Il y a deux ans, un pays doté de l’arme nucléaire a tenté d’envahir un autre État souverain. Depuis, les débats sur le pouvoir de cette arme ont pris une nouvelle dimension. D’écrits inédits de Robert Oppenheimer aux perspectives de Jean-Pierre Dupuy, le Grand Continent tente d’apporter des éclairages informés sur cette question aussi précise que sensible. Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous invitons à vous abonner.
Pour décrire l’attitude russe, on entend parfois l’expression de « sanctuarisation agressive », pourriez-vous revenir sur cette formulation ?
Davantage qu’un concept et encore plus qu’une doctrine, c’est une expression qui décrit un comportement.
Si on la replace dans le contexte où elle a été forgée par Jean-Louis Gergorin au début des années 1990, elle faisait bien plus référence au problème que poserait une prolifération nucléaire incontrôlée qu’à l’attitude de la Russie ou de la Chine. Elle s’est toutefois avérée pertinente pour qualifier l’attitude russe.
Historiquement, il me semble qu’on peut identifier au moins trois moments de mise en œuvre de ce comportement. La crise de l’Oussouri déclenchée par la Chine en 1969 peut en relever. Ce qui se passe au Cachemire en 1999 — un an après les essais pakistanais — avec la crise de Kargil, pourrait aussi relever de ce type de comportement, de même que ce qui se passe en 2010 autour de la péninsule coréenne, avec la frégate sud-coréenne coulée par Pyongyang puis le bombardement de l’île de Yeonpyeong. Certes, c’est dans ce dernier cas face à un pays non-nucléaire… mais couvert par la dissuasion américaine.
À chaque fois, ce sont des moments où des États nouvellement nucléaires s’abritent derrière leur force nucléaire pour tester les réactions de leurs voisins. Le cas de la Russie en Ukraine est différent, puisqu’elle est nucléaire depuis longtemps et n’agit pas dans un espace au statut contesté. Mais l’on peut estimer qu’elle avait déjà « testé » les Occidentaux en 2008 et en 2014. À l’extrême, on peut dire aussi que ses interventions de « maintien de l’ordre » au sein du Pacte de Varsovie — en Hongrie, en Tchécoslovaquie — se faisaient à l’ombre de l’arme nucléaire. La nouveauté, c’est l’annexion. Et c’est quelque chose que la Chine pratique désormais aussi en procédant à des « annexions de fait » en Mer de Chine méridionale.
Plaçons-nous alors en amont : qu’est-ce que cela change pour la Russie d’être en possession de cette arme ?
Dans le débat sur l’impact de la possession de l’arme nucléaire sur la vie internationale, plusieurs conclusions ressortent et il peut être utile de s’en souvenir pour essayer de comprendre l’attitude russe. D’autant que, dans nos années 2020, nous avons l’avantage de commencer à avoir du recul sur ce qui s’est passé depuis 1945. C’est une durée suffisamment importante pour qu’on dispose d’études quantitatives intéressantes. Plusieurs éléments s’en dégagent.
Premièrement, les États nucléaires ne recourent pas forcément plus volontiers à la provocation que les autres.
Deuxièmement, la coercition nucléaire à proprement parler — c’est-à-dire le chantage nucléaire, qui est d’ailleurs assez peu utilisé — fonctionne rarement.
Troisièmement, de manière générale, les acteurs nucléaires ont plus de chances de l’emporter dans un conflit que les acteurs non nucléaires lorsqu’ils sont confrontés à un acteur non nucléaire. Autrement dit : dans une confrontation entre un nucléaire et un non nucléaire, il y a — toutes choses égales par ailleurs — plus de chances pour l’État nucléaire de l’emporter. C’est ici qu’on retrouve peut-être aussi implicitement la notion de sanctuarisation agressive.
Quatrièmement, l’arme nucléaire a un effet de modération à la fois sur l’agresseur et sur le défenseur dès lors que les deux côtés la possèdent. Or c’est précisément selon moi ce qu’on voit en Ukraine : non pas entre la Russie et l’Ukraine bien sûr, mais entre la Russie et l’OTAN. En ce sens, le cas ukrainien vient clairement démontrer ce qui était prévu par la théorie : la Russie ne s’attaque pas à l’OTAN, l’OTAN ne s’attaque pas à la Russie.
Comment interpréter ces données et que révèlent-elles du type de pouvoir que confère l’arme nucléaire aujourd’hui ?
Elles nous disent au fond une chose essentielle : la sanctuarisation fonctionne dans les deux sens. Ainsi, si je fais bien volontiers mienne l’expression géniale de Jean-Louis Gergorin, il ne faut pas négliger, en amont, ce que j’appelle la « sanctuarisation défensive ». Autrement dit : l’arme nucléaire confère une liberté d’action à tous ses détenteurs, qu’ils jouent ou non « en défense ». Les interventions militaires britanniques, françaises et américaines depuis les années 1960 se sont presque toutes faites à l’abri de l’arme nucléaire. C’est d’ailleurs fondamental dans l’expression publique de la doctrine française : la possession de l’arme nucléaire garantit qu’en toutes circonstances, lorsque nous intervenons quelque part dans le monde, les intérêts vitaux de la France seront protégés. Cette idée de liberté d’action est le revers positif de la médaille de la sanctuarisation agressive : c’est la sanctuarisation défensive.
Dans un document de relations publiques du Pentagone, il est dit explicitement que « la dissuasion nucléaire américaine sous-tend chaque opération militaire américaine ». Cette idée que l’arme nucléaire confère une liberté d’action est tout aussi applicable à la France. De Gaulle le disait parfois : « je me suis servi des armes nucléaires, aujourd’hui… »
Pour prolonger ce raisonnement, on pourrait se demander si les pays occidentaux interviennent parce qu’ils sont dotés de l’arme nucléaire ou s’ils sont dotés de l’arme nucléaire parce que ce sont des grandes puissances militaires ? Il faut se méfier de la relation de causalité : je n’irais pas jusqu’à dire que la possession de l’arme nucléaire est une condition permissive de la multiplication des opérations occidentales, parce que le lien de causalité peut être plus complexe. C’est aussi parce qu’elles sont de grandes puissances militaires, et des membres permanents du Conseil de sécurité, que la France ou le Royaume-Uni interviennent un peu partout dans le monde.
Qu’en est-il de la relation entre la sanctuarisation agressive et le paradoxe de la stabilité/instabilité ?
Le paradoxe de la stabilité/instabilité est une théorie de Glenn Snyder énoncée en 1965 et qui s’est révélée assez féconde — je pense d’ailleurs avoir été l’un des premiers à l’appliquer au cas indo-pakistanais. L’idée consiste à dire que la possession de l’arme nucléaire par deux États limite considérablement la possibilité d’un affrontement militaire majeur direct entre eux mais accroît en même temps la probabilité d’affrontements indirects, de heurts frontaliers et de crises mineures. « Stabilité » au niveau le plus élevé, « instabilité » au niveau le plus bas. Cela s’est trouvé avéré par le contexte indo-pakistanais : guerres avant, incidents après. Et on peut dire aussi qu’on retrouve ce paradoxe — même si la base de données est quand même moins riche — dans le cas sino-indien. Tout ce qui s’est passé depuis 1962 entre la Chine et l’Inde, y compris les graves incidents des dernières années, reste quand même limité. Donc il semble que le paradoxe de la stabilité-instabilité ait été validé par le contexte de l’après-guerre froide.
La sanctuarisation défensive est-elle un point de blocage pour penser une stratégie en réponse pour soutenir l’Ukraine ? Ou au contraire une ressource sur laquelle s’appuyer ?
La possession de l’arme nucléaire par la Russie a très clairement contribué à inhiber les pays occidentaux depuis le 24 février 2022. Mais je pense que la sanctuarisation défensive est ce qui a permis à Emmanuel Macron de dire que certains tabous pourraient être franchis en n’excluant pas l’envoi de troupes au sol.
Faisons une expérience contrefactuelle : les pays occidentaux auraient-ils été plus prompts — et seraient-ils plus prompts aujourd’hui, alors que cela devient de plus en plus urgent — à aider Kiev si l’arme nucléaire n’existait pas ?
Là-dessus, j’ai une thèse qui reste absolument hypothétique puisque non démontrable. Ni Joe Biden, ni Emmanuel Macron n’ont été élus pour déclarer la guerre à un grand pays du continent de la masse eurasiatique qui ne nous a pas directement attaqués. Autrement dit, nous avions bombardé Belgrade en 1999, mais je ne suis pas sûr que nous irions bombarder Moscou même si la Russie n’était pas nucléaire. En répondant ainsi j’admets que je déporte légèrement la question — ou plutôt que je relativise un peu le facteur nucléaire, qui me semble très important dans l’inhibition occidentale, mais qui n’explique peut-être pas tout non plus.
Comment qualifieriez-vous la rhétorique russe — celle de Poutine essentiellement — avec deux ans de recul depuis l’invasion ?
D’abord, elle reste sur le plan nucléaire plutôt responsable. C’était mon constat assez tôt et je maintiens ce terme.
Par ailleurs, elle profère des menaces, les fameuses lignes rouges, dont le dépassement par les Occidentaux n’a jamais été véritablement sanctionné par Moscou.
Ce double bilan que l’on peut faire après deux ans de guerre explique qu’un président français puisse se permettre de jouer avec le tabou des troupes en uniforme au sol. Il reste qu’on a vu plutôt une très grande divergence rhétorique et politique entre Scholz et Macron. Est-ce parce que l’Allemagne est non nucléaire, ou est-ce parce que l’Allemagne se rappelle de son histoire ? Sur l’ensemble de ce questionnement, je mettrais en avant le facteur nucléaire tout en insistant pour dire qu’il n’est peut-être pas la seule clef.
Si, comme vous l’affirmez, la rhétorique russe reste modérée, comment expliquer alors qu’à chaque nouvelle déclaration, ce sont toujours les petites phrases agitant la menace nucléaire qui sont commentées ?
Je pense que commentateurs et responsables occidentaux ont un filtre cognitif très important sur la question nucléaire russe.
Lorsqu’on regarde à la lettre les déclarations officielles qui engagent les responsables russes — et je ne parle pas là d’un Medvedev par exemple mais des trois ou quatre personnes autorisées à porter la parole nucléaire officielle — on remarque qu’elle reste très cohérente. Premièrement, elle est auto-cohérente, c’est-à-dire que le langage est toujours à peu près le même. Deuxièmement, elle est cohérente avec la doctrine affichée. Troisièmement, elle est cohérente avec l’absence de gestes provocateurs que pourraient être la mise en alerte haute de l’ensemble du système nucléaire ou la tenue visible d’exercices nucléaires rompant avec la pratique habituelle.
J’applique le rasoir d’Ockham : même si l’on peut imaginer que les avertissements occidentaux et surtout chinois ont conduit Poutine à la prudence nucléaire, l’explication la plus simple de l’absence d’emploi de l’arme nucléaire par Moscou, c’est que le seuil nucléaire russe reste élevé. J’irais même plus loin : je suis persuadé que Poutine veut, encore aujourd’hui, que l’on considère la Russie comme une grande puissance nucléaire responsable. On peut analyser de manière non menaçante la quasi-totalité de ce qui a été dit officiellement et fait par le Kremlin sur le plan nucléaire depuis le 24 février 2022.
Ce qui se passe trois jours plus tard, le 27 février — c’est-à-dire la théâtralisation, la mise en scène de décisions qui concernent les forces stratégiques russes par Poutine dans son centre de crise — n’est pas la mise en alerte de forces mais correspond en fait à quelque chose de très particulier qui s’appelle la mise en régime spécial de combat des forces stratégiques. Cela consistait essentiellement à augmenter le nombre de personnels présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les quartiers généraux des forces stratégiques offensives et défensives.
Pourquoi alors avoir tout de même enclenché cette mise en régime spécial de combat des forces stratégiques ?
Une hypothèse est la suivante : lorsqu’on connaît l’histoire de la Russie et l’histoire de la guerre froide, on se rend compte à quel point le Kremlin d’aujourd’hui, comme celui d’hier, est paranoïaque et craint véritablement une attaque occidentale. On peut émettre l’hypothèse qu’à ce moment, Moscou veut montrer à l’Occident qu’il ne craint pas une attaque occidentale.
Évidemment, ce n’est qu’une hypothèse et qui n’est pour l’instant pas démontrable.
Les territoires pris à l’Ukraine sont désormais considérés par Poutine comme faisant partie du territoire russe — et sur lesquels s’appliquerait donc la doctrine nucléaire russe. Ne peut-on pas dire que c’est parce qu’il possède l’arme nucléaire que Vladimir Poutine a été capable « d’annexer » les quatre oblasts à la Fédération de Russie ?
C’est une question pertinente.
Il y a quatre seuils dans la doctrine, mais s’agissant d’une guerre classique, le seuil est assez élevé. Le fameux quatrième seuil, c’est le paragraphe 19 du texte doctrinal russe de 2020 : « agression contre la Fédération de Russie au moyen d’armes conventionnelles, si l’existence même de l’État était en danger ». Que dit Poutine dans son message sur l’état de l’Union du 29 février ? « Nous nous souvenons du sort de ceux qui ont un jour envoyé leurs contingents sur le territoire de notre pays. Mais aujourd’hui, les conséquences pour ces éventuels interventionnistes seraient bien plus tragiques. […] Nous avons des armes […] qui peuvent atteindre des cibles sur leur territoire. […] Ne comprennent-ils pas que tout cela [fait naître la] menace réelle d’un conflit avec l’utilisation d’armes nucléaires […] ? » C’est une forme d’avertissement dissuasif, adressé entre autres à la France. Mais ce n’est pas une menace nucléaire.
Rappelons aussi une évidence : Poutine n’a pas eu recours au nucléaire lorsque les Ukrainiens ont avancé dans les oblasts annexés en 2022, ni lorsqu’ils ont bombardé des objectifs en Crimée… Il n’y a donc pas de sanctuarisation absolue du territoire russe par le nucléaire. On s’en doutait bien, mais c’est une confirmation factuelle.
Il y a un seul point que je trouve troublant et nouveau dans le langage de Poutine depuis le 24 février 2022 : c’est la référence faite au « précédent » d’Hiroshima dans son discours solennel du 30 septembre suivant. Il semblait se dédouaner par avance de l’emploi de l’arme nucléaire, dès lors que les États-Unis avaient brisé le tabou en 1945. J’ai d’ailleurs une hypothèse sur le sujet : le prochain État qui utilisera l’arme nucléaire sera, dans les faits, « l’égal des États-Unis ». L’histoire retiendrait que deux pays au monde l’ont fait, et que le second à le faire serait ainsi, dans les faits, placé sur un pied d’égalité avec Washington.
En quel sens la déclaration de Macron a-t-elle fait bouger les lignes ?
La petite phrase d’Emmanuel Macron est une manière indirecte de défier la dissuasion nucléaire russe. Je pense qu’on peut la relier avec un point qui a très peu été évoqué car il n’a jamais été confirmé officiellement : la décision prise par le président fin février 2022 de mettre trois sous-marins nucléaires lance-engins à la mer, ce qui n’avait pas été fait depuis quarante ans. C’était une manière de dire « nous rappelons notre statut nucléaire pour montrer que notre dialogue se fait entre égaux », et aussi bien sûr de se prémunir contre tout risque d’escalade. Une manifestation de la sanctuarisation défensive, donc. Cela rappelle que notre statut nucléaire est ce qui nous permet, dans les crises les plus graves, d’avoir une parole forte et indépendante vis-à-vis de nos adversaires — comme on l’avait vu en 1962 et comme on le voit de nouveau aujourd’hui — mais aussi de nos alliés, comme on l’avait vu en 2003…
On a beaucoup parlé récemment de la question de l’européanisation du nucléaire français. Pourriez-vous recontextualiser ce débat ?
L’hypothèse d’une dimension européenne de la dissuasion nucléaire a toujours eu une double entrée. D’abord, elle renvoie à la vieille idée exprimée par François Mitterrand en 1992, selon laquelle si l’on construit une Union européenne, il ne faut pas qu’il y ait de différence de statut excessive entre les nucléaires et les non-nucléaires. Or comment insérer la dissuasion nucléaire dans le projet européen tel qu’il est incarné par l’Union ? Une deuxième entrée dans ce sujet a pris une importance croissante : la réflexion sur les conséquences pour les États nucléaires européens d’un affaiblissement du parapluie nucléaire américain. Autrement dit : dans quelle mesure les Européens pourraient-ils « prendre le relais » ?
La première justification du projet est peu à peu passée au second plan parce que personne ne veut — Dieu merci — mettre le sujet de la dissuasion nucléaire et des armes nucléaires à l’agenda du Conseil. La meilleure manière de tuer ce sujet, ce serait en effet d’en faire un sujet pour l’Union. De toute façon, la Grande-Bretagne n’étant plus membre, le sujet de l’européanisation de la dissuasion nucléaire ne peut plus être un sujet « UE ». J’ajoute que si la France affirme régulièrement depuis le Brexit qu’elle est la seule puissance nucléaire de l’Union, cela n’emporte absolument aucune conséquence particulière.
À partir de la deuxième entrée, ce débat peut s’orienter vers deux directions possibles. D’abord, ce que j’appelle la garantie complémentaire. Est-ce que, devant les incertitudes sur l’avenir du parapluie nucléaire américain, la France — et peut-être avec elle la Grande-Bretagne — pourrait affirmer plus clairement la dimension européenne de sa dissuasion ? C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron en 2020. C’est ce qu’on pourrait faire encore plus. Mais il s’agit bien là d’un raisonnement en termes de garantie complémentaire.
L’autre perspective serait celle d’un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président américain : c’est le scénario Trump. Pour aller vite, on peut qualifier cette perspective d’assurance-vie, même si je n’aime pas trop cette expression car il ne peut y avoir de bénéficiaire après une guerre nucléaire.
Dans laquelle de ces deux perspectives inscrivez-vous la réaction polonaise de fin février ?
Le besoin polonais provient bien sûr de la guerre d’Ukraine, mais il ne faut pas masquer l’inquiétude causée par le changement de statut nucléaire du Belarus, autrement dit la modification de la constitution bélarusse et la décision publique des deux pays, Russie et Belarus, de faire entre eux ce que fait l’OTAN : à savoir d’avoir un État non nucléaire allié d’un État nucléaire, stockant des armes nucléaires étrangères sur son territoire et qui peut en mettre sous ses avions, voire sur certains missiles. Cette affaire a beaucoup troublé les Polonais. Or je pense que si elle n’a rigoureusement aucune conséquence militaire — d’autant il n’est pas certain que les armes elles-mêmes soient au Belarus — son importance est fondamentalement politique. Le nucléaire, ici, est un symbole : celui de l’insertion pleine et entière du Belarus dans le système de défense russe. C’est d’ailleurs un cas unique au sein de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, sorte de pendant de l’OTAN.
Par la voix de son président et de son ministre des affaires étrangères, la Pologne a affirmé qu’elle serait favorable à avoir des armes nucléaires américaines sur son territoire. Cela n’ira nulle part. Il n’y a aucun consensus au Conseil de l’Atlantique Nord pour modifier substantiellement le dispositif nucléaire de l’OTAN qui consiste dans la présence permanente d’armes nucléaires américaines dans cinq pays — pays dont les pilotes sont tous, à des degrés divers, entraînés à emporter ces armes nucléaires B61, notamment sur des F-35. Si Olaf Scholz a d’ailleurs confirmé la commande d’un certain nombre de F-35 très vite après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, c’est d’abord et avant tout pour ancrer le rôle nucléaire de l’Allemagne dans l’OTAN. Si la Pologne n’a pas d’armes nucléaires sur son sol, elle pourrait en revanche prendre ce rôle d’emport — c’est-à-dire de partage nucléaire — avec ces futurs F-35. C’est tout à fait possible.
En résumé, il y a donc deux mécanismes : la présence physique d’armes, qui est censée faire partie de la manœuvre de réassurance, et la possibilité de l’emport par des pilotes entraînés de ces armes, qui est la manœuvre de partage du fardeau.
Le signal envoyé par les Polonais ne consiste-t-il pas à dire justement qu’ils sont prêts pour un partage nucléaire bilatéral ?
Je pense que c’est en effet assez consensuel en Pologne, et que la démarche est sincère. Ils ont essayé de jouer sur la question des bases et du stationnement d’armes. Y croyaient-ils vraiment ? Je ne sais pas. Il n’est pas à exclure qu’ils aient « joué les bases pour avoir le partage ». Mais en tout cas, la grande différence, c’est que l’un serait extrêmement coûteux, compliqué, long, et peut-être perçu comme provocateur et donc pas consensuel tandis que l’autre, c’est-à-dire le partage de l’emport, est tout à fait envisageable à moyen terme.
Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que l’hypothèse Trump semble avoir désinhibé les Polonais dans leur approche de la dissuasion européenne. La Pologne a toujours été le pays d’Europe centrale le plus intéressé par la dissuasion française. Depuis le mandat de Nicolas Sarkozy des discussions sur la dissuasion nucléaire ont lieu entre Varsovie et Paris, même si elles passent un peu sous les radars médiatiques. Ce que l’on a constaté lors de la dernière réunion ministérielle en format « Weimar » il y a quelques semaines, c’est que les Polonais n’ont plus aucun problème à dire qu’ils sont intéressés d’avoir une sorte de garantie complémentaire.
Pourtant, Sikorski a employé le mot de « deuxième assurance-vie »…
Oui et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette expression a été reprise publiquement par le ministre des Affaires étrangères français.
Au-delà de la Pologne, la manière dont la position de l’Allemagne a bougé est également très intéressante. Dans les discussions entre officiels et experts, il est très clair que les Allemands, comme les Polonais, sont désormais totalement désinhibés sur les scénarios qu’il faut pouvoir évoquer dans l’hypothèse malheureuse de l’élection de Trump.
Justement, l’hypothèse Trump remet de l’incertitude sur un sujet aussi sensible que le nucléaire. Mais de quels scénarios parle-t-on concrètement ?
Le premier scénario est ce que j’avais appelé sous le premier mandat de Trump le scénario du tweet. Il suffirait d’un tweet pour casser la crédibilité de l’OTAN. Autrement dit, même si Trump n’engageait pas le retrait formel juridique du traité de l’Atlantique Nord — ce sur quoi il y a un débat juridique d’ailleurs aux États-Unis — un post sur un réseau social pourrait faire beaucoup de mal à la dissuasion.
Deuxième scénario : il réduit massivement les forces conventionnelles américaines en Europe, sans toucher au parapluie nucléaire.
Troisième scénario, il décide de retirer les armes nucléaires d’Europe. Cela pourrait prendre des mois, mais il pourrait en décider ainsi.
Selon les scénarios, le besoin de dissuasion européenne sera différent parce qu’il sera ressenti comme différent. À mon sens, ce n’est que dans une hypothèse extrême — à savoir le retrait américain de l’OTAN et donc le retrait de ses armes nucléaires — qu’il faudrait pouvoir imaginer un système de substitution. Pourquoi pas, d’ailleurs, avec une forme de partage nucléaire.
Techniquement, il serait compliqué de mettre un ASMP-A français sous un F-35, et cela serait coûteux. On ne plaisante pas avec la « certification nucléaire », qui met en œuvre des questions d’aérodynamique, de sûreté, d’avionique, etc. De plus, les Américains devraient donner leur accord, ce qui par définition n’irait pas de soi dans un scénario Trump. En revanche, on pourrait très bien imaginer des rotations de Rafales français sur les bases polonaises, sans pour autant envisager de stationnement d’armes nucléaires françaises hors de France, ce qui serait une marche extrêmement difficile et haute à monter. Dans un scénario extrême, on peut imaginer une sorte de pool nucléaire franco-britannique, qui se substituerait partiellement à la garantie américaine. Avec tous les questionnements qui suivraient sur la crédibilité. Pour reprendre les chiffres publics, suffit-il de 500 armes nucléaires pour que l’Europe soit dissuasive face à Poutine ?
Ultimement, n’en reviendrait-on pas à la question de la « supériorité » nucléaire ?
Ma réponse est clairement non. Il n’y a aucune raison de penser que dissuader la Russie nécessiterait d’avoir autant sinon davantage d’armes nucléaires que les États-Unis en ont ou que la Russie en a. C’est le principe même du pouvoir égalisateur de l’atome. Avec 500 armes nucléaires, vous avez je pense très largement de quoi causer des dommages jugés inacceptables par la Russie. Mais cela ne clôt pas le débat : le point le plus important, c’est qu’on ne dissuade pas par décret. On ne décide pas que l’autre est dissuadé. C’est l’autre qui décide qu’il est dissuadé. Comme la beauté pour Oscar Wilde, la dissuasion se joue dans le regard de l’autre.
Théoriquement, on peut donc tout à fait estimer que 500 armes nucléaires sont suffisantes pour dissuader Moscou. Mais dans le jeu de la dissuasion, c’est ce que pense le Kremlin qui compte.
Certains experts partent du principe qu’il n’y aurait pas assez d’armes. Pourquoi entrer ainsi dans le jeu de Moscou ? Dans leurs plans de frappe, les Américains avaient des stratégies antiforces. Ils avaient besoin d’un grand nombre de forces pour détruire les forces adverses. Le jeu de la dissuasion à l’européenne ne se jouera probablement pas de la même manière. Il resterait dans une logique de dissuasion du faible au fort.