« La révolution est terminée, il faut construire un État » : Ahmad al-Charaa et l’avenir de la Syrie

« Ils se sont contentés de s'emparer de terres ; nous avons conquis la population — c'est cela la vraie victoire. »

Le nouveau maître de Damas veut être un anti-Bachar. Dans un contre-portrait où il se met en scène, il déroule une stratégie : finir la révolution, bâtir un État.

Nous traduisons le plan d’al-Charaa pour l’avenir de la Syrie.

Auteur
Aghiad Ghanem
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© SANA via AP

Dans un entretien avec le réalisateur Joe Hattab, Ahmad al-Charaa a prononcé un discours qui permet de comprendre sa vision de la Syrie de demain. 

Sur un ton chaleureux et enthousiaste, il se positionne comme le parfait opposé de Bachar el-Assad : aussi empathique que Bachar était cruel, ouvert aux minorités contre le nationalisme ethnique du régime précédent, favorable à la justice contre l’arbitraire du pouvoir oppressif, désireux d’un retour des réfugiés syriens quand Bachar el-Assad se réjouissait de leur départ qui rendait le pays plus homogène… 

Ce contre-portrait a pour objectif de rassurer à la fois la population syrienne et la communauté internationale des intentions positives de ce leader pourtant issu des rangs djihadistes de l’organisation meurtrière Front al-Nostra. Dans un récit triomphant, il exprime la fierté d’un peuple syrien redevenu libre : « je vois des gens qui, après avoir planté des tentes sur leurs terres, ont l’impression d’avoir le monde entre leurs mains ». Surtout, il développe l’idée que la révolution syrienne est terminée et qu’il est désormais nécessaire de développer une « mentalité d’état » qu’il inscrit dans le temps très long de l’historien syrienne : « la Syrie a été construite pendant 7 000 ans », intégrant le passé pré-islamique dans sa définition de la nation syrienne à venir. 

Enfin, il préconise le refus de la vengeance contre ceux qui ont travaillé au sein du pouvoir de Bachar el-Assad, à l’exception des bourreaux et tortionnaires, et plaide pour une amnistie générale. Les difficultés nombreuses qui attendent le nouveau pouvoir syrien — les forces pro-régimes alaouites encore actives, la gestion des institutions préexistantes de l’État qui font l’objet d’une défiance, les dissensions internes à la population, les difficultés économiques, le retour potentiel de millions de réfugiés — n’apparaissent dans ce discours dont l’optimisme détonne dans le contexte régional et international.

Après une longue lutte, 14 ans de révolution, ou 21 ans pour moi personnellement, le sentiment le plus fort qui efface toute la fatigue de ces années est de voir un homme retrouver sa mère après 14 ans, ou quelqu’un qui retrouve son frère après 10 ans, ou d’autres qui se retrouvent après 8 ans. Beaucoup de vidéos circulent, où l’on voit des gens pleurer de joie. Les familles ont été déchirées, mais aujourd’hui, elles se retrouvent. C’est pour cela que les gens sont heureux. C’est comme s’ils étaient sortis d’une prison où les visites n’existaient pas. Les rues sont une fête. Tout le monde est heureux, tout le monde se promène. 

Ces premières lignes font bien ressortir la teneur du discours d’Ahmad al-Charaa à l’égard des Syriens, empreint d’empathie. Il mentionne bien sûr les images bouleversantes de la libération des prisons du régime, en particulier la redoutable prison de Sednaya, symbole de la chute du régime des Assad le 8 décembre. Il marque ici un différentiel très fort avec Bachar al-Assad, dont il dessine le contre-portrait autant sur le fond, lorsqu’il dénonce l’arbitraire et la violence du régime, que dans l’attitude. Le ton posé et bienveillant tranchant complètement avec, par exemple, les images d’un Bachar al-Assad souriant et déconnecté au milieu des victimes et des décombres du tremblement de terre de février 2023. Cette apparente bienveillance est critique pour l’image du leader islamiste, autour duquel de fortes interrogations demeurent en Syrie, compte tenu notamment de son parcours djihadiste, qui l’avait notamment mené jusqu’à la tête du très meurtrier Front al-Nosra, affilié à al Qaeda, en 2012.

Savez-vous à quel point il est difficile d’être chassé de chez soi par la force ? Par nature, l’homme a un instinct de possession. L’être humain a un désir inné de propriété. Mais ils ont pris les maisons des gens, les ont forcés à partir avec rien d’autre que leurs vêtements et les ont envoyés à Idlib ou dans un camp de réfugiés en Jordanie ou au Liban — des pays déjà en proie à des difficultés économiques, et qui sont encore plus accablés par ces crises.  Puis un demi-million a été envoyé en Turquie, d’autres ont traversé la mer, se sont noyés, y compris des femmes et des enfants. Ils sont arrivés dans des pays où les gens peuvent ou non les accueillir, les enfermer dans des camps, leur donner des cartes d’identité et recueillir leurs empreintes digitales. Et ça ne s’arrête pas là. Dans certains pays, leurs camps ont été incendiés — ces images sont déchirantes. 

Ahmad al-Charaa nourrit son récit de manière empathique, évoquant cette fois-ci le drame des réfugiés, fuyant la répression et la guerre dès l’été 2011, principalement vers la Turquie, le Liban et la Jordanie.  Là-encore, le décalage avec Bachar al-Assad est flagrant, lui qui, dans un discours de 2017, vantait une société syrienne « plus homogène », remarque particulièrement cynique dans le contexte d’une guerre aux 6 millions de réfugiés à l’extérieur du pays, 6 à 7 millions de déplacés intérieurs et 500 000 morts.

Vous pouvez désormais dire à ces gens : « vos terres ont été restaurées, votre pays vous est rendu ». C’est vrai qu’il est détruit, mais je vois des gens qui, après avoir planté des tentes sur leurs terres, ont l’impression d’avoir le monde entre leurs mains. Je suis certain que d’ici deux ans, les Syriens en exil, les 15 millions de Syriens déplacés, reviendront. Je pense que seulement un million ou 1,5 million d’entre eux resteront à l’étranger. Les gens reviendront. 

L’enjeu du retour des réfugiés est central, d’un point tant humanitaire que politique. Dans la Syrie post-guerre de Bachar el-Assad, les réfugiés étaient inexistants, tant matériellement que symboliquement. Le narratif dominant à leur égard était celui de la traîtrise et de la défection.  Bachar avait fait de leur non-retour une question de survie pour son régime, au point de refuser la main tendue de la Turquie à l’été de 2024. À ce sujet, Ahmad al-Charaa rencontre, lui, les exigences du pouvoir turc et du président Recep Tayyip Erdogan, qui souhaite renvoyer des réfugiés vers la Syrie pour y étendre son influence mais aussi pour satisfaire le sentiment anti-réfugiés syriens grandissant en Turquie.

Ce qui est encore mieux, c’est que, lorsque nous avons pris le contrôle de zones militaires, leurs habitants n’ont pas fui. Au contraire, les gens s’y sont installés. Personne n’a fui ces zones. Pas un seul musulman, chrétien, kurde, alaouite ou druze. Les habitants sont restés. Notre lutte a été marquée par la miséricorde et la réunification des familles, alors comment les gens pourraient-ils ne pas être heureux ? 

Certaines organisations et personnes à Idlib nous demandaient de commencer les efforts de reconstruction sur place alors qu’un tiers des habitants d’Idlib vivaient dans des tentes, un autre tiers dans des maisons louées, et seulement le dernier tiers était composé de locaux. Je leur disais que la Syrie a été construite sur 7 000 ans et que la construction est un processus cumulatif. Lorsque vous enlevez quelqu’un, vous le ramenez à la case départ. Ils n’ont rien d’autre que leurs vêtements. Ils doivent donc reconstruire leur vie à partir de zéro, si tant est qu’ils aient suffisamment de force pour recommencer. 

Ahmad al-Charaa loue ici la pluralité des civilisations traversant l’histoire syrienne, remontant au-delà de la période islamique. Ce propos n’est pas anodin, il nourrit le narratif d’inclusion qu’Ahmad al-Charaa tente de construire, dirigé notamment vers les minorités. Ce sujet est l’un des plus critiques dans la transition en cours. S’il est vrai qu’une majorité des populations, y compris chrétiennes, druzes ou alaouites, est restée à Alep, Hama ou Homs après leur conquête par HTC, les témoignages font état de débordements par les factions sur le terrain. L’un des exemples les plus récents : une intervention violente des hommes d’HTC dans la ville alaouite de Demsarkho, dans le Nord-Ouest, faisant deux blessés le 18 janvier. Le cas des alaouites est particulièrement sensible compte tenu de leur association supposée avec le régime des Assad, de la résistance de certains anciens responsables du régime, et de la nuisance des milices pro-Assad toujours actives. Les revendications d’autonomie des populations kurdes sont un autre sujet, surtout au vu de l’opposition à celles-ci de l’allier turc d’al-Charaa.

Le problème, c’est que le régime précédent a fait du peuple son ennemi. Il avait constamment peur du peuple. Ils ont donc conçu toutes leurs institutions pour piéger le peuple. Leur conception de l’autorité impliquait de contrôler tous les aspects de la vie d’une personne, puis l’utiliser à leur profit. Dans certains pays, les gouvernements contrôlent leur population, mais de manière intelligente. Ils fournissent des outils pour les guider, éduquent le public et façonnent une idéologie pour créer des convictions spécifiques. Ainsi, l’opinion publique est parfois guidée, dans les pays modernes et développés également. 

Mais ici, le régime contrôlait la vie quotidienne des gens, en utilisant les forces de sécurité, la torture, les meurtres et l’intimidation. Cette méthode de contrôle est efficace, mais les gens suivent les règles par peur et non par conviction. C’est la raison pour laquelle ils se réjouissent de la chute du régime.

Ahmad al-Charaa fait référence aux instruments de contrôle construits par le régime des Assad, d’abord par le père Hafez, puis le fils Bachar. Parmi ces outils, l’appareil de sécurité, tenu notamment, historiquement, par des membres de la famille Assad, à l’image de Rifaat, frère de Hafez, ou Maher, frère de Bachar. Les sections de la sécurité (‘amn) politique et militaire, et bien sûr les très larges services de renseignement (mukhabarat) sont particulièrement redoutés. Le régime contrôle également des segments entiers de population par leur enrôlement dans le parti Baas, dans l’armée, ou encore dans l’énorme bureaucratie syrienne.

Bien sûr, je ne soutiens pas ceux qui disent « ces gens ne sont que des suiveurs » (rires). 

Cette remarque et les rires qu’elle suscite font référence à l’étonnement de certains face au revirement apparent de position au sein de la population, du soutien des Assad vers la célébration du nouveau pouvoir. À ceux qui dénoncent des « suiveurs », Ahmad al-Charaa répond qu’il s’agit plutôt d’un contexte d’oppression qui se lève, et laisse enfin les gens s’exprimer librement sur leur ressentiment à l’égard des Assad.

J’essaie de rester de bonne foi et de me dire que certaines personnes ont été exposées à la propagande antirévolutionnaire pendant des années, pendant près de 35 ans. Ils ont été soumis à une propagande contre certaines sectes. On leur a dit que si ces gens gouvernaient, ils les tueraient. Cette propagande, largement financée par le régime, s’est effondrée en 11 jours seulement. Elle s’est effondrée parce que les gens sont plus influencés par la réalité et les faits que par les mots, n’est-ce pas ? 

En plus des mécanismes de contrôle, de répression et de clientèle, le régime des Assad a beaucoup usé de narratifs de peur, pour aligner derrière lui les minorités — alaouite, chrétiennes ou encore druze — et plus généralement la population urbanisée et sécularisée, contre la menace islamiste. Ces discours sont particulièrement performants durant le conflit des années 1978-1982, qui oppose le régime aux militants frères musulmans, jusqu’au massacre de Hama en 1982. En 2011, Bachar el-Assad tente également de disqualifier les soulèvements en brandissant dès le départ la menace islamiste.

C’est ce qu’on appelle transmettre des idées par des actions. 

Lorsque vous mettez en pratique vos convictions morales, vous pouvez influencer les gens davantage qu’en les prêchant. Si vous prêchez la morale sans la mettre en pratique, vos mots seront vides de sens. Les bonnes actions affectent les gens bien plus que les discours. Les bonnes actions sont pratiques et tangibles — pas les mots.

Depuis l’assaut vers Damas et la chute du pouvoir des Assad, Ahmad al-Charaa utilise des décisions fortes, marquantes, pour affirmer son passage d’une logique révolutionnaire à celle d’une transition pacifique. Parmi ces décisions, celles de préserver le Premier ministre de l’ancien régime durant les premières 48h suivant sa chute, ou encore celle d’accorder l’amnistie aux conscrits de l’armée syrienne.

Si nous voulons maintenir ce succès il nous faut rester prudent et vigilant. Il ne faut pas se sentir trop en sécurité, car le danger émerge souvent d’une situation sécurisée. Les personnes qui travaillent dans les affaires publiques et les dirigeants en général doivent toujours être prudents. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une prudence excessive qui conduirait au doute et à la remise en question, mais d’une prudence qui encourage à travailler plus dur et à donner davantage. Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nombreux défis à l’intérieur du pays. Nous devons établir des relations politiques stables. Nous devons accorder une attention particulière aux affaires intérieures afin que les gens puissent vivre ensemble en paix, s’aimer et se faire confiance. C’est un défi extrêmement important.

Heureusement, la mentalité revancharde ne fait pas partie du caractère syrien. Tout au long de cette grande bataille, la devise était : « Seigneur, accorde-nous une victoire sans vengeance », parce qu’un esprit de vengeance ne peut pas construire. 

Plusieurs séquences ont, depuis la chute de Bachar el-Assad, laissé entrevoir des risques d’embrasement. Un exemple est celui de la découverte le 25 décembre de l’incendie criminel du sanctuaire d’al-Khasibi, principale figure historique alaouite, au moment de la prise d’Alep par HTC quelques semaines plus tôt. À la suite de fortes mobilisations, des appels au calme et à l’unité contre la sédition (fitna) émergent sur les réseaux sociaux, venant de toutes les communautés. Il existe une forme de disjonction entre le discours d’al-Charaa, très conciliant, et les attitudes de certaines factions islamistes sur le terrain, multipliant abus et humiliations contre les alaouites, tant du fait de leur statut « d’apostats » dans l’idéologie islamiste, que de leur complicité supposée avec le régime des Assad.

Nous avons rencontré de nombreux problèmes. Il y a une crise généralisée. Il n’est pas possible d’obtenir une justice immédiate, sauf dans les cas évidents et graves. Dans les grandes batailles, le droit à la vengeance a été abandonné, sauf dans des cas comme ceux des responsables de la prison de Sednaya, les chefs des services de sécurité qui ont torturé des gens, les pilotes qui ont effectué des raids, ceux qui ont largué des bombes sur des civils et ceux qui ont commis des massacres. Néanmoins, la justice doit être rendue par le système judiciaire et selon la loi, devant les tribunaux, et non par des individus. Nous devons respecter la loi. Si nous ne la respectons pas, c’est la loi de la jungle qui prévaudra. Si la justice est rendue selon la loi, le droit de chacun est préservé. Car lorsque l’auteur de l’infraction est emprisonné, il conserve tout de même certains droits. Mais si on laisse la place à la vengeance, c’est la loi de la jungle qui prévaut. Bien sûr, la vie réelle n’est pas parfaite, quelques incidents se sont produits en marge, mais ils sont minimes et leur nombre se réduit de jour en jour, au fur et à mesure que le contrôle de sécurité s’améliore. 

Nous comptons également sur la prise de conscience et le bon jugement de la communauté. Je les comprends profondément en raison de la pression qu’ils ont subie pendant plus de cinquante ans. Les gens sont influencés par la manière dont ils sont gouvernés. Nous parlons de générations entières — environ six générations ont vécu sous ce régime. Il n’y a donc pas de baguette magique pour résoudre ces problèmes. La situation exige de la patience et une stratégie à long terme dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur, des relations sociales, du discours religieux, des plateformes culturelles et des médias, à tous les niveaux. Les gens avaient l’habitude de vivre dans la méfiance et la peur les uns des autres. Ils disaient : « Fais attention, quelqu’un pourrait t’entendre et te dénoncer ». Voilà à quoi ressemblait la vie d’un citoyen syrien, sans compter la corruption. 

Les sujets religieux et culturels, y compris dans l’éducation, sont parmi les premiers à avoir été abordés par le nouveau pouvoir. D’une part, il s’agit de répondre à une urgence symbolique : que faire d’un programme scolaire construit autour de la glorification de l’ancien régime, en particulier au sein des cours d’histoire et de « nationalisme » dès l’école primaire ?  D’autre part, le nouveau gouvernement, à travers certaines positions polémiques — par exemple à propos de la présence de la théorie de l’évolution dans les programmes scolaires — poursuit des débats déjà engagés avant la chute du régime, entre les élites politiques séculaires et les élites musulmanes conservatrices. La question des droits des femmes est également au cœur des controverses, tant du fait des décisions prises par le pouvoir, que dans les interactions quotidiennes avec des hommes d’HTC sur le terrain.

Aujourd’hui, les gens peuvent à nouveau se faire confiance. Chacun peut exprimer librement son opinion, à condition de ne pas enfreindre la loi, de ne pas endommager les biens publics et de ne pas perturber la vie sociale. Aujourd’hui, la Syrie connaît une grande harmonie sociale, susceptible de créer une nouvelle vie, que les gens n’ont pas connue depuis près de 50 ans. Ils en feront l’expérience pour la première fois, en vivant ensemble avec amour. 

La première chose que nous avons faite, c’est d’annoncer l’amnistie depuis le début de la révolution et cette amnistie a beaucoup aidé les gens. Maintenant que nous avons gagné, nous ne pouvons pas arrêter les gens de façon arbitraire, parce que nous devons maintenir notre crédibilité. Nous avons donné notre parole aux gens et nous ne pouvons pas revenir dessus. Si nous ne l’avions pas respectée, les gens auraient été accablés. La politique d’amnistie pendant la bataille a eu un impact positif et a permis d’éviter de nombreuses effusions de sang. Maintenant que Dieu nous a donné la victoire, nous ne pouvons pas commencer à verser du sang et à arrêter des gens, car cela détruirait notre crédibilité. Nous devons trouver un équilibre entre les droits individuels et l’amnistie générale. L’amnistie doit être globale. 

Dieu merci, il nous a accordé la victoire à moindre coût et c’est la plus grande forme de victoire. Qu’aurions-nous gagné si nous avions gagné mais que Damas et Alep avaient été détruites ? Le régime est entré dans Khan Shaykhoun et Maarat al-Numan, mais elles sont restées vides après avoir été complètement détruites, les transformant en villes inhabitables. Peut-on appeler cela une victoire ? Non, ils se sont contentés de s’emparer de terres, tandis que nous avons conquis la population — et c’est cela la vraie victoire. La victoire consiste à obtenir de grands résultats avec un minimum de pertes. Il est donc inacceptable de tromper les gens en annonçant une amnistie puis leur faire rendre compte.

Nous devons reconnaître que Dieu nous a honorés et que nous devons maintenir notre intégrité morale. Un autre point important est que nous devons avoir des priorités claires lors de la construction du nouveau pays. Quelles sont ces priorités ? La priorité est de construire des institutions qui permettent d’atteindre un niveau de justice élémentaire entre les gens et d’empêcher que les erreurs ne se répètent. Nous devons construire le pays correctement. Si les revendications de droits personnels entravent ce processus, je dirais que la construction du pays est prioritaire. Nous devons laisser les gens respirer pendant un certain temps, reconstruire le pays ensemble et donner la priorité au pardon, sauf pour ceux qui ont commis des crimes systématiques et organisés, comme ceux qui ont perpétré le massacre de Houla, ceux qui ont violé des femmes, torturé des détenus ou commis d’autres crimes encore. Ces personnes-là sont exclues. Par ailleurs, ces individus ne sont pas rentrés chez eux, ils n’ont pas accepté l’amnistie. Ils se sont enfuis dès que nous les avons trouvés. Je ne me considère donc pas moralement tenu envers eux. Quant aux autres, ils ne peuvent pas se faire justice eux-mêmes. Il existe des tribunaux, un pouvoir judiciaire et des lois. Des plaintes peuvent être déposées. Si l’accusé faisait partie des personnes incluses dans la guerre, notre devoir moral, religieux et logique est de dire que nous n’avons plus rien à réclamer à cette personne. Lorsque les gens disent que nous avons négligé le droit à la vengeance, je réponds : « Nous vous avons rendu toute la Syrie. Nous vous avons rendu le plus grand des droits ».

Cette partie du discours touche à la justice transitionnelle. Au moment de prendre Damas et la côte syrienne — ancien « bastion » du régime — les soldats d’HTC et de ses groupes alliés recherchaient les complices du régime des Assad, fouillant les maisons et, du fait d’informations parfois inexactes ou approximatives, commettaient certains abus. Dans les jours suivants la chute du régime, Ahmad al-Charaa et les troupes d’HTC ont dû faire face aux personnalités de l’ancien régime refusant de se rendre, à l’image de Mohamed Kanjo Hassan, chef de la justice militaire, dont l’arrestation près de Tartous le 26 décembre a causé 21 morts. Le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, a été reçu par Ahmad al-Charaa le 17 janvier à Damas. 

Le nom de Damas est revenu au premier plan. Aujourd’hui, les médias disent « la Syrie dit ceci et cela », Damas est revenue sur la scène internationale. Nous avons repositionné un pays qui, autrefois, était une nuisance pour le monde entier. Mais aujourd’hui, nous avons restauré les fondements de cette civilisation et lui avons redonné sa place stratégique, politique, économique et sociale. Il ne faut donc pas gâcher cette grande opportunité pour se venger. Je dois protéger les droits de chacun, même si cela doit me coûter la vie. Je n’ai jamais évité de rendre justice à qui que ce soit au cours de ma vie — parfois à mes dépens.

Mais aujourd’hui, notre priorité doit être d’adopter une mentalité d’État. La mentalité de l’État doit prévaloir. Une mentalité révolutionnaire ne peut pas construire un pays. La révolution est caractérisée par l’agitation et le comportement réactionnaire, ce qui peut fonctionner pour renverser un régime, mais ne convient pas pour en construire un.

Ce passage a retenu l’attention de l’opinion sur les réseaux sociaux. La transition politique qui doit durer 4 années d’après Ahmad al-Charaa, pose plusieurs défis. L’un des défis principaux consiste dans la gestion des institutions préexistantes de l’État qui font l’objet d’une défiance, au vu de leur imbrication avec le parti Baas. Aujourd’hui, Ahmad al-Charaa gouverne principalement avec ses proches, déjà avec lui à Idleb, et construit progressivement des relais de l’État, avec des personnalités issues des élites locales.

C’est pourquoi je dis aujourd’hui que, pour nous, la révolution est terminée. C’est une partie de notre histoire que nous chérissons et célébrons, mais nous ne devrions pas conserver cette mentalité dans la phase suivante. Imaginez que vous essayiez de construire le pays en pensant en termes de factions. Cela ne fonctionnerait pas. Le pays doit donc se doter d’institutions, d’un président, d’un parlement, d’un gouvernement exécutif et de plans stratégiques. Nous devons avoir des stratégies à court terme, à moyen terme et à long terme. Nous devons nous fixer des objectifs et déterminer comment les atteindre, par exemple en développant l’infrastructure économique, l’éducation, les soins de santé, les télécommunications et l’innovation. Nous devons rattraper le monde en quelques années. Si Dieu le veut, le passeport syrien aura de nouveau une valeur dans quelques années. 

Voir des gens se bousculer pour obtenir un passeport et constater à quel point ils étaient mal traités dans les aéroports était l’une des choses qui me peinait le plus. Les Syriens se sentaient inférieurs aux autres nationalités, car la force d’un citoyen est celle de son pays. Or notre pays était gangrené par la corruption et l’oppression. C’était un pays sans poids dans le monde. Pour la première fois, je sens que le monde nous respecte. Les Syriens du monde entier sont fiers aujourd’hui.

D’après l’indice de passeport Henley, le passeport syrien est aujourd’hui l’un des moins avantagés, donnant accès à seulement 9 pays sans visa. Le nouveau commandement syrien continue de recevoir les délégations internationales à Damas, tandis que le ministre des Affaires étrangères, Asaad al-Shibani, se trouvait la semaine dernière à Davos pour le Forum économique mondial.

Ces cent dernières années, les guerres d’opprimés avaient rarement abouti. La solidarité arabe est aujourd’hui largement répandue. Nous avons écrit un nouveau chapitre de l’histoire. Nous avons mené une guerre d’opprimés sans ressources, et pourtant nous avons réussi à récupérer nos droits, parce que le droit est bien plus fort que le mensonge. La justice elle-même est une force qui vous pousse à aller de l’avant. Il suffit de travailler correctement sur soi, de prendre les bonnes mesures et de faire confiance à Dieu, à condition d’être du côté de la vérité. Et il faut être sage, car parfois, même les personnes justes peuvent être imprudentes. Nous devons être justes et sages. Vous devez également comprendre le sens du leadership, qui consiste à savoir quand agir et quand s’abstenir.

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