Arrêter le temps avec Nicolas Mathieu
Nicolas Mathieu avait laissé les héros adolescents de Leurs enfants après eux (Prix Goncourt 2018) au soir la victoire de la France à la Coupe du Monde 1998, un soir de liesse où tout était possible. Dans son nouveau roman, Connemara, on se réveille vingt ans plus tard – un peu en gueule de bois.
Nous avions laissé les héros adolescents de Leurs enfants après eux (Prix Goncourt 2018) le soir de la Coupe du Monde de 1998, un soir de liesse où tout était possible. Dans Connemara, on se réveille près de 20 ans plus tard, au petit matin, un peu en gueule de bois.
Le nouveau livre de Nicolas Mathieu commence à un rythme effréné aux côtés d’Hélène Poirot, cadre chez Elexia, un cabinet de conseil. La quarantaine, deux filles, elle vit avec son mari, Philippe, dans une belle maison sur les hauteurs de Nancy. Mais le temps lui file entre les mains et elle a la sensation de ne pas parvenir à accomplir quoi que ce soit. Le temps sera l’un des grands fils rouges du roman : le temps adolescent aussi bien décrit que dans son précédent roman, et désormais le temps du travail en openspace, des journées auxquelles il manquerait plusieurs heures, ce temps compté, minuté, perdu et jamais retrouvé.
Non loin de là, Christophe Marchal, ancien camarade de lycée d’Hélène, vit toujours dans la petite ville de Cornécourt (le nom est inventé, mais la ville se situe non loin d’Epinal et de Nancy). Au lycée, il était le garçon que tout le monde s’arrachait, brillant joueur de hockey qui avait même fait la une de la presse locale et était passé au JT en 1993. Aujourd’hui, il vend de la nourriture pour chien, s’est fait quitter par la mère de son fils Gabriel et s’occupe de son père qui n’a plus toute sa tête. Il regarde le sport à la télé plus qu’il n’en fait (même s’il reprend du service pour l’équipe de hockey d’Epinal à 40 ans) et boit des bières avec sa bande d’amis.
Un peu comme dans la chanson Les filles de 1973 de Vincent Delerm, de vieux noms rejaillissent sur les écrans d’Hélène. Lison, sa stagiaire bien avisée, l’a inscrite sur Tinder. Lors d’un date décevant, elle recroise Christophe Marchal qui boit un verre dans le même café. Elle passe ensuite la soirée sur Copainsd’avant.com et de vieux souvenirs surgissent – notamment celui de son ancienne meilleure amie, Charlotte Brassard. À partir de là se tissent plusieurs histoires : les enfances parallèles de Christophe et Charlotte, leurs trajectoires opposées (Christophe qui est resté à Cornécourt après une gloire éphémère, Hélène qui a voulu s’affranchir de son milieu) et leurs retrouvailles.
« Décidément, les bouquins et le désir ont tout à voir »
Nicolas Mathieu décrit comme personne ces états de l’adolescence, les premières lectures, les premiers désirs, cette impression latente de nostalgie de quelque chose que l’on n’a pourtant même pas encore vécu, cette aspiration à l’ailleurs et la sensation que le cœur va éclater. D’un côté les filles, qui ont toujours l’air plus grandes que les garçons du même âge lors des boums les samedis après-midi. Filles qui, des années plus tard, ont beau être brillantes comme Hélène, se sentent toujours un peu inférieures à leurs maris. De l’autre, des garçons qui n’en ont pas moins le cafard à la fin des vacances – en premier lieu Christophe : « cette année, il n’était plus assez petit et pas encore assez grand ». Des deux côtés, un état d’excitation et beaucoup de maladresse lorsqu’il s’agit de rencontrer l’autre. Heureusement, Hélène peut compter sur la bibliothécaire pour lui conseiller des livres qui feront son éducation, sur sa meilleure amie Charlotte pour lui prêter des romans de gare piqués à sa mère, ou même sur les cours de français où la simple évocation de Belle du Seigneur – « l’amour, la cruauté » – suffit à la faire rêver sans même l’avoir lu. Lorsqu’Hélène découvre en lisant le journal intime de Charlotte, à l’occasion de vacances à l’île de Ré, qu’elle a une idylle avec le champion du club de hockey, un mélange de jalousie et d’excitation la pousse à épier le jeune homme – les deux amies assistent à tous les matches de hockey.
Quand Hélène et Christophe se revoient, ils évoquent ces souvenirs avec un mélange de satisfaction et de malaise. Ils se flattent, tâtonnent, se cherchent, et finissent tout de même par faire des confidences sur « l’intime merdier qui ne va jamais bien pour qui que ce soit ». Chez Elexia, Hélène fait des slides à longueur de journée pour venir à bout d’organigrammes dans le cadre de la récente fusion des régions des Vosges et de la Moselle. Du terroir au territoire, il n’y a plus qu’un pas, ou un mot puisque la novlangue managériale (propal, kickoff, scalable…) a tendance à vider toutes les interactions de leur sens. Son patron, lui, espère bien tirer profit de la situation puisque nous sommes en 2017, quelques semaines avant l’élection d’Emmanuel Macron et de la promesse de « l’esprit corporate finalement étendu à la République ». Christophe, lui, peine à croire que son fils va bientôt quitter la maison, emmené par sa mère.
L’écriture de Nicolas Mathieu, toujours vive, incisive et juste, parvient à intégrer avec sincérité le langage courant de notre époque et une forme d’oralité qui sert son propos et donne une densité qui confine parfois à la poésie. Dans un café qui ne paie pas de mine, l’un des clients ressemble à une sculpture de Giacometti, Hélène s’y sent « comme dans une peinture flamande » – ou peut-être plutôt un tableau d’Edward Hopper ? – tandis que vingt ans plus tôt, Christophe s’y réfugiait pour suivre une silhouette féminine, avec d’autres lycéens dont les préoccupations ne changent pas au fil des générations : « une conso pour tenir trois heures et refaire le monde en mieux ». Les préoccupations ne changent pas, mais la toile de fond s’abîme et la campagne ne trouve pas son compte dans l’uberisation du monde ni de candidat à la hauteur de ses rêves. L’auteur convoque ainsi des témoins silencieux du temps qui passe, à l’instar de cette nappe qui « aurait pu tout raconter » : les repas de famille, les disputes, des générations de rôtis du dimanche ou de dîners devant la télé, la docilité des femmes en cuisine et la bonhomie des hommes au digeo.
« Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur… »
Comme autant de moments de grâce, la chanson de Michel Sardou qui donne son nom au roman apparaît à plusieurs reprises. Entendue à la radio par hasard, cette chanson évoque d’abord à Christophe plusieurs étapes de sa vie : lorsqu’il était enfant avec ses parents lors de longs trajets en voiture pour partir en vacances, dans des boîtes de nuit, et surtout un soir de réveillon où il avait déposé son fils chez sa mère Charlie, sans savoir ensuite avec qui passer la nouvelle année. Une chanson de désespérance, mais la justesse d’une « sagesse de vieillard ». Chez Hélène, la chanson a une autre résonance. Cette chanson la ramène à son premier travail – déjà dans une boîte de conseil. Son patron, qu’elle admire, l’emmène en boîte de nuit pour fêter le dernier soir de leur déplacement. Lorsque la chanson commence, autre faille spatio-temporelle qui la ramène aux fêtes dans son école de commerce à Lyon, où elle passait « pour faire comme HEC ». Une dernière fois, à la fin du livre, la chanson réapparaît lorsqu’Hélène et Christophe sont tous les deux au mariage de Greg, vieil ami de Christophe. C’est la dernière fois qu’ils sont réunis autour de la même chanson. « Les premières mesures tombèrent, évidentes pour tout le monde », tout le monde sans exception est happé : « ceux de gauche et qui détestaient le chanteur mais savaient pourtant chaque parole », « les mecs comme à la mêlée et les filles aux yeux fermés, sous le déluge des couleurs et le refus de l’aube. Puis les convives se mirent à sauter et faire la ronde, horriblement solidaires, archaïques à faire peur ». Comme un instant suspendu, la chanson déclenche chez les personnages du roman une aspiration à être vivant, à arrêter le temps.
L’enjeu de tous les personnages sera peut-être celui-là : « appartenir », pour reprendre le dernier mot de Leurs enfants après eux. Appartenir au monde, pour les adolescents de Connemara, c’est d’abord le désirer : par la lecture, mais aussi par la rencontre du corps de l’autre. Le regard des personnages est obsédé par des micro-détails : la queue de cheval d’une fille, le ruban d’un maillot de bain, la frontière entre une épaule et un débardeur… Ces seuils qu’évoquait Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, qui séparent la peau de l’accessoire et sont propices au déclenchement du désir. Il y a chez Nicolas Mathieu une écriture de toutes ces textures, celles de la peau, des sentiments, mais aussi celle du temps. Témoin l’une des dernières phrases du livre, lorsqu’Hélène et Christophe se recroisent des années plus tard, chez Castorama :
Il la regarde. Elle est belle. Belle à la manière des souvenirs de vacances, comme ces visages familiers qui vous reviennent avec l’odeur de l’herbe coupée, ou ressuscitent quand l’après-midi filtre par les persiennes et ranime la mémoire d’une sieste dans un maison où l’on a été heureux. Hélène contient tout ce temps partagé. La grande bouffée d’air de leurs six mois.