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Le gouvernement dont vous ferez partie à partir du mois de mars nourrit de grandes attentes, notamment parce qu’il cristallise les demandes des manifestations de 2019 et semble avoir la ferme intention d’apporter des réponses. Une insatisfaction qui viendrait du modèle de développement chilien. Face à la multidimensionnalité des crises auxquelles le Chili est confronté, que pourrait apporter le volet environnemental dans le cadre d’un nouveau modèle de développement ?
C’est, en effet, la grande question. Le ministère de l’Environnement, dans le cadre institutionnel du Chili, est relativement jeune. Il n’a qu’un peu plus de dix ans. Comme toute nouvelle institution, il s’est progressivement fait une place avec un rôle de plus en plus important, mais il ne s’agit évidemment pas d’un des grands ministères ; c’est même un des plus petits. Lorsque le président élu affirme que ce gouvernement sera féministe et écologiste, on a tendance à croire que, cette fois-ci, il jouera un rôle encore plus important. Et je comprends que, en m’invitant à faire partie du gouvernement, ce sera mon rôle : donner un contenu à cette signification. Cela permet de croire et de lancer cette transition et cette transformation. J’aime ces deux termes-là : transition et transformation.
Il y a un cap, fixé depuis la signature par le Chili de l’accord de Paris, à savoir, l’engagement de la neutralité carbone. Il s’agit déjà, dans une large mesure, d’un nouveau modèle de développement. Ses implications sont primordiales pour ce modèle de développement. Si l’on ajoute à cela ce qu’implique la lutte contre la crise écologique, le changement sera profond pour le Chili.
Dans de nombreux pays, il existe des conflits d’intérêt évidents entre les ministères de l’Économie, de l’Énergie, du Développement productif et de l’Environnement. Comment le ministère de l’Environnement peut-il garantir l’intégration transversale de l’action pour le climat ? Avec quels partenaires ?
Partenaires : c’est le mot clé. Cela ne peut se faire en solitaire. Le travail sur le changement climatique doit être transversal. Cela signifie que la sensibilité, la compréhension, doivent imprégner tous les autres ministères. Un tel travail est déjà en cours avec le ministère de l’Energie. Pour l’instant, les deux ministères travaillent très bien, et c’est le cas aussi pour le ministère de la Science. Et je pense que cela continuera à être le cas : les deux agendas sont très liés.
Cependant, je vais répéter quelque chose que j’ai déjà dit à plusieurs reprises, bien avant que je n’imagine que je serais en mars à la tête du ministère de l’Environnement. En fait, c’est Nicholas Stern, l’économiste britannique qui travaille sur ces questions, la première personne que j’ai entendue le dire. Il est venu au Chili il y a de nombreuses années, où il a été reçu dans l’ancien Congrès, avec le président du Sénat. Il y avait le ministre de l’Environnement et le ministre de l’Énergie. Il a souligné qu’il trouvait tout cela formidable, mais qu’il manquait quand même à la table le ministre des Finances. Lorsque vous commencez à vouloir mettre en œuvre toutes ces transformations, il est clair que le ministre des Finances doit être aligné sur celles-ci, qu’il doit partager cette sensibilité et qu’il doit comprendre que la crise climatique est un problème de développement. Toutefois, les ministres des Finances sont en général plus préoccupés par le court terme. Le long terme est plus difficile à appréhender. La tâche est énorme. Il y a aussi d’autres ministères en jeu : celui de l’Agriculture, celui de l’Économie, celui du Développement social. J’aimerais vraiment travailler en étroite collaboration avec chacun d’entre eux.
D’après votre expérience à la COP25 en tant que présidente du Conseil scientifique, quelle est votre analyse des engagements non tenus par les pays du Nord en termes de financement ?
C’est une bonne question. J’ai assisté à la COP25 et, honnêtement, il s’agit de négociations très complexes. Mais au-delà des aller-retours d’une négociation entre 200 pays ayant une longue histoire, il me semble très contre-productif que les pays développés ne tiennent pas leur parole. Comment puis-je exiger quelque chose si je ne tiens pas ma parole en ce qui concerne mes engagements ? Je pense que cela produit de la méfiance à un niveau non négligeable et, pour ceux qui ne veulent pas vraiment d’action climatique, c’est une très bonne excuse pour ne rien faire. Cela ne nous aide pas à faire les progrès dont nous avons besoin de toute urgence.
À l’échelle internationale, qui, selon vous, pourrait être l’allié de l’agenda climatique chilien, voire latino-américain ?
J’ai l’impression qu’il n’existe pas un seul agenda climatique latino-américain, mais bien plusieurs. Vous l’avez dit vous-même : peu de pays ont présenté leur stratégie. Pour de nombreux pays de l’Amérique latine, l’atténuation, c’est-à-dire, la réduction des émissions des gaz à effet de serre, n’est pas une priorité. Il s’agit d’un continent qui, vu le niveau élevé de vulnérabilité, s’intéresse et s’occupe plutôt à faire avancer l’agenda de l’adaptation. Quant à l’atténuation, pour le Chili, ce qui a longtemps été un handicap est aujourd’hui presque une bénédiction : ne pas avoir de combustibles fossiles. Le Chili n’a pas de pétrole ni de gaz ; il a eu un peu de charbon à un moment donné. C’est donc très différent, de ce point de vue, de ce qui se passe dans d’autres pays, où il y a des hydrocarbures et où il est beaucoup plus difficile de décider de les laisser dans le sol, de fermer le robinet et de passer directement aux énergies renouvelables.
À mon avis, une transition et une action climatique justes impliquent dans le cas de l’atténuation que les plus vulnérables soient les premiers à recevoir les bénéfices des mesures qui vont être mises en œuvre. Devenir un pays neutre en carbone est évidemment positif à l’échelle mondiale au regard du changement climatique, mais cela apporte des avantages économiques, sociaux et environnementaux au niveau national. Toutefois, cela nécessite un investissement initial important. Ce n’est pas un chemin facile. C’est là que les pays développés doivent aider les pays en développement, en vertu du principe des responsabilités partagées mais différenciées de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, afin qu’ils puissent prendre la bonne voie le plus tôt possible. Parce que si nous arrivons plus tard, nous serons toujours en position de faiblesse et ces inégalités historiques continueront à persister.
Comment gérer cette tension entre atténuation et adaptation ? À l’heure où les financements climatiques ne sont pas au rendez-vous, quel type de mesures faut-il privilégier ?
Dans le cas du Chili, comme je l’ai dit, ce qui était un manque pendant de nombreuses années est devenu maintenant un atout, car cela nous a permis d’avancer beaucoup plus rapidement vers les énergies renouvelables. Il ne s’agissait pas de laisser l’un de côté pour se concentrer sur l’autre puisque, tout simplement, nous n’avions pas cet autre. Dans le cas d’autres pays où il existe un potentiel similaire des énergies renouvelables, la décision est claire : fermer le robinet du gaz.
Ce qu’il faut faire, c’est donner la priorité aux mesures qui ont un triple impact : sur l’agenda climatique, sur l’emploi et avec des bénéfices sociaux très clairs et de façon très rapide. Lorsqu’on établit un bilan de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas, il faut intégrer ces critères dans la prise de décision.
Avec l’agenda climatique, il semblerait que l’on puisse trouver plus facilement ces réponses à triple effet. Qu’en est-il de la crise de la biodiversité ? Le Chili dispose-t-il d’une stratégie en matière de biodiversité et comment comptez-vous aborder cette question ?
Le projet de loi sur le Service de Biodiversité et Zones Protégées sera pour moi un projet prioritaire à partir du mois de mars. Il est sur la table au Congrès depuis environ 10 ans. C’est une pièce manquante très importante de la politique environnementale. Au point de vue institutionnel, c’est la dernière pièce manquante. Nous allons certainement devoir y consacrer beaucoup d’énergie pour qu’il soit adopté.
La crise climatique et la crise de la biodiversité sont deux crises liées. Dans le premier cas, l’agenda international s’est établi de manière beaucoup plus claire ; la crise de la biodiversité est fondamentalement liée à notre rapport avec l’environnement et à la façon dont s’est diffusée l’interaction humaine sur la planète. Honnêtement, j’avais été très choqué par le rapport 2019 du GIEC, intitulé Climate Change and Land, selon lequel nous sommes intervenus sur plus de 70 % de la surface de la Terre. C’est énorme. Et bien que nous, êtres humains, soyons nombreux, il est absolument vital de comprendre que nous faisons partie d’un écosystème, que si nous détruisons cet écosystème, nous nous détruisons aussi.
Certains soulignent que pour faire face à la crise de la biodiversité, il ne suffira pas d’augmenter les zones protégées, mais qu’il faudra plutôt proposer une transformation plus profonde des systèmes de production et de consommation. Comment peut-on penser un modèle de développement qui offre une réponse aux multiples crises environnementales et qui garantisse en même temps les droits sociaux et économiques ?
La préservation de la biodiversité passe évidemment par des zones protégées. Cependant, nous habitons une grande partie de la surface de la Terre et nous ne déplacerons pas tous les êtres humains vers une toute petite partie de celle-ci. Comment sommes-nous capables de coexister avec la nature de manière à ce que tout fonctionne correctement ?
Dans le cas du Chili, cela a du sens car de nombreux conflits sont liés à un certain territoire. Imaginons un projet de développement productif, une mine, une entreprise forestière, un élevage de saumon, peu importe. Ce projet déclenche un conflit avec les habitants, parce qu’ils ne veulent pas vivre près d’un endroit qui pâtit de toutes les externalités négatives que celui-ci entraîne. Mais, d’un autre côté, l’activité productive est nécessaire. L’important est donc de penser que nous sommes un système social et écologique, et que les décisions doivent être prises à l’échelle territoriale. Dans les pays fédéraux, les décisions sont beaucoup plus décentralisées. Le Chili est un pays très centralisé. Il y a en cela une volonté très importante de décentraliser dans l’agenda du Président et de celui de l’Assemblée Constituante. La prise de décision sur le territoire, avec l’adoption d’une approche territoriale, est essentielle pour s’attaquer à bon nombre des problèmes que nous connaissons dans le pays.
Quelles mesures peuvent être prises pour renforcer la participation citoyenne dans les questions environnementales ?
La participation est un mot que nous entendons depuis un certain temps déjà. La bonne nouvelle est que, par exemple, le ministère de l’Environnement inscrit la participation dans son ADN : les processus ne peuvent pas être menés sans participation. En ce qui concerne la qualité de la participation, je dirais que des progrès sont possibles. Il doit s’agir d’une participation effective, dans un cadre de transparence et de responsabilité. Et je comprends que, même si l’on peut penser qu’elle est encore insuffisante, le fait qu’elle existe n’est pas du tout acquis dans tous les ministères. C’est quelque chose qu’il faut généraliser.
Une des critiques que l’on entend est que la participation n’est bien souvent qu’une étape dans la circulation de l’information. L’autorité arrive et transmet des informations aux citoyens sans une véritable participation ou un quelconque dialogue. Dans les processus où l’on a la possibilité d’écrire, de rédiger des commentaires, il faut donc également renforcer l’obligation de rendre compte de ce qui a été inclus, de ce qui ne l’a pas été et des raisons de ces choix. C’est quelque chose de nécessaire, mais c’est vrai qu’il est aussi difficile de répondre de manière très détaillée. Il devrait y avoir un plus grand effort pour rendre clair, pour donner une traçabilité à la question de la participation ; pour dire ce qui a été modifié et ce qui n’a pas été collecté.
Par ailleurs, de nombreuses études ont montré que la participation n’est pas efficace quand les questions sont trop techniques. L’État doit articuler un dialogue efficace pour qu’il ne faille pas être docteur en écologie ou ingénieur en environnement pour comprendre réellement ce dont on parle.
Ce que le Chili doit également faire, c’est signer l’accord d’Escazú, qui comprend toute une partie liée à la participation.
Quels sont, selon vous, les principaux outils qui seront utilisés après la ratification de l’accord ? Dans quel sens pensez-vous que les institutions chiliennes doivent progresser davantage ?
À mon avis, une révision et une amélioration sont nécessaires, ce qui n’est pas facile. Les deux derniers gouvernements ont tenté de réformer une partie de ce cadre institutionnel, sans y parvenir. C’est une question qu’il faut que j’étudie : il faudra déterminer ce qui fera partie des urgences, ce qu’on pourra faire. Le Congrès chilien est en plus très fragmenté et le gouvernement ne comptera pas sur une majorité. Cela sera très difficile. Il faudra être très stratégiques quant aux objectifs à atteindre en faisant adopter des lois, ou grâce à d’autres moyens, d’autres instruments.
Dans un tel contexte, quel est votre pressentiment quant à l’adoption de la loi sur le Changement Climatique ?
J’ai bon espoir, car il reste peu à faire avant son adoption. J’ai même un petit espoir qu’elle soit adoptée par ce Congrès. Il s’agit d’une loi ayant fait l’objet d’un consensus assez large tout au long du débat parlementaire et, par conséquent, j’espère que, même si on se voit obligés à l’adopter lors du prochain Congrès, cela se passera sans difficulté majeur.
Le cas du Chili est très particulier, l’une de ses plus importantes crises environnementales étant liée à l’eau. C’est le seul pays au monde dont la Constitution accorde la possibilité de privatiser l’eau. Quels sont les défis que le ministère devra relever en matière d’eau ?
L’eau est une question très sensible. Nous avons connu 12 années de sécheresse. Une grande partie de la population rurale utilise, depuis des années, des camions-citernes pour recevoir de l’eau. Et la situation est si critique qu’en ce moment, certains quartiers de Santiago sont au bord du rationnement de l’eau. C’est aussi le cas à Valparaíso. Et nous ne parlons plus là de la population rurale mais bien de la population urbaine des deux plus grandes villes du Chili.
La crise s’approche vraiment à grands pas. Et malheureusement, le diagnostic n’est pas nouveau et n’a pas été beaucoup travaillé : au Chili, il y a une quarantaine d’institutions impliquées dans la gestion de l’eau. Il ne faut pas être un expert pour comprendre que cela ne peut pas fonctionner ainsi. Avons-nous un diagnostic ? Oui, et c’est un bon début. Mais alors, faisons quelque chose. Une partie sera définitivement résolue par la Constitution, et une autre partie le sera avec l’adoption de lois et la mise en place d’autres instruments. Il s’agit là d’un nouvel exemple d’une institutionnalité et d’une gouvernance dont les caractéristiques ne sont pas adaptées aux défis de ce siècle. Ce n’est pas non plus si étonnant. Les pays ont certaines structures que nous nous sommes données aux XIXe et XXe siècles, mais elles doivent être actualisées. Les défis du XXIe siècle nous indiquent que cette mise à jour ne peut se résumer à de simples ajustements mineurs, mais doit passer réellement par une transformation. Dans le cas du Chili, c’est valable pour l’eau, c’est valable pour l’air, c’est valable pour la terre, c’est valable pour tous les éléments de la nature. La crise climatique et de la biodiversité est transversale, mais le changement systémique requis devra l’être aussi. Et c’est soudainement un peu frappant. C’est naturel qu’il y ait une résistance à des transformations aussi profondes, mais il nous faudra finir par accepter que c’est la réalité des défis auxquels nous faisons face. Notre gouvernance n’est ni adaptée ni efficace pour le XXIème siècle.
Quel rôle la confiance dans les institutions joue-t-elle dans la politique environnementale et quelles sont les considérations à prendre en compte dans un contexte de faible institutionnalisme comme celui qu’on connaît en Amérique latine ?
Je pense que c’est un défi auquel tous les États sont confrontés : celui de bénéficier d’une bonne gouvernance. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un marqueur de différence assez important entre les pays du Sud et du Nord, où les institutions ont tendance à être plus solides, plus reconnues et plus fiables. Cela est valable non seulement pour les questions environnementales, mais pour toutes sortes de questions. L’autre élément concerne la manière dont on suit les choses. On peut avoir une loi, on peut décréter une mesure. Cependant, il faut ensuite surveiller et voir si ce qui est décrété se produit réellement. Tous les défis dont nous parlons sont très transversaux, mais ils sont aussi au cœur de l’Accord de Paris, qui a ce cadre de transparence renforcé. Les pays doivent rendre compte, contrôler et vérifier nos progrès concrets tant en matière d’atténuation que d’adaptation.