Réflexion sur la mémoire de l’être en exil
Dernier roman de l’écrivain irako-allemand Abbas Khider, Der Erinnerungsfälscher (Le faussaire de souvenirs) rend compte de l’existence d’un ancien réfugié irakien en Allemagne, des trahisons de la mémoire et des promesses de l’écriture.
Viens au plus vite ! Bien installé dans son train de retour d’une table ronde où il vient de présenter un de ses récits, Saïd Al-Wahid, jeune écrivain allemand d’origine irakienne, est sommé d’interrompre son quotidien afin de se rendre au chevet de sa mère mourante. Ce voyage tant imprévu que précipité, de Mayence à Bagdad, constitue la trame de ce court roman, le sixième de l’auteur, et donne l’occasion au personnage de se livrer à l’introspection, de sonder sa vie d’exilé, une vie de Janus aux deux visages : « un Moi caché et un Moi visible, qui sont inconciliables mais doivent partager le même destin ».
Nombreux sont les écrivains qui, ces dernières décennies, dépeignent dans leurs œuvres la présence de réfugiés dans les pays germanophones. Ils gardent une mémoire critique de ces événements et contribuent avec les moyens qu’offre la littérature au débat politique et social sur le sujet. Abbas Khider fait partie de ces auteurs de langue allemande qui ont vécu l’expérience d’un exil contraint – condamné pour des raisons politiques en Irak à l’âge de 21 ans, il parvint à fuir après deux ans d’emprisonnement – et qui témoignent en littérature de leur condition d’exilé, de leur « exiliance » pour le dire avec Alexis Nuselovici dans La condition de l’exilé, « ce noyau existentiel commun à tous les sujets en migration ». Dans Le faussaire de souvenirs, Abbas Khider décrit la singularité d’une telle exiliance aujourd’hui en Allemagne pour un ancien réfugié irakien.
La condition d’éternel étranger de Saïd doit beaucoup aux décisions injustes ou aléatoires de l’administration (comme la révocation inattendue de son droit d’asile ou encore l’impossibilité de déclarer la naissance de son propre fils), autant de complications à l’issue toujours incertaine qui rappellent un précédent roman d’Abbas Khider, Ohrfeige (La Gifle, 2016), sans toutefois en reprendre la véhémence. Non que le ton soit résigné ici, mais il est plus posé, plus pondéré. Certes, le narrateur focalisé sur le personnage de Saïd rappelle des situations vécues de discrimination ou des paroles d’extrême-droite devenues monnaie courante, il ne manque d’évoquer non plus la radicalisation d’autres réfugiés et en conséquence les soupçons permanents qui pèsent à son égard : malgré les nombreuses années vécues en Allemagne, Saïd est en conséquence « toujours quelqu’un qui ne se fie pas au monde » et vit dans un état de vigilance accrue. Pas de ressentiment toutefois ni de jugement dans ce roman, plutôt la volonté de comprendre d’un personnage transnational et, en cela, bien au-delà de la dichotomie trop vite établie entre « Allemands » et « étrangers », entre un « nous » et un « eux », à laquelle pourtant il ne cesse de se heurter.
Dans un des chapitres centraux du roman, Saïd se rappelle l’importance pour lui, durant sa fuite, de sa lecture du Pigeon de Patrick Süskind, lecture qui, miroir de son propre parcours, est commencée en arabe, maintes fois interrompue, et achevée en allemand. Il n’est pas un hasard qu’il ait choisi cette nouvelle : que se passe-t-il quand un événement, quel qu’il soit, fait basculer toute une vie ? Cette question sous-tend aussi Le faussaire de souvenirs. Retrouver un équilibre et une orientation en exil – « dans un pays étranger, il n’y a pas de points cardinaux » –, mais aussi retrouver une dignité et une contenance sont autant d’enjeux au cœur de ce roman. Le noyau familial que Saïd parvient à créer en exil tout autant que son activité littéraire vont lui rendre le sentiment d’être au monde : « À présent l’enfant fait de nouvelles racines, et l’écriture me fait couler un sang neuf dans les veines. »
Quand, de fait, sa vie en exil se stabilise assez pour permettre à son rêve d’écrire de refaire surface, son « Moi caché » vient lui faire obstacle : les souvenirs de son enfance sous la dictature de Saddam Hussein, l’exécution de son père, comme la misère et les tabous qui en furent les principales conséquences. « Falsifier les souvenirs » se révèle être alors une, voire la seule échappatoire possible, dans la mesure où elle lui donne la faculté de « raconter une seule vraie histoire, la sienne, qui ne pourra jamais être vraie. » Saïd entreprend en conséquence de « donner de la couleur au monde en noir et blanc qui se présente à sa mémoire » et ne tarit pas d’images pour appréhender ses souvenirs vrais et faux à la fois. Il revient ainsi sur les différentes étapes de sa fuite hors d’Irak – un chapitre qui fait écho cette fois à Der falsche Inder (Le faux Indien, 2008), roman dans lequel Abbas Khider représentait la fuite comme un cycle à jamais répété – et, son avion approchant de Bagdad, ce sont cette fois les souvenirs de sa sœur, victime avec ses enfants d’un attentat meurtrier dans la capitale irakienne, qui affleurent.
Saïd réagit avec sang-froid à l’annonce du décès de sa mère, survenu peu avant son arrivée. De même, son incapacité flagrante à estimer désormais l’insécurité qui règne à Bagdad et à adapter ses faits et gestes en conséquence fait de lui un étranger inapte à vivre en Irak – un « orientaliste européen », est-il dit de lui non sans ironie –, ce qui ne semble pas l’affecter outre mesure. Mais, une photo accrochée au mur dans la maison de son frère, comme si son voyage n’avait eu finalement comme seul et unique but que cette photo, le représente enfant, entouré de ses parents et de ses frères et sœurs, et rappelle à l’ordre sa mémoire et l’ébranle : « conserver des photos, c’est comme collectionner des blessures. »
Une citation de Klaus Mann mise en exergue au roman a le double effet d’introduire la question de la faillibilité, tragique et nécessaire, de la mémoire – seule réserve de réalité toutefois à laquelle l’écrivain vient puiser – et d’établir un nouveau lien avec ce qui est communément appelé Exilliteratur, la littérature de l’exil allemand entre 1933 et 1945. Tout lecteur d’Abbas Khider sait à quel point il en est familier, preuve en sont notamment les références (entre autres, dans son roman Die Orangen des Präsidenten, Les oranges du Président, 2011) à Hilde Domin dont il a traduit des poèmes en arabe. Si bien des écrivains établissent actuellement en Allemagne ce genre de liens avec un exil passé dans la volonté de comprendre et de représenter leur propre exiliance, le souhait d’ouvrir le dialogue avec des lecteurs allemands à partir de références communes est tout aussi manifeste.
Avec Le faussaire de souvenirs, Abbas Khider poursuit cet échange engagé depuis son premier roman. Publiée tout d’abord dans une maison d’édition indépendante hambourgeoise, Edition Nautilus, son œuvre paraît désormais chez Hanser et suscite de plus en plus d’intérêt. Abbas Khider écrit toujours depuis la perspective du réfugié, depuis la marge, et son œuvre témoigne de la nécessité de faire entendre dans une société qui a encore du mal à se considérer comme plurielle cette parole qui lui est pourtant, au même titre qu’une autre, pleinement constitutive. « Une société qui assure le passage de la marge au centre », écrit la philosophe Françoise Collin, « est une société encore vivante ». Par les images qu’il déploie, comme par son ton juste et précis qui pointe sans accuser, Le faussaire de souvenirs donne certes à voir les contradictions d’un pays qui sont également celles de l’Europe tout entière, mais il laisse entendre aussi à travers une perspective à la fois allemande et irakienne qu’une pluralité est encore concevable.
Saïd avait promis à son fils, né à Berlin, de l’emmener à Bagdad lorsqu’il aurait sept ans. La conversation finale en apparence banale entre père et fils, dans laquelle celui-ci le rappelle à sa promesse, est lourde de tout le sens véhiculé dans le roman et laisse le lecteur seul juge de la complexité de la situation. Que le roman s’achève sur une question de l’enfant n’a rien d’anodin : Le faussaire de souvenirs, qui n’est autre qu’une réflexion sur la mémoire de l’être en exil, s’ouvre au dialogue, dans l’intérêt des générations futures.