Vous avez été plusieurs millions à suivre les législatives grâce aux analyses de la revue. Ce travail a un coût. Si vous pensez qu’il mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de vous abonner au Grand Continent

1 — Les désistements ont été le tournant de l’élection

Le scénario central de ces élections législatives a basculé à partir de la publication des résultats du premier tour et en particulier à partir du moment où un appel très clair au front républicain a commencé à prendre forme, d’abord de la part des dirigeants du Nouveau Front populaire, mais aussi — même si c’était un peu plus confus au début — de la majorité présidentielle, en particulier de Gabriel Attal, et dans une moindre mesure d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe.

Cet appel au soir du premier tour, avec les désistements qui ont suivi visant à éviter les triangulaires, a été le véritable tournant de cette élection. Nous avions le dimanche passé 306 triangulaires. Si cette configuration avait été maintenue, tout laisse à penser que le RN aurait pu avoir une majorité relative forte voire même s’approcher de la majorité absolue. La mécanique électorale a fonctionné parce que le passage de la triangulaire au duel l’a très souvent mis en minorité. Dans une élection de type législative britannique — avec plusieurs listes où le « premier prend tout » —, cette majorité relative au soir du premier tour aurait pu lui permettre de l’emporter.

Dès lundi 1er juillet, les premières études que nous avions réalisées avec Cluster 17 montraient clairement que le vote de barrage commençait à s’installer dans l’électorat. Il s’est renforcé tout au long de la semaine avec une amélioration des reports de voix des électeurs de gauche sur Ensemble et des électeurs d’Ensemble sur la gauche. Ce weekend, plus des deux tiers des électeurs du Nouveau Front populaire du premier tour étaient prêts à voter pour un candidat Ensemble dans un duel contre le Rassemblement National. Il s’agit d’un niveau très élevé. Du côté de l’électorat Ensemble, le report était un peu moins net mais le taux a tout de même atteint presque un sur deux en fin de semaine.

Le RN est encore un peu plus bas que ce qu’on pouvait imaginer, prouvant que la dynamique de participation n’a fait que s’amplifier jusqu’à la fermeture des bureaux de vote.

Jean-Yves Dormagen

Le dernier élément d’incertitude concernait la participation : si elle était élevée, une dynamique très défavorable au RN s’installait car le parti n’avait pas de réserve de voix — à part un peu, peut-être, dans l’abstention. Mais même l’électorat des Républicains ne se reporte pas bien sur lui, sauf dans des duels contre la gauche. L’abstention aurait signifié que les électeurs de la majorité s’abstenaient beaucoup quand on leur proposait un candidat NFP ou que les électeurs de gauche s’abstenaient quand on leur proposait un candidat Ensemble. Ce n’est pas ce qui s’est passé dimanche 7 juillet, où nous avons assisté, au contraire, à une participation record. Résultat : le RN est encore un peu plus bas que ce qu’on pouvait imaginer, prouvant que cette dynamique n’a fait que s’amplifier jusqu’à la fermeture des bureaux de vote.

2 — Une coalition électorale plutôt qu’un front républicain

Le résultat de ce second tour repose essentiellement sur le rejet du RN : il s’agit d’un vote de barrage au sens très fort et littéral du terme. Ces trois dernières semaines, nous avons mené des enquêtes sur l’électorat à partir d’une note de 0 à 10 sur la peur de voir le RN arriver au pouvoir : cette note était, sans surprise, très élevée à gauche mais aussi parmi les électeurs modérés et du centre. 

C’est sur la base de cette peur que ces électorats ont convergé dans les urnes pour faire barrage. Il n’existe plus vraiment, pour autant, de « front républicain » — au sens où ce terme pouvait être entendu il y a vingt ans — allant de la droite à la gauche radicale. En 2024, s’est plutôt constituée une coalition électorale de barrage plus faible, plus incertaine, allant de l’électorat de gauche jusqu’à une partie des modérés.

Il faudra étudier de près les résultats publiés par le ministère de l’Intérieur, mais il est fort probable que beaucoup de circonscriptions ont été décidées à quelques points d’écart seulement. La lecture des résultats ne doit donc pas être trompeuse : le Rassemblement national est, en réalité, plus fort qu’avant ; seulement, il n’arrive toujours pas à s’imposer au majoritaire en duel parce qu’il reste encore minoritaire dans le pays.

En 2024 s’est constituée une coalition électorale de barrage plus faible, plus incertaine, allant de l’électorat de gauche jusqu’à une partie des modérés.

Jean-Yves Dormagen

3 — Une recomposition à gauche par rapport à 2022 : la fin de l’hégémonie LFI

On remarque aussi un rééquilibrage et une reconfiguration des rapports de force au sein de la gauche.

L’étude des reports de voix au second tour montreront s’ils ont mieux profité aux candidats du Front populaire socialistes et écologistes qu’à ceux de la France insoumise ou non. Mais selon les estimations disponibles à ce stade, il semble y avoir un rééquilibrage : la France insoumise n’occupe plus une position aussi dominante que celle qui était la sienne avec la NUPES en 2022. On observe de fait l’émergence d’un espace social-démocrate conséquent, comprenant aussi un nombre important d’élus écologistes.

4 — Plusieurs scénarios de coalition 

Compte tenu des forces respectives des différents camps, le centre de gravité de l’Assemblée à l’issue du scrutin se situe au centre et au centre-gauche. 

La droite — même si les Républicains s’en sortent plutôt bien — reste faible. Le principal bénéficiaire du front républicain est incontestablement la majorité présidentielle sortante : Gabriel Attal, de ce point de vue, semble avoir réussi son pari. Les désistements et les reports de voix en provenance de la gauche mais aussi des Républicains ont été particulièrement favorables aux candidats d’Ensemble.

Ce barycentre au centre-gauche, rend difficile d’imaginer une autre coalition aujourd’hui : il est clair qu’une majorité du seul Nouveau Front populaire est impossible. La question se pose donc de savoir si une éventuelle coalition composée d’une partie de la gauche, des députés Ensemble et peut-être même d’une partie de la droite pourrait s’entendre rapidement sur un programme. Une telle coalition n’incluerait pas tout le NFP mais le diviserait en deux : la France insoumise a en effet déjà annoncé qu’elle ne participerait pas à un gouvernement de coalition et il est peu probable qu’elle change d’avis.

Il semble y avoir un rééquilibrage : la France insoumise n’occupe plus une position aussi dominante que celle qui était la sienne avec la NUPES en 2022.

Jean-Yves Dormagen

5 — Le Rassemblement national n’a pas gagné l’élection mais il se rapproche de plus en plus de la majorité

Il y a une leçon paradoxale à tirer de ce scrutin. Si le vote de barrage a fonctionné — au sens où il a mis le Rassemblement national en minorité, malgré le fait qu’il soit arrivé en tête — sur la longue durée, nous sommes passé d’une situation ou le RN ne pouvait pas gagner des duels, à une situation où ils en gagnent de plus en plus et où il se rapproche encore un peu plus de la majorité.

Il serait donc hasardeux de conclure des résultats de ce dimanche que le Rassemblement national ne serait pas aux portes du pouvoir. Le « plafond de verre » recule à chaque élection. Et cette règle s’est encore vérifiée cette fois-ci. Seulement, les résultats sont trompeurs en raison de la forte amplification des rapports de force résultant du scrutin majoritaire. L’avancée du RN n’est en rien interrompue — le parti à la flamme remporte 58 % de sièges en plus par rapport aux dernières législatives. Pour rappel, il envoyait en 2012, il y a douze ans, 2 députés à l’Assemblée — il devrait en avoir après le deuxième tour plutôt autour de 140. Son résultat prouve toutefois qu’il n’est pas capable, à ce stade, de gagner dans un scénario où le centre et la gauche s’unissent contre lui.

Il serait hasardeux de conclure des résultats de ce dimanche que le Rassemblement national ne serait pas aux portes du pouvoir. Le « plafond de verre » recule à chaque élection.

Jean-Yves Dormagen

6 — La rhétorique du RN dans la perspective de la présidentielle de 2027

Hier soir, Jordan Bardella a affirmé : « les alliances de déshonneur privent ce soir les Français d’une politique de redressement. Ce soir, les accords électoraux jettent la France dans les bras de l’extrême gauche de Jean-Luc Mélenchon ».

S’il est naturel que le Rassemblement National dénonce un « système » qui lui serait hostile et la coalition supposée honteuse de ses adversaires formée selon lui d’intérêts disparates, l’ampleur de l’échec rend toute contestation quasiment impossible. Contrairement à la situation américaine, où un écart très faible entre Biden et Trump avait permis de crier à la fraude, le résultat de dimanche soir est très net.

C’est précisément parce que le scénario d’une victoire possible du Rassemblement National s’est installé que cela ne s’est pas produit.

Jean-Yves Dormagen

Les résultats sont d’autant plus frappants qu’il y avait des attentes très élevées du côté des électeurs du RN, nourries par les commentateurs, les sondeurs et plus encore par les résultats du premier tour… Jusqu’au dernier moment, un scénario laissant planer le doute sur une possible majorité absolue s’était installé dans le pays.

Le contraste entre ce scénario et le résultat final est saisissant. Or tout laisse croire que c’est précisément parce que ce scénario d’une victoire possible du Rassemblement National s’est installé que cela ne s’est pas produit. C’est un exemple parfait de la manière dont les attentes peuvent produire un résultat opposé : la dynamique principale du second tour était de conjurer cette attente. Comme tout le monde croyait jusqu’au dernier moment que le RN pouvait gagner, il a finalement été battu. Ou, dit autrement, c’est parce que les électeurs croyaient à cette victoire du RN que les reports de voix ont été aussi bons entre le NFP et Ensemble.