Points clefs
- Après ces élections fédérales, l’AfD d’Alice Weidel est devenu le deuxième plus grand parti d’extrême droite de l’Union en nombre de voix. Il surperforme notamment dans les grands bastions industriels allemands.
- L’étude démographique du vote montre qu’une Grande coalition (« GroKo ») avec le SPD et la CDU/CSU pourrait rencontrer de la jeunesse : moins d’un tiers des moins de 30 ans ont en effet voté pour l’un des deux partis.
- En Allemagne, le clivage gauche-droite se superpose au clivage urbain-rural.
- L’étude des reports de voix révèle une donnée : la très nette droitisation de l’électorat allemand.
1 — Avec 10 millions de voix, l’AfD est le deuxième plus grand parti d’extrême droite de l’Union
Les listes de l’AfD ont obtenu environ 10,3 millions de voix ce dimanche. Il s’agit du meilleur score d’un parti d’extrême droite en Allemagne depuis 1933. Le précédent record de l’AfD, établi en 2017, était de seulement 5,9 millions de voix.
Grâce à cette croissance, l’AfD devient aussi le deuxième parti d’extrême droite en Europe par nombre absolu d’électeurs, juste derrière le Rassemblement national français. Celui-ci comptait 10,7 millions d’électeurs lors des dernières élections législatives de juillet 2024.
2 — Les partis du centre ont largement profité du vote des plus âgés
Les plus de 60 ans représentaient 42 % des électeurs appelés à se prononcer sur la composition du futur Bundestag 1 et 40 % des votants ― leur nombre était ainsi trois fois supérieur à celui des moins de 30 ans (14 % des votants).
Or les plus de 60 ans, comme lors des scrutins précédents, ont aussi été les plus nombreux à soutenir les partis traditionnels de centre-droit (CDU/CSU) et de centre-gauche (SPD). Ce dimanche, les citoyennes et citoyens les plus âgés étaient deux fois plus susceptibles de voter pour l’Union CDU/CSU et trois fois plus susceptibles de voter pour le SPD.
Conséquence de cette situation, un probable gouvernement alliant conservateurs et sociaux-démocrates ne devrait recueillir qu’un taux d’approbation très faible parmi les générations les plus jeunes. Moins d’un tiers des moins de 30 ans ont en effet voté pour l’un de ces deux partis. Les plus jeunes ont davantage plébiscité les partis situés aux marges du spectre politique, le parti Die Linke (gauche radicale) et l’AfD se classant respectivement premier et deuxième chez les 18-24 ans.
Comme dans d’autres États européens dont la France, la compétition électorale tripartite qui prévaut en Allemagne voit la gauche l’emporter chez les plus jeunes, l’extrême droite chez les personnes d’âge moyen et le centre chez les plus âgées.
Un probable gouvernement alliant conservateurs et sociaux-démocrates ne devrait recueillir qu’un taux d’approbation très faible parmi les générations les plus jeunes.
François Hublet
3 — Le gender gap concerne principalement deux partis : la Linke et l’AfD
L’AfD obtient un score supérieur de 6 points auprès des hommes par rapport aux femmes (24 % contre 18 %). Les femmes sont, pour leur part, 1,5 fois plus susceptibles de voter pour la Linke que les hommes (11 % contre 7 %). Pour les autres partis, l’écart est plus modeste, allant d’un à trois points. Cependant, de manière générale, les partis de gauche et de centre-gauche obtiennent davantage de voix parmi les femmes et les partis de centre-droit davantage de voix parmi les hommes.
L’importance du gender gap dépend donc largement des coalitions considérées. Si une « Grande coalition » réunit la même proportion des électorats masculin et féminin (45 %), une hypothétique alliance CDU/CSU-AfD serait plus clivante selon ce même critère, alliant 54 % des hommes mais seulement 45 % des femmes s’étant rendues aux urnes. Dans ce cas, l’intensité du clivage serait similaire à celle observée en 2024 aux États-Unis, où Donald Trump avait obtenu les suffrages de 54 % des hommes et de 45 % des femmes. À ce stade, la pratique de coalitions au centre réduit l’effet d’une telle polarisation sur la formation du gouvernement.
4 — Le niveau d’éducation est le déterminant le plus clivant du vote
Davantage encore que l’âge ou le genre, le niveau d’éducation corrèle très nettement avec le comportement électoral. Deux partis radicalement opposés sur le plan des valeurs sociétales se distinguent dans ce domaine : l’AfD et les Verts. L’AfD est plébiscitée par 29 % des moins diplômés et seulement 13 % des plus diplômés. Au contraire, les Verts obtiennent 18 % des voix des plus diplômés mais seulement 4 % de celles des moins diplômés. Le vote pour Die Linke et pour les libéraux du FDP présente un schéma similaire à celui des Verts, avec un score variant de 5 à 11 % dans le premier cas et de 3 à 5 % dans le second.
Davantage encore que l’âge ou le genre, le niveau d’éducation corrèle très nettement avec le comportement électoral. Deux partis radicalement opposés sur le plan des valeurs sociétales se distinguent dans ce domaine : l’AfD et les Verts.
François Hublet
L’effet du niveau d’éducation est moins fort pour le SPD et la CDU/CSU. Il est cependant significatif : le SPD est plus populaire de 4 points parmi les moins diplômés, la CDU/CSU de 5 points. Si la CDU/CSU se classe en première position et le SPD en troisième position dans les deux groupes, l’identité du second traduit le clivage précédemment décrit : l’AfD talonne la CDU/CSU chez les moins diplômés, les Verts prennent la deuxième place chez les plus diplômés.
5 — Migrations et inquiétudes économiques : les facteurs clefs du vote AfD ?
Si le vote AfD est un vote anti-migrants, ce n’est pas à proprement parler la présence de populations immigrées qui explique le vote AfD. Au contraire, celui-ci est le plus fort là où la population non-allemande est la moins nombreuse, en particulier dans l’Est du pays.
Mais l’AfD a également fait campagne sur les questions économiques, tirant parti des inquiétudes croissantes sur la santé de l’économie allemande, la qualité de ses infrastructures et sa compétitivité. S’il est trop tôt pour estimer précisément l’effet de ces inquiétudes sur le vote, on peut déjà observer que l’AfD a surperformé dans certains bastions industriels. C’est le cas notamment à proximité des plus grandes usines automobiles allemandes : à Dingolfing, plus gros site de production de BMW en Europe, l’AfD a obtenu 32 % des suffrages, contre seulement 19 % à l’échelle de la Bavière. La ville compte 20 000 habitants et autant d’emplois dans l’automobile.
6 — Le clivage droite-gauche se superpose au clivage urbain-rural
Exception faite du FDP, traditionnellement urbain, le clivage entre droite et gauche s’est largement superposé au clivage entre villes et campagnes lors de cette élection. Les 10 circonscriptions les plus à gauche sont toutes situées à Berlin, Hambourg, Francfort et Munich. Les 10 circonscriptions les plus à droite se trouvent au contraire dans des zones très peu denses, dans le Mecklenburg, en Rhénanie-Palatinat, dans le Brandebourg et en Bavière.
Ces différences ne doivent cependant pas être essentialisées comme résultant de l’effet d’un « milieu urbain » ou d’un « milieu rural » : villes et campagnes présentent des compositions socio-démographiques très différentes qui peuvent expliquer ces écarts.
7 — Trente ans après la réunification, Ouest et Est s’opposent toujours
Dans l’essentiel de l’Allemagne de l’Ouest et du Sud, la « Grande coalition » entre CDU/CSU et SPD est majoritaire. Dans les villes dont Berlin, c’est aussi le cas de la gauche. Au contraire, dans l’essentiel des région de l’Est, les scores très élevés de l’AfD, de la Linke et de l’Alliance Sahra-Wagenknecht (BSW) créent une situation de blocage : si seules ces régions votaient, ils n’existeraient tout simplement aucune majorité de gouvernement viable. Dans les régions de Bautzen, Pirna et Görlitz (Saxe), l’AfD a même frôlé les 50 % des voix à l’unique tour de scrutin.
Ici aussi, les différences de structure entre les populations des deux zones peuvent expliquer une part de cette divergence. Mais la perception d’un Est délaissé par l’establishment berlinois et entretenant un rapport ambigu à la Russie a aussi joué un rôle dans la communication de l’AfD et du BSW.
Dans l’essentiel des région de l’Est, les scores très élevés de l’AfD, de la Linke et de l’Alliance Sahra-Wagenknecht (BSW) créent une situation de blocage : si seules ces régions votaient, ils n’existeraient tout simplement aucune majorité de gouvernement viable.
François Hublet
8 — Les transferts de voix trahissent une droitisation nette de l’électorat allemand
Selon les sondages « jour de vote » réalisés par Infratest Dimap, la CDU/CSU a principalement bénéficié de reports nets de voix du SPD (1,7 millions) et du FDP (1,4 millions).
L’AfD, de son côté, a attiré 1,8 millions d’abstentionnistes, 1 millions d’anciens électeurs de la CDU/CSU, environ 890 000 anciens électeurs libéraux et 720 000 anciens électeurs du SPD. Les électeurs perdus par les Verts sont principalement allés à la Linke (flux net de 700 000 personnes) et à la CDU/CSU (460 000).
Ces flux traduisent un déplacement très net de l’électorat vers la droite selon un principe de vases communicants : transferts de la coalition de centre-gauche sortante (Verts, SPD, FDP) vers la CDU/CSU, de la CDU/CSU vers l’AfD et de la gauche classique (SPD, Linke) vers une gauche nationaliste (BSW). Seul phénomène inverse, certains anciens électeurs des Verts se sont reportés vers la Linke, tandis qu’une petite proportion d’électeurs libéraux et sociaux-démocrates ont choisi les Verts.
9 — La Grande coalition, un best-case scenario qui s’est joué à 13 000 voix près
À l’annonce des premières projections, la possibilité d’un gouvernement de deux partis n’était pas acquise. Si les libéraux du FDP ou la gauche nationaliste de Sahra Wagenknecht (BSW) étaient entrés au parlement, la formation d’une majorité parlementaire aurait nécessité l’ajout d’un troisième partenaire. Si seul le FDP avait franchi la barre des 5 %, un accord avec la CDU et le SPD aurait sans doute été négociable. En revanche, avec le BSW au-dessus de cette barre, la CDU/CSU aurait dû négocier un accord l’associant simultanément au SPD et aux Verts. L’hypothétique alliance de trois partis, si elle avait vu le jour, aurait alors dû faire face au Bundestag à une opposition réduite à l’AfD, au BSW et à la gauche radicale.
Pour 13 000 voix, l’Allemagne aurait pu basculer du scénario le plus simple au scénario le plus difficile en termes de négociations de coalition.
François Hublet
Ce scénario a finalement été évité — à seulement 13 000 voix près (0,03 %). Entre minuit et une heure du matin, le parti de Sahra Wagenknecht a oscillé autour de la barre des 5 %, avant de s’établir légèrement en dessous. Le parti a depuis annoncé qu’il tenterait de contester le résultat de l’élection devant la justice.
Cette fébrilité autour du score du BSW traduit l’instabilité qui se cache derrière le retour de la « GroKo » : pour 13 000 voix, l’Allemagne aurait pu basculer du scénario le plus simple au scénario le plus difficile en termes de négociations de coalition. Du reste, même dans la configuration actuelle, l’absence d’alternative pourrait se révéler piégeuse : si des désaccords persistants ou un vote contraire de la base du SPD venait à empêcher la Grande coalition de voir le jour, aucune autre solution ne serait disponible, hormis celle, taboue au niveau fédéral, d’une alliance associant la CDU et l’extrême droite.
10 — Un cordon sanitaire aux airs de forteresse assiégée
Parmi les États-membres de l’Union européenne, seuls sept, dont l’Allemagne et la France, n’ont jamais connu de participation gouvernementale d’un parti situé à la droite du PPE. L’Allemagne est sans doute, parmi ces pays, celui dans lequel le cordon sanitaire est le plus fortement institutionnalisé et ancré dans la culture politique. L’AfD, contrairement au RN français, n’a jamais obtenu de postes au bureau du Bundestag, et le lancement d’une procédure pouvant aboutir à son interdiction était de nouveau à l’ordre du jour fin janvier.
Depuis que Friedrich Merz a accepté les voix de l’AfD au Bundestag pour faire voter une motion sur l’immigration, le doute plane cependant sur ses intentions.
Depuis, le futur chancelier n’a cessé de répéter qu’il n’envisageait pas de coalition avec l’AfD. En novembre 2024 pourtant, il avait aussi promis de ne tolérer aucune majorité de circonstance avec l’extrême droite — engagement qu’il a par la suite rompu.
Désormais deuxième parti d’Allemagne, profitant de la droitisation du paysage politique et des doutes sur la santé économique du pays, l’AfD bénéficie d’une tendance favorable dans l’opinion. À moyen terme, elle fait face à des partis centristes vieillissants et à une nouvelle gauche (Verts et Linke) dynamique, mais dont les propositions polarisent. Elle se nourrit de l’opposition à l’immigration mais prospère principalement dans les zones de faible migration. Le BSW, qui jouait à plusieurs titres pour l’AfD un rôle de spoiler party, fait face à un avenir incertain. Dans ce contexte, il n’est guère plausible que ses scores de l’AfD décroissent d’eux-mêmes dans un avenir proche.
Si l’on admet que l’AfD se maintiendra à ce niveau sur le long terme, les conséquences pour la conduite de la politique allemande sont drastiques : pour maintenir le cordon sanitaire, les options pour former un gouvernement se réduisent. Faudra-t-il aller jusqu’à renoncer à la perspective d’une alternance politique ? L’Allemagne, qui a déjà une longue expérience des grandes coalitions et fait face à une AfD particulièrement radicale, n’est pas la moins bien dotée pour y parvenir. Pour autant, les conséquences du basculement de ce dimanche ne doivent pas être sous-estimées. Si elle tire un trait électoral sur le merkelisme, l’élection au Bundestag de 2025 en réaffirme paradoxalement l’une des devises fondatrices : plus que jamais, le centre est sans alternative. Mais le consensus, naguère un choix, est devenu aujourd’hui une contrainte.
La Brandmauer, ce « mur pare-feu » érigé contre l’AfD et qu’on traduit en français par « cordon sanitaire » est désormais assiégé.
Sources
- Demografie und Bundestagswahl : Die Macht der Älteren, 9 février 2025.