Une nouvelle histoire de la Chine politique
Écrit par l'un des plus éminents sinologues français, L’Empire terrestre apparaît à bien des égards comme l’œuvre d’une vie. Privilégiant une approche par le temps long, le livre se présente comme une gigantesque enquête à plusieurs dimensions qui vise à penser le politique en Chine un peu comme François Furet — souvent pris pour modèle — avait jadis proposé de penser la Révolution française.
Dans le monde des historiens et des sinologues, la parution en septembre 2022 du premier tome de L’Empire terrestre, le livre de l’historien Yves Chevrier, apparaît comme un événement éditorial de premier ordre. À l’heure où la Chine de Xi Jinping cherche à imposer ses ambitions mondiales et à la veille du XXe congrès du PCC qui s’apprête à renouveler le mandat d’un dirigeant qui n’a jamais concentré autant de pouvoirs depuis l’époque de Mao, la Chine devient l’objet de toutes les interrogations et de toutes les attentions. Objet de fascination pour les uns, de répulsion pour les autres, le pouvoir chinois ne laisse pas indifférent. Les libertés y sont désormais réduites à la mesure des ambitions du régime de contrôler sa société dans toutes ses strates et dans tous ses interstices. L’extrême concentration des pouvoirs par Xi interroge sur la nature du pouvoir politique en Chine. Entre autoritarisme, totalitarisme ou métamorphoses de l’autoritarisme, le débat entre spécialistes reste ouvert. Cette nature anti-démocratique du pouvoir chinois serait-elle une fatalité de l’histoire ? Les Chinois sont-ils condamnés à l’autocratie éternelle et à vivre sous la férule d’un parti tout puissant sans référence historique à une quelconque expérience démocratique ? Où se situent finalement les origines de la Chine contemporaine ? Au-delà des clichés paresseux et des déterminismes qui continuent à circuler sur ce sujet, c’est à ces questions que L’Empire terrestre tente notamment de répondre. Disons-le de suite dans le sillage de l’auteur : la tradition et la « culture » chinoises ne s’opposent pas à la modernité et la Chine n’a pas été de tout temps autoritaire et totalitaire. Une culture démocratique et la mise en application pratique d’une démocratie d’institution ont bel et bien existé, mais les péripéties de l’histoire ont finalement abouti à un naufrage dont Yves Chevrier analyse avec brio la genèse tout en brossant en filigrane, tel un « voyage à la façon d’Hérodote », un tableau magistral de l’histoire des idées politiques en Chine depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours.
Re-penser l’histoire du politique en Chine sur le temps long
Yves Chevrier fait souffler un vent nouveau sur la compréhension analytique globale de l’histoire du politique en Chine au prisme du temps long. Par son ampleur, ce premier tome d’une étude appelée à en compter deux, véritable entreprise d’histoire totale, de re-périodisation et de ré-historisation, s’apparente à un tour de force invitant le lecteur à un changement de paradigme. Le projet s’avère au premier abord courageux et périlleux tant il requiert une masse considérable de documentation et surtout, une connaissance intime de l’histoire politique chinoise que seules plusieurs décennies de recherche et de maîtrise de la langue chinoise peuvent permettre d’atteindre. Il fallait un historien de la trempe d’Yves Chevrier pour s’y atteler. Hors de France, il existe bel et bien des synthèses récentes sur l’histoire longue de la Chine depuis l’Empire Qing comme celle du sinologue allemand Klaus Mühlhahn (Making China Modern, The Belknap Press of Harvard University Press, 2019), mais le voyage dans le temps auquel nous invite Yves Chevrier en deux tomes de plus de 1000 pages chacun force l’admiration en répondant à une approche différente, celle de la généalogie du politique. Malgré son découpage chronologique, l’ouvrage n’est pas conçu immédiatement comme un livre où les événements et la narration s’enchaînent de façon linéaire dans un ordre chronologique. Il se présente d’abord comme un essai de synthèse analytique sur l’histoire du politique (et non sur l’histoire politique) en Chine. Les faits et les concepts sont mobilisés selon les besoins dans une perspective d’ensemble, quitte à opérer de très nombreux allers-retours.
L’ouvrage débute chronologiquement en 1895 avec l’émergence des « Lumières chinoises » et les « premiers temps de la politique moderne » symbolisés par le lancement du Mouvement de réformes par Kang Youwei (le « Luther de la Chine ») attaché à Guangxu et à l’Empire Qing. Kang est « l’inventeur de la politique nouvelle » à la suite de la guerre sino-japonaise dans un contexte de crise continue de l’Empire-monde qu’est l’Empire Qing depuis la fin du XVIIIe siècle. L’ouvrage s’achève à l’ère Xi Jinping (2012-), objet d’un second tome à paraître pour la période postérieure à 1976. À l’image de La Chine au XXe siècle, une précédente synthèse collective publiée en France en 1989 par Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco et Jürgen Domes, celle d’Yves Chevrier comporte deux tomes dont le premier, objet de la présente recension, débute également en 1895 pour s’achever non en 1949, mais à la mort de Mao en 1976, ce qui n’exclut pas dans le chapitre I (“Un siècle politique”) de nombreuses anticipations sur la période postérieure à 1976. Nous limiterons toutefois ici notre présentation à la période s’achevant à la disparition du Timonier.
Contrairement au premier tome de La Chine au XXe siècle, La démocratie naufragée (1895-1976), celui d’Yves Chevrier couvre une période plus large justifiée par de nouvelles interprétations de l’histoire, fruits d’un important renouvellement des travaux d’historiens chinois et occidentaux au cours des années 2000, auxquels s’ajoutent des classiques de l’historiographie qui continuent à faire date. L’ouvrage d’Yves Chevrier intègre la fin de la période impériale au moment où des réponses neuves sont apportées à la crise de l’empire, mais aussi la République de Chine (1912-1949), ainsi que l’ère maoïste (1949-1976). L’auteur est l’un des plus éminents sinologues français actuels dans le sillage d’une génération de maîtres de la sinologie hexagonale (dont Lucien Bianco, Marie-Claire Bergère, Pierre-Etienne Will et Alain Roux) auxquels un hommage appuyé est rendu en introduction. L’Empire terrestre apparaît à bien des égards comme l’œuvre d’une vie dont témoigne une bibliographie et un appareil critique de notes qui forcent le respect (essentiellement en langue occidentale). L’ouvrage ressemble du moins à l’aboutissement d’une très riche œuvre d’historien de la Chine nourrie par de nombreuses discussions et débats entre pairs. Yves Chevrier a formé toute une génération de sinologues français actuels comme directeur d’études de l’EHESS et directeur de thèses. Privilégiant une approche par le temps long, le livre se présente comme une gigantesque enquête à plusieurs dimensions. Il vise à penser le politique en Chine un peu comme François Furet (souvent mentionné) avait jadis proposé de penser la Révolution française.
Le premier tome place la focale sur les dynamiques de la pensée politique chinoise autour des réflexions sur l’État, la culture, la pensée, la nation, la mémoire, la démocratie et les mythes révolutionnaires de la Chine moderne. Si l’ombre de Jiang Jieshi (Chiang-Kaï-Shek) et surtout de Mao (deux figures centrales dont Alain Roux a jadis dressé le parcours dans deux biographies incontournables) plane sur la totalité du premier tome, c’est bien toute l’histoire des idées politiques de la Chine des XIXe, XXe et XXIe siècles qui est passée en revue. Les grandes figures réformistes, révolutionnaires et intellectuelles chinoises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (comme le « radical autoritaire » Kang Youwei, le conservateur Liang Qichao, l’icône républicaine Sun Yat-sen, « prophète » du XXe siècle chinois adoptée par Taiwan et la Chine maoïste, mais aussi les « culturalistes » Zhang Binglin et Zhang Junmai, ou encore « l’anti-culturaliste radical » Chen Duxiu, fondateur, premier dirigeant et premier bouc émissaire du PCC) sont ainsi présentées et leurs pensées scrupuleusement analysées. À travers elles, Yves Chevrier revient en détail sur la genèse de la réforme politique et celle de l’État démocratique avorté (dont Sun Yat-sen et le culturaliste Zhang Binglin furent les principaux porte-paroles) en Chine. Ces noms sont loin de résumer à eux seuls la richesse des acteurs intellectuels et politiques convoqués par l’auteur auxquels rend justice un très utile index des « évènements, des noms et des notions » en fin d’ouvrage. Loin de se focaliser sur l’État central, le premier tome de L’Empire terrestre aborde la généalogie du politique à toutes les échelles à partir du local et intègre toutes les avancées de l’histoire sociale elle-même indissociable du politique.
Ré-historiciser et re-périodiser l’histoire de la Chine au prisme du politique : la désacralisation des ruptures chronologiques conventionnelles
L’événement éditorial que représente la parution de La démocratie naufragée (1895-1976) repose cependant avant tout sur une série décapante de déconstructions, quitte à remuer le monde de la sinologie. Dans une logique d’enquêteur-voyageur comme il le rappelle lui-même, Yves Chevrier propose d’analyser les origines internes de l’échec de la démocratisation en Chine contemporaine par l’histoire elle-même. De même, se demande l’auteur, en quoi la Chine d’aujourd’hui est-elle une réponse à la crise politique du maoïsme par l’État dans une forme politique nouvelle, le communisme d’État ? Pour ce faire, il propose de nouvelles grilles de lecture et renouvelle les périodisations traditionnelles en choisissant désormais comme critère principal les « modes » de la désinstitutionnalisation de la démocratie en Chine et ce, dans le premier tome, jusqu’à l’étape finale du totalitarisme maoïste ou l’orchestration des divisions est érigée en méthode de gouvernement par le « Diviseur » (Mao) lui-même. Dans la lignée des travaux actuels des historiens des XIXe et XXe siècles, l’histoire de la Chine n’échappe pas aux logiques de re-périodisation. C’est au prisme du politique qu’Yves Chevrier se lance dans cette entreprise d’envergure. Longtemps sacralisée par l’historiographie comme moment révolutionnaire par excellence et rupture incontournable, l’année 1949 qui marque la victoire des communistes sur le Guomindang est ainsi démystifiée (« la révolution n’a pas lieu en 1949 mais vingt ans plus tard »). En prenant le parti d’une analyse par le politique, 1949 n’est pas selon l’auteur la césure pertinente à partir de laquelle débute un moment totalitaire rendant la démocratie impossible en Chine, car l’impossibilité de la démocratie est déjà avérée dès les années 1910. L’année de la proclamation de la RPC est replacée désormais dans un temps long courant jusqu’à l’année 1976, nouvelle rupture marquant le passage de l’enfer maoïste à la restauration de l’État et à l’ère des réformes dont « l’Empire terrestre » sous Xi Jinping est l’héritier. Yves Chevrier avance que la « Chine actuelle vient du moment totalitaire et de sa fin ». Dans le premier volume, il analyse avant tout la période 1895-1976 comme l’essor et l’échec d’une « transition démocratique » à la fin de l’empire Qing dont le naufrage est redoublé sous Mao par celui de l’État socialiste fondé en 1949.
Contrairement à certaines idées reçues, le sinologue montre que la genèse véritable de la modernité politique en Chine n’est pas la révolution républicaine et la chute de l’empire en 1911-1912, mais bien l’institution du politique en 1895 au moment du lancement des Réformes. L’invention de la modernité politique qu’Yves Chevrier sanctuarise par la date de 1895 (comparée à l’affirmation du Tiers-État lors des états généraux en France en juin 1789) est révolutionnaire par excellence. La période qui débute à partir de 1895 et s’étend jusqu’en 1914 est celle qui voit se construire la genèse d’un État démocratique qui finit par échouer moins de vingt ans plus tard (deuxième partie). 1895 marque l’invention d’une politique nouvelle » et une rupture conceptuelle sur fond de traité humiliant (Shimonoseki) pour la Chine face au Japon. Un lettré d’origine cantonaise, Kang Youwei (1858-1927), joue alors un rôle central. Kang réclame des réformes dans le respect des principes confucéens en s’inspirant du modèle japonais. Au lendemain de la signature du traité de Shimonoseki qui cédait Taïwan au Japon, le Manifeste que Kang adresse à l’empereur Guangxu (2 mai 1895) élabore une série de propositions concrètes visant à la modernisation et au développement économique de la Chine. Dans l’empire même, les notions de peuple-nation-souverain, de citoyen chinois ou de participation gagnent du terrain. Dans une logique anti-absolutiste, l’objectif commun des lettrés et des notables est de réformer l’État en crise pour le redresser par le biais d’un changement des lois (institutions représentatives, droit, citoyenneté) et non des rites. Parmi les fers de lance de la réforme, des passeurs conservateurs comme Kang Youwei, Liang Qichao, lecteur critique de Rousseau ou Yan Fu, introducteur du darwinisme social en Chine, occupent une place de choix. De là découle d’après l’auteur la « révolution moderne » en Chine. Trois ans plus tard, les « Cent Jours » (été 1898) portés par Kang et Guangxu incarnent la volonté réformiste à grande échelle, mais échouent face aux résistances de l’impératrice Cixi, alors que la course aux concessions des puissances étrangères bat son plein (« Break up of China »). Cette modernité du politique portée par une dynamique ancienne avait alors pour corollaire l’essor d’espaces autonomes détachés du pouvoir impérial tels que les « associations » ou les « sociétés d’étude ». Après la réaction anti-réformiste menée par l’impératrice Cixi, il faut attendre 1901, un an après la défaite des Boxers, pour que la réforme conservatrice s’impose enfin à la Cour en programme de gouvernement conduisant aux « Nouvelles politiques » (édit de Xi’an 1901). 1905 est une nouvelle étape avec l’abolition des anciens examens garants de l’ordre traditionnel, tandis que Sun-Yat-sen fonde la Ligue jurée et formule les « Trois Principes du Peuple » (nationalisme, démocratie, bien-être du peuple). En 1908-1909, la refonte constitutionnelle devient source de divisions entre progressistes et conservateurs. Elle aboutit à la révolution républicaine (1911-1912) qui met fin à l’empire réformé. Après le temps de l’instauration du politique, vient celui de l’institutionnalisation démocratique, « vraie révolution » contrairement à celle fabriquée et mythifiée de la « Libération » en 1949. En 1912, est fondé le premier GMD, parti démocratique jouant le jeu des élections et du parlementarisme dans le cadre d’une Constitution provisoire mise en place la même année. Quarante millions de Chinois, soit un-dixième de la population, sont alors envoyés aux urnes par la République en 1912 pour élire l’assemblée proclamée après la chute des Qing. C’est le moment où émerge une démocratie d’institution. La République rallie démocrates institutionnels et conservateurs. Les Quarante millions de citoyens aux urnes en 1912 constituent, d’après Yves Chevrier, le corps d’une « révolution moderne » « inscrite dans le social sans être radicalement révolutionnaire ».
L’incapacité du régime républicain qui succède à l’empire à enraciner la démocratie dans la société et dans ses territoires entraîne cependant rapidement une désinstitutionnalisation du processus démocratique à partir de 1913-1914. Yves Chevrier fait de l’assassinat en mars 1913 de Song Jiaoren, le chef du premier GMD la date fatidique qui scelle le sort de l’État et de la politique moderne en Chine. L’événement est suivi en outre par la mise en place de la dictature de Yuan Shikai, président et fossoyeur de la République parlementaire (1912-1916). L’échec démocratique en Chine est acté. Cette désinstitutionnalisation avérée autour de 1915 et dont Yves Chevrier fait le pivot de son ouvrage est un échec de la démocratie d’institution dont le maoïsme, véritable orthopraxie, sera plus tard l’une des conséquences. 1915 devient ainsi une seconde rupture inaugurale du XXe siècle chinois aux origines de l’État totalitaire. Ce tournant entraîne une disparition de la dynamique de construction étatique moderne. En mobilisant certaines formules de Pierre Rosanvallon dans ses analyses de l’histoire de la démocratie en France, Yves Chevrier parle dès ce moment de l’échec d’un « sacre du citoyen » en Chine. Cet échec lié à l’État manquant permet à l’auteur d’affirmer que la révolution républicaine n’est pas la première phase du cycle révolutionnaire, mais plutôt le dernier du cycle de l’institutionnalisation » du processus démocratique moderne. Si celui-ci n’a finalement connu qu’un temps court dans l’histoire longue de la Chine, force est de constater que les élites d’un Empire tout sauf immobile y ont contribué de manière décisive.
Les dix années comprises entre 1915 et 1925 sont celles du « peuple retrouvé » (Troisième partie) dans un contexte de fragmentation chaotique marquée par la disparition de l’État et le règne des « Seigneurs de la guerre » (1917-1927). Période majeure de fermentation intellectuelle et idéologique au cours de laquelle émerge le modèle de l’intellectuel moderne chinois tel Lu Xun, les années 1915-1925 sont tout autant celles de l’âge d’or de l’activisme politique autonome (« Nouvelle Culture » lancée par Chen Duxiu en 1915, « nouvelle littérature » lancée par Hu Shi en 1917, agitation sociale, militarisme, essor de l’idéologie nationaliste ou de la nouvelle « révolution moderne sur le plan culturel), que celles des origines du PCC (fondé à Shanghai en juillet 1921) et du maoïsme qui ne prendra forme qu’après la « Longue Marche » (1934-1935). Souvent considérés comme un moment de rupture dans l’histoire de la Chine moderne, la « Nouvelle Culture » (1915) et les événements du « 4 mai » 1919 dont se réclament les communistes au pouvoir et dont Lucien Bianco a montré jadis l’importance matricielle, ne sont plus des césures fondamentales au sein de l’ouvrage d’Yves Chevrier, car ils n’ont pas inventé la démocratie chinoise ni ne constituent l’« ancêtre de la révolution « culturelle » de Mao. Ces événements se produisent en effet au moment où la démocratie est déjà désinstitutionnalisée.
Marginalisée on l’a vu par Yves Chevrier, la rupture chronologique iconique de 1949 est désormais englobée dans une longue « Guerre de 50 ans » (1926-1976) (Quatrième partie) qui analyse de façon thématique les systèmes et la guerre tant du côté du Guomindang que celui des communistes, mais aussi l’action maoïste à différentes échelles. L’échec démocratique lié à la disparition de l’État politique à partir des années 1913-1914 met en lumière une crise du nouveau régime de la République de Chine durant laquelle le GMD et le PCC (crée en 1921), malgré les deux Fronts unis, furent ultérieurement l’un et l’autre responsables de la trahison de l’idéal démocratique. La rivalité des deux partis se prolonge lors de la guerre froide jusqu’à la mort de Jiang Jieshi à Taiwan en 1975 et celle de Mao un an plus tard. Le contexte chaotique des années 1930-1940 voit déjà la mise en place d’un proto-totalitarisme en contexte de guerre. Pour Yves Chevrier, cette époque est celle des « pseudo-révolutions » et des « vraies dictatures ». Avec le PCC dirigé par Mao à partir de 1938, la démocratie d’action sans institution démocratique a remplacé depuis longtemps la démocratie d’institution. La lutte pour l’hégémonie l’emporte tandis que l’émiettement du pays est accéléré par la « guerre politique ininterrompue » de Mao jusqu’ à la fin de la Révolution culturelle en 1976. Les logiques internes de fragmentation politique y compris au sein de l’APL l’emportent alors sur l’emprise de l’Etat (“désétatisation de l’Etat”). La guerre ininterrompue se lit jusque dans les défis régionaux et internationaux majeurs auxquels la RPC est confrontée depuis sa fondation auxquels s’ajoute la « guerre froide » avec la Chine nationaliste relocalisée à Taiwan en 1949. Il y eut bien pourtant en 1947-1948 un moment où le GMD évolua de son côté dans un sens favorable à la démocratie d’institution à l’initiative de Jiang Jieshi (promulgation d’une Constitution démocratique à Nankin le 1er janvier 1947 et organisation d’élections générales en novembre), mais l’expérience fut marginalisée par l’ampleur de l’action désinstitutionnalisée du PCC et de ses alliés et la débâcle militaire.
Les racines du totalitarisme en Chine ne sont donc pas liées à un quelconque déterminisme historique en lien avec la « tradition » chinoise ou avec la nature de l’ancien empire. Yves Chevrier montre qu’elles trouvent au contraire leurs origines dans la disparition de l’Etat politique (entendu comme moment démocratique institutionnalisé) et l’avortement d’une expérience démocratique accéléré par le contexte de délitement lié aux guerres civiles des années 1930, à la guerre sino-japonaise (1937-1945) et à la guerre civile entre le PCC et le GMD (1946-1949). L’année 1949 ne contribua qu’à faire basculer la Chine toute entière dans un système totalitaire. Il s’agit bien d’une thèse centrale de son ouvrage. Loin d’être assimilé à l’une des trois grandes révolutions de l’histoire mondiale (avec 1789 et 1917), le régime né de la victoire des communistes en 1949 ne serait donc que l’échec ultime d’une tentative démocratique pensée à la fin de l’époque impériale. Il en va de même de la dictature du GMD à Taiwan jusqu’au milieu des années 1980.
Dans un souci d’historicisation de l’échec de la démocratie en Chine, les années sombres du maoïsme sont avant tout analysées comme l’échec d’un processus démocratique moderne né en 1895, au moment où la recherche des solutions aux problèmes de l’État n’étaient plus l’œuvre des gouvernants, mais celle des élites intellectuelles réformistes. Plutôt qu’un moment révolutionnaire, la Chine de Mao après 1949 est davantage le tremplin d’une construction totalitaire assortie d’une guerre politique permanente et d’une stratégie de division dont la « Révolution culturelle (1966-1976) est le point d’orgue et l’année 1955 (accélération de la collectivisation rurale) le point de départ et le « tournant qui change la face du XXe siècle en Chine ». « Diviseur » en chef, Mao est finalement pour Yves Chevrier « l’héritier et le fossoyeur d’une démocratie d’institution manquée », le « tyran total et totalitaire », et le « fléau d’un État qui a manqué à la démocratie autant que la démocratie a manqué à l’Etat ». Mao, dont l’auteur historicise dans de longs développements les techniques d’action politique, a “désinstitutionnalisé la désinstitutionnalisation” et la trajectoire du maoïsme est présentée comme celle d’une « désétatisation étatisée par émiettement de l’État » où l’anarchie (au paroxysme de la Révolution culturelle) devient système de gouvernement et où toute forme de médiation et de société civile est anéantie. La « démocratie » introduite par Mao est artificialisée et n’est rien d’autre qu’une « dictature démocratique » aux antipodes de la démocratie institutionnalisée du début du XXe siècle. Point de révolution véritable dans le maoïsme, mais des « pseudo-révolutions » (comme celle de la révolution paysanne) et des mythes loin de la « révolution moderne », la vraie, celle issue de la génération de 1895. Le renversement de perspective qu’offre l’ouvrage réside donc dans son interprétation de la période 1895-1976 entendue comme une longue suite d’échecs démocratiques, et non comme une série de succès révolutionnaires dont la révolution communiste serait l’archétype et qu’une partie non négligeable de l’historiographie s’est longtemps évertuée à décrire.
Entre ruptures et continuités : un nouveau regard historiographique
Si Yves Chevrier travaille sur les ruptures, les continuités de l’histoire du politique l’intéressent tout autant au point d’oser des comparaisons annonciatrices entre certaines figures et séquences du XIXe siècle avec le passé récent de la Chine maoïste et post-maoïste. Ainsi, le radicalisme de Kang Youwei annoncerait-il « l’autre radical autoritaire que fut Mao », le parcours de Liang Qichao (passé de l’activisme démocratique au conservatisme d’Etat) pourrait-il être comparé au « basculement de Mao à l’après-révolution ». L’analogie se poursuit entre l’impératrice Cixi en 1900 et Mao et avec le Deng Xiaoping du temps des réformes tardives des années 1970, du musèlement des Murs de la Démocratie en 1979 et de la répression de 1989. L’édit de Xi’an (1901) est lui-même mis en relation avec le fameux 3e plénum du XIe CC (décembre 1978) qui lance les réformes post-maoïstes.
En prenant comme fil directeur les étapes ayant conduit à l’échec de la démocratie en Chine jusqu’en 1976, Yves Chevrier bat en brèche les interprétations historiographiques traditionnelles visant à faire du nationalisme la principale dynamique de la politique moderne en Chine et le facteur ayant étouffé l’esprit de liberté (le nationalisme « explique moins l’histoire qu’il n’est expliqué par elle »). Il faut attendre le second GMD refondé par Sun Yat-sen en octobre 1919 pour que le nationalisme « devienne producteur du politique » et la prise de pouvoir par Jiang Jieshi pour voir l’affirmation du nationalisme politique. La politique nouvelle n’est pas non plus « l’effet d’une modernité empruntée se heurtant à une tradition nationale ». Il n’y eut ni abandon de la tradition chinoise, ni adoption de la culture occidentale. Pour Yves Chevrier, les facteurs endogènes sont l’élément principal des transformations du politique (« L’avènement de la politique moderne, à la fin du XIXe siècle, ne peut plus être considéré comme une « réponse à l’Ouest » et une transition révolutionnaire »). Le tournant démocratique de 1895 provient bien plus selon l’auteur de l’évolution intellectuelle du monde des lettrés et de l’évolution politique du monde des notables sous les Qing, que d’une réponse à l’Occident ou même d’une contagion des idées occidentales comme l’historiographie le souligne souvent. Il s’agit là encore d’une thèse forte de l’ouvrage, alors que la Chine des Qing est déjà fortement insérée dans la mondialisation au XIXe siècle.Jusqu’en 1945, l’occupation japonaise de la Chine est la toile de fond sur laquelle s’élaborent les stratégies de Fronts unis et de guerre civile entre le PCC et le GMD. Dans le long voyage d’enquête et de ré-historisation auquel nous invite le sinologue, on peut noter et regretter cependant la place très limitée accordée aux facteurs économiques indissociables du politique, mais aussi au poids de l’environnement régional et à la politique étrangère et militaire de Pékin à partir de 1949 en contexte de guerre froide. Ces éléments externes ne sont pas sans avoir joué un rôle majeur dans l’analyse du politique en RPC jusqu’en 1976 (guerre de Corée, guerre du Vietnam, mise en place d’un “Troisième Front”, rupture sino-soviétique, ouverture au Tiers-monde et rapprochement avec les Etats-Unis notamment). De même, la bibliographie non destinée aux spécialistes ne mentionne pas certaines études ou biographies récentes sur le maoïsme, ses techniques de division, ses acteurs et ses victimes (Saich, Cheek, Leese, Shih, Meyskens, Wemheueur, Teiwes, DeMare, Fewsmith, Pantsov et Levine, Vogel, Gao Wenqian, Kerlan…). Présenté comme un simple « pivot », Hua Guofeng, le successeur de Mao, est décrit encore comme un unilatéraliste « béat » et un « piteux pion promu à son niveau d’incompétence », vision remise en question aujourd’hui par des travaux récents (Teiwes et Sun, Torigian, Malsagne). Certaines thèses de l’auteur ne manqueront pas par ailleurs de susciter des débats voire une forme de perplexité comme l’idée selon laquelle la Révolution culturelle ne serait pas un échec (p. 909) ou que la Chine est sortie du totalitarisme lors des années 1990-2000. Quant à la forme, les très nombreuses répétitions liées à l’exercice particulièrement redoutable de l’essai historique s’avèrent inévitables au vue du plan choisi. Le style souvent conceptuel et abstrait de l’analyse et les digressions liées au maniement de notions philosophiques, y compris au-delà de la sphère chinoise, pourraient dérouter le lecteur profane non connaisseur de l’histoire chinoise, mais aussi le spécialiste. C’est sans compter cependant sur l’enchaînement et la fluidité de la réflexion historique que l’auteur ne cesse de croiser avec les faits. Même si la Chine continentale est le sujet principal de l’étude, l’élargissement de la focale sur l’évolution politique de Taiwan après 1949 apporte une perspective globale et salutaire sur l’évolution du politique en Chine tout au long du XXe siècle. La lecture du premier tome de L’Empire terrestre contribue à faire apparaître au lecteur la démocratie taiwanaise actuelle comme le dernier vestige d’une tentative d’institutionnalisation de la démocratie en Chine pensée au début des années 1910. L’entrée dans La démocratie naufragée (1895-1976) nécessite un effort intellectuel évident pour quiconque cherche une boussole pour se repérer dans l’histoire de la Chine contemporaine. Le voyage-essai auquel nous invite Yves Chevrier n’est pas de tout repos. C’est sans aucun doute le prix à payer pour pénétrer en profondeur dans les méandres d’une histoire complexe, permettant ainsi d’échapper aux clichés et aux lieux communs véhiculés par des analystes peu scrupuleux. Malgré sa lecture difficile, le public friand de savoirs et d’analyses (spécialiste ou non) verra dans cet ouvrage convaincant un formidable outil de réflexion sur la Chine. Ce premier volume producteur de nouvelles césures annonce pour la plus grande joie des lecteurs la parution d’un deuxième tome, L’État restauré (1977 à nos jours) dont l’objectif est d’analyser les modalités de la sortie de l’enfer maoïste après 1976 par le processus de restauration de l’État et d’étatisation du communisme, noué autour de 1995 et sur lequel repose la Chine d’aujourd’hui.