Le 7 octobre 2021, après quatre reports d’audience consécutifs, le Tribunal constitutionnel polonais a finalement rendu sa décision sur la requête du Premier Ministre polonais, Mateusz Morawiecki, qui lui demandait d’estimer que la façon dont la Cour de justice interprète certaines dispositions du droit de l’Union européenne sont contraires à la constitution polonaise. Le tribunal a considéré que sont contraires à la constitution polonaise les articles 1 (« Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe »), 4§3 (principe dit de « coopération loyale » entre l’Union européenne et les Etats membres) et 19§1, deuxième alinéa (« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ») du traité sur l’Union européenne en tant qu’ils s’appliquent à l’organisation judiciaire des États membres et permettent à des juridictions nationales d’écarter certaines règles nationales incompatibles avec le droit de l’Union européenne. Pour comprendre cette décision, il faut en décrire le contexte, celui de la crise de l’État de droit en Pologne. Il faut aussi expliquer en quoi consiste la jurisprudence de la Cour mise en cause dans cette décision. Il faudra ensuite expliquer en quoi exactement cette décision est inédite, avant d’envisager les éventuelles réactions de l’Union.
Contexte : la crise de l’État de droit en Pologne
En Pologne, le parti « Droit et Justice » (PiS en polonais), arrivé au pouvoir suite aux élections législatives du 25 octobre 2015, a entrepris dès son arrivée au pouvoir de prendre le contrôle du gardien et interprète de la Constitution qu’est la Cour constitutionnelle. Après avoir refusé de nommer les juges élus par la majorité précédente, le parti a modifié les règles de fonctionnement du tribunal constitutionnel, notamment en l’obligeant à trancher les affaires dans l’ordre où elles arrivent (lui interdisant donc de prioriser les affaires) et en modifiant les règles de majorité pour prendre une décision, de façon à perturber son fonctionnement. Puis, il a désigné le successeur du président sortant de la Cour dans des conditions contestées et a nommé de nouveaux juges.
Le Tribunal constitutionnel ayant été ainsi efficacement mis sous contrôle, le parti a entrepris de s’en prendre au reste du pouvoir judiciaire. Le pouvoir a d’abord essayé d’abaisser l’âge de la retraite des juges à la Cour suprême et des juges ordinaires avec effet immédiat, le Président de la République ayant un pouvoir discrétionnaire pour prolonger, sur leur demande, le mandat des juges actifs. Cette tentative s’est cependant heurtée, nous le verrons, à deux condamnations en manquement par la Cour de justice de l’Union. Une procédure d’appel extraordinaire a en outre été mise en place et permet, pendant trois ans, à une « Chambre extraordinaire » de la Cour suprême de rouvrir toute décision de justice devenue définitive après le 17 octobre 1997, sans l’accord des parties. Les « juges assistants » nommés par le ministère de la justice se voient permettre de siéger comme juges uniques dans les juridictions locales, sans oublier que le ministre de la Justice détient le pouvoir discrétionnaire de nommer et démettre les présidents de juridictions.
Les juges membres de l’équivalent polonais du Conseil Supérieur de la Magistrature (la « KRS ») sont en outre désormais élus non plus par leurs pairs mais par les députés, et donc par le PiS, ce qui a conduit le Réseau européen des Conseils de la Justice (RECJ) à suspendre son membre polonais en 2018. Les préoccupations concernant l’indépendance de la KRS sont d’autant plus importantes qu’elle est investie de pouvoirs importants à l’égard du pouvoir judiciaire polonais. En plus de proposer des noms pour les postes clés au sein du pouvoir judiciaire polonais, la KRS est compétente pour connaître des appels contre les décisions des présidents de tribunaux concernant le transfert de juges vers d’autres formations judiciaires. En outre, un grand nombre de présidents de tribunaux ont été nommés par l’actuel ministre de la Justice et certains d’entre eux ont été élus membres du Conseil national de la magistrature. Surtout, et de façon cruciale, les membres de la KRS ont proposé la nomination de l’ensemble des membres d’une nouvelle chambre spéciale de la Cour suprême en charge de la discipline des juges, dite chambre disciplinaire. Il n’est guère besoin d’insister sur les risques, en termes d’indépendance, que la responsabilité disciplinaire des juges relève de la compétence d’une chambre juridictionnelle dont les membres ont été nommés sur proposition d’une instance non indépendante du pouvoir.
Par la suite, une nouvelle loi, dite « muselière » par ses détracteurs, sur le système judiciaire du 20 décembre 2019, entrée en vigueur le 14 février 2020 est venue élargir la notion de faute disciplinaire, augmentant ainsi le nombre de cas dans lesquels le contenu des décisions de justice peut être qualifié de faute disciplinaire. Elle confère en outre à la nouvelle chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême la compétence exclusive de statuer sur des questions relatives à l’indépendance de la justice et interdit aux juridictions polonaises d’apprécier, dans le cadre des affaires pendantes devant elles, le droit de statuer sur des affaires par d’autres juges. Plus récemment, un nouveau président de la Cour suprême polonaise a été élu dans des conditions de légalité douteuse puisqu’ont participé au scrutin les juges nommés par la KRS, le président étant lui-même l’un de ces juges.
La jurisprudence de la Cour de justice
L’Union européenne a agi de différentes façons pour lutter contre le recul de l’État de droit en Pologne. La Commission a ainsi activé en janvier 2017 la procédure de l’article 7 du traité sur l’Union européenne, en son volet préventif qui permet à une majorité de 4/5 des États membres de constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs de l’Union. Ce constat n’est assorti d’aucune conséquence juridique et s’assimile à une forme à la fois de naming and shaming et d’avertissement sans frais. Plus récemment, l’Union a travaillé à se doter d’instruments permettant, sous certaines conditions, de suspendre le paiement de fonds européens aux États ne respectant pas les principes de l’État de droit. Mais c’est surtout la Cour de justice qui a été mobilisée dans la protection de l’État de droit.
Dans la période récente, la Cour a en effet développé une jurisprudence ambitieuse fondée sur l’article 19§1, alinéa 2, du traité sur l’Union européenne qui dispose que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». La Cour en déduit, en particulier depuis un arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses du 27 février 2018, que les États membres n’ont pas le droit d’adopter une mesure nationale susceptible de porter atteinte à l’indépendance des juges nationaux, à partir du moment où les juges en question sont susceptibles de se prononcer, en qualité de « juridictions », sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union.
C’est sur cette base que la Pologne a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour de justice de l’Union européenne, sur saisine de la Commission européenne. Elle le fut d’abord, à deux reprises en 2019, en raison d’une loi abaissant avec effet immédiat l’âge de départ à la retraite des juges, mettant fin de façon anticipée au mandat de toute une classe d’âge, assortie qui plus est du pouvoir discrétionnaire du Président de la République (lui-même issu du parti gouvernemental) de prolonger, sur demande, le mandat des intéressés. Elle le fut encore, plus récemment, en 2021, en raison de la réforme du régime disciplinaire des juges. Ce régime fut condamné par la Cour tant du point de vue institutionnel que substantiel. Institutionnellement, la Cour de justice a jugé que la Chambre disciplinaire de la Cour suprême constituait une juridiction autonome au sein de ladite Cour dont les membres, en raison en particulier de leur nomination sur proposition de la KRS, dont les membres actuels ont quasiment tous été nommés par le parti au pouvoir, ne présentaient pas les garanties nécessaires d’indépendance. Substantiellement, la Cour a estimé que les infractions disciplinaires énoncées dans la législation polonaise étaient définies de façon insuffisamment claire et précise, et pouvaient par conséquent dissuader les juges de trancher les litiges qui leur sont soumis de façon réellement indépendante.
Parallèlement, la Cour de justice a apporté un certain nombre de précisions par la voie de la procédure préjudicielle. Il s’agit d’une procédure de coopération entre les juges nationaux et la Cour de justice permettant (et, dans certains cas, obligeant) les juges nationaux à solliciter l’interprétation de la Cour de justice relativement à une règle de droit de l’Union. Cette interprétation est juridiquement contraignante et a force de jurisprudence. Or, dans plusieurs arrêts préjudiciels, notamment l’arrêt A.K. de 2019 et les arrêts A.B. et W.Ż. de 2021, la Cour de justice a nettement mis en cause l’indépendance de la KRS et de plusieurs chambres de la Cour suprême composés de juges nommés sur propositions de cette dernière, dont la chambre disciplinaire. Plus encore, elle a affirmé que les juges nationaux pouvant appliquer directement le droit de l’Union et ignorer toute règle ou décision nationale, y compris la nomination irrégulière d’un autre juge, lorsqu’une telle règle ou décision est contraire aux principes d’un procès équitable, en particulier le principe d’indépendance judiciaire.
Suprématie de la Constitution contre primauté du droit de l’Union européenne
Dans la décision du 7 octobre, ce n’est pas l’affirmation de la suprématie de la constitution nationale sur le droit de l’Union européenne qui est inédite. Il existe depuis fort longtemps, dans l’ordre juridique de l’Union, une tension entre deux principes contradictoires. D’une part, dans l’ordre interne de chaque État, la constitution est, en règle générale, la norme suprême et prévaut sur toute autre norme, y compris les normes issues du droit de l’Union. D’autre part, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, le droit de l’Union prévaut, en cas de conflit, sur toute norme nationale contraire, fût-elle de rang constitutionnel.
Cette tension s’est manifestée dès les années 1970, lorsque les cours constitutionnelles italienne et allemande ont affirmé qu’elles feraient, le cas échéant, prévaloir leur droit constitutionnel national sur le droit de l’Union en cas de violation des droits fondamentaux par ce dernier. Toutefois, cette tension est généralement maintenue sous contrôle par la bonne volonté et le dialogue entre juges nationaux et juges européens. Ainsi, dans l’exemple précédent, c’est en développant une jurisprudence protectrice des droits fondamentaux que la Cour de justice a convaincu les cours constitutionnelles nationales de renoncer à leurs menaces tant que le niveau de protection des droits fondamentaux garanti au niveau de l’Union resterait satisfaisant.
Malgré ce modus vivendi. Il peut arriver qu’une juridiction nationale fasse, de façon sporadique, prévaloir la constitution nationale sur le droit de l’Union dans un cas déterminé. Ce fut le cas de la Cour constitutionnelle tchèque dans l’arrêt Landtova de 2012, ou encore de la Cour suprême danoise dans l’arrêt Ajos (Dansk Industri) de 2016. On se souvient que la Cour constitutionnelle allemande a rejeté en 2020 l’autorité d’un arrêt de la Cour de justice et d’une décision de la Banque centrale européenne. Plus récemment, en avril 2021, le Conseil d’État français a lui aussi fait prévaloir une obligation tirée de la Constitution française sur une règle de droit de l’Union.
La décision du tribunal constitutionnel polonais se distingue cependant de ces précédents, pour deux raisons.
La première est l’ampleur de la décision. Les précédents cités concernent des cas ponctuels, dans lesquels une juridiction nationale écarte un arrêt spécifique de la Cour de justice ou bien une décision spécifique d’une institution de l’Union. Dans la décision du 7 octobre, c’est un pan entier de la jurisprudence de la Cour que le tribunal constitutionnel polonais a rejeté, jurisprudence qui plus est d’importance constitutionnelle car portant sur les valeurs de l’Union. Sans aller jusqu’à un « Polexit » formel, qui nécessiterait la notification à l’Union européenne d’une décision univoque du gouvernement, cette décision aboutit donc à rendre inapplicable à la Pologne une part substantielle du droit de l’Union.
La seconde distinction que l’on peut faire entre les décisions précédentes et celle du tribunal constitutionnel polonais tient au tribunal lui-même. Celui-ci n’est pas, en effet, un tribunal établi par la loi. C’est le tribunal constitutionnel polonais lui-même qui le déclarait, en 2016, avant de perdre son indépendance. Il a en effet considéré comme illégal le refus, par le gouvernement qui venait d’être élu, de la nomination de trois juges au tribunal constitutionnel polonais effectuée par la majorité précédente, à laquelle il a substitué ses propres choix. Il en résulte que le tribunal constitutionnel polonais est irrégulièrement composé et, dès lors, ne satisfait pas au standard de « tribunal établi par la loi » au sens du droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme (l’autre juridiction européenne, située à Strasbourg) l’a d’ailleurs affirmé clairement cette année dans un arrêt Xero Flor contre Pologne du 7 mai 2021. L’interprétation ainsi faite de la Constitution ne peut donc pas être tenue pour une interprétation authentique mais pour une interprétation issue d’un organe illégalement composé, dépendant de l’exécutif.
Que peut-il se passer maintenant ?
L’hypothèse la plus vraisemblable est le lancement d’une procédure en manquement par la Commission européenne. La Commission en a déjà lancé une contre l’Allemagne en raison de sa décision de 2020, motif pris d’une violation des principes de primauté et de coopération loyale. Cette procédure est toujours pendante. La même action pourrait être prise contre la Pologne. La procédure en manquement se décompose en deux phases : la première est la phase dite « pré-contentieuse », consistant en un dialogue avec l’État concerné en vue de résoudre le problème, suivie, le cas échéant, d’une phase contentieuse, devant la Cour de justice. Si la Cour constate que la Pologne a effectivement violé le droit de l’Union par la décision du 7 octobre, et si la Pologne n’en tire aucune conséquence, la Commission pourra initier ce que l’on appelle couramment une procédure en « manquement sur manquement », similaire à la procédure de manquement si ce n’est qu’elle peut découler sur des sanctions financières potentiellement importantes.
Une question qui se pose est de savoir si l’Union européenne pourrait, en parallèle, utiliser le levier budgétaire. Deux leviers sont possibles. Leur utilisation n’est pas liée directement à la décision du tribunal en tant que telle mais plutôt à la situation globale de l’État de droit en Pologne.
D’une part, le plan polonais (tout comme le plan hongrois) n’a toujours pas été approuvé par la Commission dans le cadre du plan de relance post-Covid. Cette approbation est nécessaire pour que la Pologne puisse recevoir sa part des 750 milliards d’euro du plan de relance. Or, l’approbation de ce plan, par la Commission puis par le Conseil, est soumise à la condition de « relever efficacement l’ensemble ou une partie non négligeable des défis recensés dans les recommandations par pays pertinentes » – ce qui inclut, dans le cas de la Pologne et de la Hongrie, l’indépendance de la justice et l’efficacité des mécanismes de lutte contre la corruption.
D’autre part, depuis l’adoption d’un règlement du 16 décembre 2020, la Commission peut proposer au Conseil de prendre, à la majorité qualifiée, des mesures appropriées lorsqu’il est établi que des violations des principes de l’État de droit dans un État membre portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte à la bonne gestion financière du budget de l’Union ou à la protection des intérêts financiers de l’Union, d’une manière suffisamment directe. Ces mesures peuvent consister en des suspensions ou interruptions de paiement. Certes, un recours en annulation a été introduit par la Hongrie et la Pologne contre ce règlement le 11 mars 2021 (les audiences ont commencé le 11 octobre 2021). Toutefois, ce recours n’est pas suspensif, et donc ne prive pas ledit règlement de son applicabilité en attendant le verdict de la Cour. Contrairement à ce qu’affirment les conclusions adoptées par le Conseil européen le 11 décembre 2020, ce règlement n’a pas davantage besoin, pour être applicable, que soient adoptées par la Commission des « lignes directrices » concernant la façon dont elle compte appliquer ledit règlement. Le Parlement européen fait d’ailleurs pression sur la Commission européenne pour enclencher le mécanisme sans attendre.
Il est difficile de dire si la Commission va utiliser l’un ou l’autre de ces leviers. Il est cependant certain que la décision du tribunal, parce qu’elle démontre une défiance assumée de la part du gouvernement polonais, rend d’autant plus difficile un déblocage sans conditions à la Pologne de fonds payés par le contribuable européen et dont le bon usage ne pourra pas être garanti par des juges indépendants. Cette décision constitue une nouvelle escalade dans le bras de fer qui oppose le gouvernement polonais et les institutions de l’Union en matière de protection des valeurs de cette dernière.