Facilité européenne pour la paix : 500 millions d’euros de plus
1 — La décision de Versailles
Une décision et une seule a été prise en matière de défense lors de ce sommet de Versailles. Les chefs d’État et de gouvernement de l’UE ont ajouté 500 millions d’euros à la Facilité européenne pour la paix (FEP) portant son budget à un milliard d’euros, après une enveloppe de 500 millions d’euros débloqués il y a deux semaines. Pour un instrument extrabudgétaire qui a été créé en 2021, c’est un investissement dont on peut dire, sans prendre beaucoup de risques, qu’il n’aurait pas été réalisé, sans la situation tragique faisant suite à l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes.
2 — L’unité des vingt-sept
Dans une grand-messe diplomatique qu’est un Conseil européen informel, la photo de famille compte afin de montrer l’unité des 27. Cette unité européenne n’a pas été prise en défaut depuis le 24 février 2022. Pourtant, est-ce que cette unité politique des 27 allait de soi après le Brexit ? Non. Est-ce qu’elle s’imposait dans un régime politique transnationale polyarchique et qui, de surcroît, connaissait ces derniers mois des conflits politiques âpres entre Varsovie et la Cour de justice de l’Union européenne ? Non plus. Est-ce qu’il était évident de faire converger des États membres qui ont des cultures stratégiques divergentes construites, entre autres, par une perception différenciée de la menace russe ? Sûrement pas.
3 — La politique du « gentle reminder »
De fait, il ne s’agirait pas de balayer d’un revers de la main cette observation en affirmant de manière péremptoire que « la défense européenne n’existe pas et que ce sommet n’a servi qu’à remplir les hôtels luxueux de Versailles », comme cela fut répété par des « experts » sur Cnews. La politique du « gentle reminder » confirmant l’unité des 27 ne doit pas être prise pour acquis d’autant plus dans des domaines d’action publique, la défense et la politique étrangère, pour lesquels les compétences propres de l’UE sont limitées, la règle de l’unanimité entre ses États membres déterminant la prise de décision. On notera également que les opinions publiques européennes sont jusqu’à présent très majoritairement favorables à un soutien politique, humanitaire et militaire à l’Ukraine.
Niveau d’investissement : des millions euros plutôt que des milliards
4 — « L’Ukraine fait partie de la famille européenne »
Pour autant, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE ont fait, comme il fallait s’y attendre, un usage extensif du registre déclaratoire et symbolique. Le Président Zelenski et les forces militaires ukrainiennes attendaient autre chose qu’Emmanuel Macron atteste qu’il y a une « prise de conscience » de la part des Européens, un « courage de l’unité » et que le « message vis-à-vis de l’Ukraine a été clair ». Le Président Zelenski a bien des raisons de se montrer impatient demandant aux 27 de faire davantage que d’entendre Charles Michel dire que l’ « Ukraine fait partie de la famille européenne » ou que l’hymne ukrainien a été joué lors du Conseil européen. Cette politique du « gentle reminder » est une condition nécessaire mais insuffisante pour « renforcer les capacités militaires », objectif affiché par les 27.
5 — Des millions plutôt que des milliards
En ce qui concerne l’offre, on ne trouvera aucune trace dans la déclaration de Versailles de la création d’un « fonds d’investissement » de 200 milliards d’euros, idée qui circulait ces derniers temps dans les cercles informés. Ce projet avait pour modèle le plan de relance de 750 milliards d’euros décidé à l’été 2020 par les leaders européens, dans le contexte de la crise de la Covid-19. Outre les limites intrinsèques d’un tel outil illustrant une politique de l’exception et un déficit démocratique, le niveau d’investissement de l’UE demeure celui des millions d’euros plutôt que des milliards d’euros en matière de défense. Il faudra des incitatifs économiques d’un autre niveau pour générer des changements structurels.
6 — Et la BITD ?
De plus, il est pour le moins gênant d’entendre, lors de la conférence de presse de fin de sommet, Emmanuel Macron et Charles Michel indiquer qu’ils se donnent comme objectif de « tenter de donner un élan », d’« identifier les champs d’action » et les « investissements dont nous avons besoin » en ce qui concerne la Base industrielle technologique et de défense européenne (BITDE). Comme si, non seulement cet objectif n’avait pas été défini depuis des mois déjà, et surtout sans faire état des projets en cours exigent un soutien politique au plus haut niveau : le char d’assaut du futur (MGCS) entre l’Allemagne et la France ; l’avion de combat du futur associant l’Allemagne, la France et l’Espagne (SCAF) ; l’Eurodrone auquel participent l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie (RPAS). La constitution de « champions européens » afin de structurer la BITDE n’a pas davantage été évoquée.
7 — L’ordre intergouvernemental de la défense européenne
Pour ce qui est de la demande, nous n’en savons pas plus des préférences des leaders européens. Or, il serait bien naïf de considérer que des incitatifs économiques pour stimuler le marché intérieur seraient suffisants pour consolider les capacités militaires sur le grand continent. L’objectif est-il de renforcer les capacités des États membres ou des capacités partagées de l’UE ? Sous mandat du Conseil et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) s’additionnant aux efforts de l’Agence européenne de défense (AED) ? Ou de la Commission venant ainsi compléter le Fonds européen de défense (FED) ? Rappeler, comme l’a fait le président du Conseil européen, la récente décision prise par le Chancelier Olaf Scholz d’ajouter 100 milliards d’euros au budget militaire de l’Allemagne, le choix de la Suède de porter son budget militaire à 2 % du PIB ou la décision du Danemark d’organiser un référendum sur sa participation à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), n’y aide pas. Un indice, toutefois : le mot d’« intégration » n’a jamais été prononcé, à l’inverse de ceux de « coordination », de « mutualisation » et de « coopération ». L’ordre intergouvernemental de la défense européenne semble de fait solidement ancré.
Il n’y pas eu de miracle à Versailles : et après ?
8 — Hystérésis de l’habitus
Le prochain Conseil européen aura lieu les 24 et 25 mars prochain ; un autre Conseil européen « portant sur les capacités militaires » a été annoncé pour le mois de mai – soit après le second tour de l’élection présidentielle française. Sur le projet de ce fonds d’investissement pour la défense européenne, plusieurs centaines de milliards d’euros pourraient stimuler la BITDE. Mais qui dit stimuler ne dit pas transformer, en fonction, de la manière dont ce fonds est utilisé et donc des incitatifs définis par le politique. En effet, des fonds publics nationaux pourraient aussi avoir l’effet de renforcer les pratiques du passé, en faveur d’une industrie nationale ou de préférences transatlantiques, au détriment d’une défense européenne.
C’est contre ce vent contraire qualifié par les uns de « dépendance au sentier » institutionnel, par les autres, d’« hystérésis de l’habitus », que les leaders européens doivent lutter s’ils et elles veulent impulser des changements qui soient autres que paramétriques. La volonté politique proclamée avec autant de sincérité que de gravité, n’y suffira pas.
9 — Le risque du court terme
Les décisions qui doivent être prises dans les semaines et mois à venir visent, non seulement à répondre à la situation d’urgence en Ukraine à court terme, qu’à produire des effets structurels au sein de l’Union à long terme. Cependant, le risque pour les leaders européens est de se limiter à des instruments ad hoc, consensuels et aux effets secondaires, pour ne pas risquer de fissurer l’unité européenne par des positions politiques irréconciliables. De fait, le danger est de se complaire dans cette politique du « gentle reminder » qui trouve un écho dans cette affirmation, répétée quasi quotidiennement et pourtant empiriquement erronée, selon laquelle « il y a eu plus d’avancées en deux semaines qu’en vingt ans pour la défense européenne ».
10 — Tout reste à faire
Une autre facilité serait de répéter comme un mantra que « l’Europe se construit dans les crises » s’auto-persuadant de l’effet performatif de cette situation tragique. Si une crise à l’intérieur de l’Union et une guerre à ses frontières produisent une « fenêtre d’opportunité » pour impulser des changements politiques, ces derniers nécessitent un travail politique de cadrage des problèmes publics à régler, d’usages et de création d’instruments pour y répondre, et de légitimation de cette action publique. En somme, les crises n’ont jamais intégré l’Europe comme-par-magie. Tout reste à faire.