points de vue divergents : l’économiste nous dit que si vous fermez la société, cela aura des conséquences négatives dans le futur ; le psychiatre nous dit que si vous protégez les personnes âgées fragiles, vous fragilisez les adolescents et les petits-enfants français. Il faut faire des choix difficiles, mais c’est le seul moyen humain de traiter des problèmes objectivement compliqués.
Je suis sidéré que le complotisme fleurisse à un moment qui aurait dû être celui d’une démocratie fondée sur la science de la vie pour éviter la mort.
Le problème est que ce nœud de la vie et de la mort, ainsi que des intérêts vitaux humains — y compris économiques et politiques, mais aussi géopolitiques — est un sujet qui n’a pas été pensé par la suite, alors qu’il a été brusquement tendu par le Covid.
Il est aujourd’hui nécessaire d’y répondre en ouvrant des espaces, en ouvrant des écoles, notamment de science politique et de géopolitique. Si nous ne le faisons pas, nous nourrissons le soupçon.
Jean-François Delfraissy, je prolonge la question de Frédéric Worms : de fait, c’est étonnant de vous entendre dire que le Covid est peut-être un symptôme, et non une cause, si j’ai bien compris votre argument. Est-ce que vous pourriez développer ce point ?
Heureusement, nos concitoyens ont une résilience assez fantastique. Il faut laisser cette résilience s’installer, parce qu’il faut que la vie reprenne et l’on ne peut pas être en permanence en train d’expliquer pourquoi et comment les choses se sont passées.
Pour compléter la pensée de Frédéric Worms, on constate en effet que la science sort du Covid en assez mauvaise posture.
Pourtant, le Covid représente globalement une victoire assez extraordinaire de la science. Il y a tout d’abord les vaccins, mais aussi l’arrivée des bases de données, l’arrivée du séquençage à l’échelle mondiale, ainsi que l’arrivée rapide d’anti-viraux.
D’un autre côté, à mes yeux, c’est aussi une victoire extraordinaire des démocraties — avec leurs limites. En tant que médecin, je m’appuie sur des chiffres pour dire cela.
Pour tester la réponse sanitaire d’un pays — qui n’est qu’un des éléments de la réponse globale, en complément de la réponse économique et de la réponse sociétale — on peut utiliser différents chiffres : soit le nombre de morts, soit de la perte de durée de vie d’un pays. Dans la perte de durée de vie d’un pays, on compte à la fois les morts liés aux Covid, mais aussi ceux liés aux autres pathologies qui seraient des conséquences indirectes du Covid. Les épidémiologistes préfèrent donc parler de perte de durée de vie.
La perte de durée de vie des grandes démocraties européennes se compte en quelques mois.
Les États-Unis, qui sont, à mes yeux, la plus grande puissance scientifique — d’où sont issus le vaccin, les antiviraux, etc. — perdent 2,7 ans de durée de vie.
Pour la Chine, nous n’avons pas de chiffres, mais les données indirectes dont nous disposons (par exemple sur la consommation d’oxygène, obtenues par Air Liquide) indiquent qu’il y a également une perte de durée de vie de plusieurs années.
Cela signifie que les démocraties européennes — que l’on considère si souvent comme fragiles, peu efficaces et à faible capacité décisionnaire — ont démontré leur capacité de réaction face à une crise. Certes, tout n’était pas parfait, et loin de là, mais c’est une réalité par rapport aux deux grandes puissances mondiales que sont les États-Unis et la Chine, qui ont été, pendant cette période, des modèles non-démocratiques.
Nous devons donc retenir que c’est une victoire des démocraties européennes, qui ne l’ont pas assez exprimé. Cette victoire n’a pas été portée par la politique, ni le scientifique. C’est une réalité qu’il faut ancrer dans la population : nos démocraties ont une force intrinsèque leur permettant de répondre à des crises majeures.
D’autre part, nous devons également cesser de penser que ces phénomènes ne surviennent qu’aux États-Unis avec Trump. Vous avez très bien abordé ce sujet pour des problèmes politiques, notamment en Roumanie.
J’ouvre une parenthèse car nous avons sorti aujourd’hui des chiffres très intéressants, qui complètent assez bien votre propos : un tiers des Européens considèrent que les traitements contre le cancer sont dissimulés par les pouvoirs politiques au public, et un tiers d’entre eux pensent que les gouvernements sont susceptibles de propager des virus afin de limiter les libertés. Il y a évidemment des différences régionales — notamment les 58 % de la Hongrie d’Orban — mais en moyenne, au niveau européen, le chiffre est de 35 %.
J’aimerais faire une remarque sur la France. Je considère que tout n’est pas parfait, mais que nous avons une chance extraordinaire de vivre dans ce pays, et que nous ne le reconnaissons pas toujours.
Un exemple actuel, y compris en France, illustre cette relation extrêmement complexe entre le pouvoir politique et la vérité scientifique.
Il s’agit du débat qui oppose la ministre de l’Agriculture à l’ANSES. La première affirme, au nom de la communauté agricole et poussée par des syndicats agricoles, qu’une agriculture sans pesticides ne peut pas fonctionner. Cette position remet en cause, dans le cadre d’une loi, le rôle de l’ANSES, chargée de réguler l’utilisation des pesticides — en s’appuyant sur une série d’éléments scientifiques montrant la toxicité pour les animaux ou pour les êtres humains.
Cette loi remet en cause le rôle de l’ANSES, et propose que la ministre décide — quelle que soit la position de l’ANSES — quels pesticides sont autorisés. C’est un sujet qui nous concerne tous, et qui concerne en premier chef les agriculteurs eux-mêmes, car ce sont eux qui seront potentiellement contaminés en premier par ces pesticides.
Cet exemple illustre que, face à ce qui a lieu aux États-Unis avec Trump et son équipe, il ne faut pas penser que nous sommes en sécurité. Les grandes démocraties européennes sont extrêmement fragiles, et la manière de se protéger est de mettre davantage de démocratie, notamment en matière de santé.
Il me semble qu’il y a plusieurs aspects à prendre en compte dans ce que nous sommes en train de discuter.
Il faut d’abord se rappeler que la démocratie est extrêmement complexe — mais que la complexité n’est pas inaccessible. Il faut assumer cette complexité. Cela implique des tensions, des contradictions, des engueulades, des prises de tête, des désaccords, du conflit. Et c’est positif, ce n’est pas un problème.
Jean-François Delfraissy met en avant une tentation permanente de tout simplifier — comme l’indique le nom de la « loi simplification ». On le vit aussi dans le monde associatif. On le dit partout : il faut simplifier parce que les gens seront contents.
Il s’agit d’un phénomène hyper populiste, et sur lequel on se trompe complètement. Cela rejoint les enjeux de démocratie en santé, et de démocratie participative en général. Il y a une tentation de penser que les gens ne sont pas suffisamment intelligents pour comprendre certains enjeux.
Certains sujets sont complexes et nécessitent parfois du temps, parfois de l’urgence, et parfois les deux. Il faut donc arbitrer, ce qui a des conséquences, quelle que soit la décision prise. La question est donc de savoir quelles sont les conséquences que l’on est prêt à accepter. 1 000 morts aujourd’hui ou 10 000 morts demain ? Ou est-ce que c’est autre chose ?
C’est bien ce jeu intellectuel et politique permanent qui rend notre démocratie passionnante.
J’ai lu le discours que vous avez commenté de JD Vance à Munich. En le lisant, je me suis rendue compte qu’il dit certaines choses que j’ai beaucoup dites, notamment « Faites confiance à votre peuple. » Pendant la convention citoyenne sur la fin de vie, je n’arrêtais pas de dire : « Faites confiance aux gens. Les gens sont beaucoup plus intelligents qu’il n’y paraît. Si on leur donne les bons outils, ils savent le faire. »
Comment expliquer ce rapport ? In fine, je suis quand même en désaccord avec JD Vance. Pour qu’une démocratie fonctionne, il faut certes donner du pouvoir aux gens et donner des conditions pour que ces personnes puissent exercer le pouvoir, mais il y a autre chose. Il s’agit de l’État de droit, des comités — parfois Théodule, mais parfois compréhensibles par le grand public —, des contre-pouvoirs, des corps intermédiaires forts, d’un corps social organisé, des sciences financées et en capacité de construire d’autres discours etc.
Tous ces éléments font qu’une démocratie fonctionne.
C’est à la fois très difficile à comprendre et passionnant, plein de complexité et d’ambivalence.
Dans ce contexte, comment faire pour que ces sujets éminemment complexes — que sont la crise sanitaire, la fin de vie dont on débat actuellement à l’Assemblée, et d’autres —, puissent être accessibles aux citoyens, sans perdre de vue qu’on a besoin d’une expertise ?
Il ne faut pas remettre l’expertise en question, mais reconnaître qu’elle n’a de sens qu’à condition d’être appropriée par le plus grand nombre de personnes possible. Comment pouvons-nous créer les conditions favorisant cette appropriation et faire en sorte que l’expertise devienne également un sujet citoyen et politique, débattu au plus près de la réalité et du vécu des individus ?
Comment faire ?
Nous avons créé un dispositif appelé « convention citoyenne sur la fin de vie » — c’est l’occasion d’en parler.
Depuis hier, deux lois sur la fin de vie sont débattues à l’Assemblée nationale : une première sur les soins palliatifs, une deuxième sur l’aide à mourir.
C’est un long processus, ayant commencé en septembre 2022, quand le Comité consultatif national d’éthique remet l’avis 139. Cet avis ouvre la porte, pour la première fois, à une aide active à mourir, et préconise d’organiser un grand débat citoyen, notamment à travers une convention citoyenne.
Le CESE (Conseil économique, social et environnemental) a été mandaté par la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, pour l’organiser. Il a constitué un comité de gouvernance composé de quatorze personnes, dont nous faisons partie. Ce débat citoyen, qui a réuni 184 citoyens représentatifs de la diversité de la population française, a duré neuf week-ends et a été chargé en quatre mois de produire un avis citoyen.
Voilà la contribution citoyenne à ce débat national sur la fin de vie.
Cette contribution a débuté avec l’avis du CCNE et a été alimentée par de multiples parties prenantes : les sages, les chercheurs, les médecins et les soignants, mais aussi les organisations militantes, les citoyens, la société civile organisée, les parlementaires, etc.
Les sages ont remis leur rapport au Président de la République en avril 2023. Un an plus tard, un projet de loi reprenant globalement les résultats de la Convention a été annoncé. Puis il y a eu la dissolution, et le projet de loi a disparu avec l’Assemblée nationale de l’époque. Aujourd’hui, le projet de loi est revenu après des négociations difficiles, sous la forme de deux propositions de loi : l’une sur les soins palliatifs et l’autre sur l’aide à mourir.
Le 27 mai, une nouvelle étape sera vraisemblablement franchie — mais celle-ci ne sera qu’une étape, car la démocratie est un processus long. Le texte fera ensuite des allers et retours entre le Sénat et l’Assemblée — et entre-temps, nous ne sommes pas à l’abri d’une dissolution, d’une censure ou d’autre chose.
Ce sujet est intéressant car le débat citoyen a été construit à partir de faits, et notamment de la présence essentielle des soignants — 70 % des personnes auditionnées par ces citoyens sont des soignants. Ce sont donc des expériences et des vécus, à la fois de soignants, de familles et de patients. Mais nous avons aussi reçu des représentants des cultes, des philosophes, et nous avons étudié des exemples internationaux. Il y a eu énormément d’auditions organisées et un socle documentaire exigeant a été constitué.
C’est sur cette base que 184 personnes de tous les horizons, quels que soient leurs diplômes, leurs milieux sociaux, et leurs parcours, ont réussi à construire une réponse collective extrêmement nuancée, en assumant une forme de complexité, tout en proposant une réponse.
Frédéric Keck, j’aimerais vous entendre sur un exemple très intéressant, sur lequel vous avez beaucoup travaillé, celui des Sentinelles. Il permet, selon moi, de montrer de manière assez concrète comment la synthèse entre démocratie et science peut se concrétiser.
Je voudrais revenir sur une autre citation de Curtis Yarvin. Dans sa vision binaire de l’opposition entre les États-Unis et la Chine pour la captation des ressources rares, il occulte l’expérience démocratique qu’a été la crise du SRAS en 2003.
Yarvin a raison de dire que la répression de la place Tian’anmen, le massacre des étudiants, a été un traumatisme pour l’élite chinoise. Il a même raison de souligner que ce ne sont pas les étudiants, mais les ouvriers qui ont été massacrés — mais cela n’enlève rien au fait que l’événement a bien eu lieu et qu’il a été un traumatisme pour l’élite chinoise.
Ce traumatisme a joué un grand rôle dans la recomposition des élites du sud de la Chine, en particulier les médecins de Canton et Hong Kong avec lesquels j’ai travaillé. Ils ont vu dans la dénégation du SRAS en 2003 par le régime de Pékin, une répétition du massacre de Tiananmen.
On le voit très bien dans la dénonciation par un médecin de Pékin, dans Times Asia, de ses patients qui se trouvaient cachés dans les hôpitaux de Pékin au moment où l’OMS y est arrivé en avril 2003. Le 1er juillet 2003, à la fin de la crise du SRAS, une immense manifestation a lieu à Hong Kong : 500 000 personnes dénoncent l’article 23 de la Loi fondamentale sur la sécurité, promue par le régime de Pékin. Je voulais aussi rappeler que chaque année à Hong Kong jusqu’en 2020, on manifestait le 4 juin en souvenir du massacre de la place Tian’anmen.
L’expérience que je voulais partager est celle des scientifiques de Hong Kong connectés à ceux de Canton, et critiques du régime de Pékin. Mes recherches ont montré que ces scientifiques ont construit depuis les années 1970 une sentinelle sanitaire qui, avec la rétrocession de Hong Kong au régime de Pékin, a complètement redéfini l’identité du territoire.
J’ai également une hypothèse d’ordre plus anthropologique, selon laquelle ils se sont emparés de ces virus zoonotiques — c’est-à-dire les virus qui passent les frontières d’espèces, comme la grippe aviaire ou les coronavirus de chauves-souris. Ils s’en sont saisis parce qu’ils avaient une expérience différente de ces zoonoses que les sociétés européennes, qui abattent les animaux et relancent la production alimentaire, avec une forme d’identification compassionnelle aux chauves-souris et aux oiseaux qui transmettent ces virus.
Pour toutes ces raisons, il me semble que l’on peut beaucoup apprendre de la démocratie de Hong Kong, qui a été très maltraitée pendant cette pandémie.
Frédéric Worms, nous avons cinq minutes, mais ce sera largement suffisant pour répondre à la question suivante : comment faire face à la crise ?
J’aimerais insister sur l’importance des sciences humaines. En effet, pour comprendre un fait complexe, il faut tenir compte à la fois des faits scientifiques et des faits biologiques avérés, mais aussi des faits humains, de l’histoire, des représentations, etc. Il faut comprendre scientifiquement la société si l’on veut agir de façon juste en son sein.
Au sein du conseil scientifique, j’avais demandé qu’il y ait une anthropologue et un sociologue des sciences humaines et sociales. J’ai encore en tête les questionnements de certains ministres qui me disaient : « Pourquoi prenez-vous des gens de sciences humaines et sociales ? »
Et pourtant ce sont des faits qui font partie de la santé publique ! La santé publique, c’est précisément la prévention des causes collectives de maladies. Pour les prévenir, il faut aussi des faits sociaux.
Pour boucler la boucle, sans conclure mais en reliant les sujets : je pense que la fin de vie est un sujet extrêmement déchirant et compliqué. Il n’oppose pas seulement des gens bien et d’autres moins bien, des extrêmes et des modérés, mais au contraire des positions éthiques légitimes — dont toutes les multiplicités sont légitimes.
Par exemple, l’éthique médicale veut sauver des vies et empêcher la mort. En même temps, depuis le début de l’éthique médicale, il s’agit de respecter la volonté du patient. C’est la tension même de la bioéthique, qui est totalement légitime.
La force des démocraties, comme l’a montré Claire Thoury en actes dans la Convention, c’est le fait d’articuler ces points de vue et définir des compromis. Il m’est souvent arrivé de dire que, sur la fin de vie, soit on autorise avec des restrictions, soit on interdit avec des dérogations — les dérogations étant déjà parfois ce qui se passe aujourd’hui : des médecins pratiquent l’acte mais sont contents d’être en procès après, car ils montrent pourquoi cette exception d’euthanasie était finalement inévitable dans ce cas précis.
De toute façon, la question sera complexe, avec des limites — et peut-être qu’on va passer de l’autre côté de cette bordure très délicate.
Pour ma part, ce qui m’inquiète aujourd’hui, est qu’on sent venir dans le débat français, poussée par ces éléments de langage complotistes mondiaux, une « complotisation » dans le débat sur la fin de vie. Ce phénomène est angoissant, parce qu’on a l’impression que de nouveau, certains accusent ceux avec lesquels ils ne sont pas d’accord d’être dans un complot pour tout détruire.
Or, on peut avoir des points de vue opposés également légitimes, et il va falloir arbitrer en mettant des restrictions en place. Lorsque j’ai été auditionné à l’Assemblée nationale sur ce sujet, au cours d’une des étapes qu’a évoqué Claire Thoury, j’ai dit qu’il faut des verrous. Certains ont répondu que « les verrous ne tiendront jamais », mais si aucun verrou ne tient, il faut abandonner l’idée même de loi.
Certains ont très peur de ce qu’ils appellent la « pente glissante » — à savoir, si vous autorisez cela, vous ouvrez la porte à bien pire. On peut avoir peur d’une absence de verrou, mais le verrou le plus solide à ce jour reste la loi, qui empêche quand même un certain nombre de choses. Il n’y a pas de magie de la loi, mais il faut la prendre en considération.
Aujourd’hui, nous sommes de nouveau dans une situation d’entre-deux, qui n’est pas seulement celle du débat entre des positions légitimes et opposées, entre lesquelles il faut trancher. On court à nouveau le risque d’une idéologisation du débat, dans lequel il faut diaboliser celui avec lequel on est en désaccord.
Pour ma part, je pense que la démocratie est la seule réponse aux sujets qui divisent les êtres humains, car elle assume cette division et cherche à la réguler pour éviter une guerre civile et fratricide. Ceux qui pensent au contraire que la démocratie est mauvaise et qu’elle aggrave les choses, menacent la vie humaine dans sa nature même.
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