5 décembre : L’Europe de la défense

La question que nous abordons a été mise à l’ordre du jour du débat européen récemment, au gré des bouleversements géopolitiques. Mais est-elle non seulement réalisable, mais aussi politiquement souhaitable ?


L’Europe de la défense, un doublon inutile de l’OTAN ?


La carte que nous présentons illustre les dépenses de défense des pays de l’OTAN. Aujourd’hui encore, il faut le concéder, l’Europe est défendue par les États-Unis. Seule l’Angleterre, la Pologne, l’Estonie et la Grèce respectent leurs engagements en la matière. L’Europe de la Défense n’est-elle pour l’instant qu’une chimère ni financée ni vraiment utile ?
Le problème suivant est posé par le Brexit. L’Europe de la Défense se fera sans le Royaume Uni, peut être le seul allié européen hors la France qui sache encore déployer ses troupes de manière indépendante.
L’Europe de la Défense est un projet qui sonne bien dans les discours : mais à quoi une Europe de la défense servirait-elle ? En particulier pour la France, qui se targue de disposer encore d’une armée performante. Quel besoin de s’embourber dans une structure supplémentaire.
A l’inverse il s’agirait peut être immense opportunité pour la France. Elle pourrait aboutir à une chance. Comme nous avons les infrastructures, les compétences nécessaires à la construction d’une armée, nous pourrions concentrer les avantages. L’Europe de la défense se construira sur des bases françaises. Les officiers européens se formeront à Saint Cyr. En outre quel autre pays de l’UE (hors Royaume-Uni) que la France dispose encore de chantiers navals encore capables de construire des navires de guerre modernes ?
Une autre question essentielle est contre qui, ou contre quoi devrions nous construire l’Europe de la Défense. On voit très bien que la plupart des interventions extérieures sous le drapeau Européen ont eu lieu en Afrique, sauf celle en Bosnie, qui n’est pas la plus récente. Si nous voyons un ennemi commun potentiel dans l’hégémonie Russe, cela pose la question d’objectifs partagés et d’un horizon géopolitique commun. On pourrait en se faisant l’avocat du diable, se demander, comme en 1939, pourquoi est-ce qu’un français irait mourir pour Danzig ?
Quelle est alors la pertinence d’une défense Européenne ? Si on avait fait des interventions extérieures similaires pendant la guerre froide, personne n’aurait pu nier leur pertinence dans le conflit global qui se jouait alors. La défense est assurée essentiellement par la France. Les allemands ne se déploient pas de la même manière. Mais avant de parler d’une défense Européenne indépendante, il faudrait déjà fermer le parapluie américain…
Le Leadership français se heurte au défi de trouver une voix et une mission. L’ascendant de l’appareil militaire français en Europe est bien réel, mais les voix des autres acteurs de poids sont divisées, ce que l’on constate évidemment avec la difficulté qu’a la diplomatie européenne a faire entendre sa position.
Si l’on reprend les grandes lignes du deuxième livre blanc de la défense en France, on constate que l’accent est de plus en plus mis sur un « continuum sécurité-défense ». Si on y ajoute des questions de sécurité intérieure ou industrielle, alors la question de la gouvernance du nucléaire n’est peut être plus aujourd’hui la priorité la plus absolue d’une Europe de la défense.
Les vrais débats seront aussi ceux qui concernent le complexe militaro industriel européen : Qui sera mis à la tête d’une entreprise de défense Européenne, quel pays héritera de tel ou tel nouveau lieu de production, etc. ?
La responsabilité d’une armée européenne face au politique serait aussi à interroger. Devrait-elle répondre au même critère de responsabilité parlementaire que la Bundeswehr face au Bundestag en Allemagne ? De même on peut se demander qui dirigera les forces militaires de l’UE. Pour l’instant aucune structure ou institution de l’Union Européenne n’a de pouvoir militaire. L’Eurocorps ne correspond pas à une armée sous le commandement de l’Union Européenne, mais elle est née d’un accord interétatique. Actuellement Le président du conseil Européen ou celui de la commission ne peut déclarer un déploiement. Frontex, agence indépendante, ne s’occupe que de la douane.

Il faut une stratégie Européenne de projection de puissance, ce qui est un défi séparé de la question purement sécuritaire.

La communauté Européenne s’étant fondée dans le rejet de la guerre, il semblerait d’abord difficile de lui faire assumer un rôle guerrier. Actuellement en Europe il n’y a pas d’institution militaire. On pourrait aussi arguer que le fondement de la communauté reposait sur la mutualisation des ressources servant à fabriquer des armes.
Ce n’est pas simplement le dernier privilège d’une nation de diriger son armée. Pourquoi créer un État avant de créer une armée. L’armée peut tout à fait précéder l’État. Des exercices communs ont déjà lieu entre les armées. Pourquoi pas un Erasmus militaire au sein de l’UE. Faire partir un sentiment européen. L’impensé de l’UE est celui de la projection de sa puissance. Confusion entre plusieurs objectifs et plusieurs intérêts. L’armée ne correspond pas à tout le domaine de la défense (en dessous de l’organisation de l’armée il faudra du politique pour son contrôle)
On pourrait au contraire dire que l’armée est le dernier fondement d’un État souverain : Armée, Impôt, Justice. Dans l’État actuel des institutions Européennes, il serait irréaliste de déléguer le pouvoir, puisque nous n’y avons pas d’État uni.
Nous devrions peut être alors nous contenter de coopérations bi- ou trilatérales : Coopérations comme celles-ci qui donnent déjà une réalité, une présence à l’Europe de la défense. Ces quelques pays s’unissent. L’échelle de celle ci n’a donc pas besoin d’être celle des vingt-huit pays de l’UE, mais on peut adopter (et c’est déjà ce que nous montre la pratique) une Europe de la défense à plusieurs vitesses
Le fait de repousser une menace aux frontières ne correspond pas à une « simple » mission de maintien de la paix dans un pays hors-UE. Comment faire accepter, à des soldats pour qui la Pologne est une réalité éloignée, l’idée d’aller mourir pour défendre un territoire qui n’est pas le leur…

Comment faire accepter une Europe de la Défense aux pays de l’Est qui reposent sur l’alliance américaine pour leur sécurité ?

Les Français n’ont pas voulu de l’Europe de la Défense en 1954. La carte des membres de l’OTAN pourrait l’indiquer, entre les polonais (les plus atlantistes des Européens) et les pays baltes, tous ne sont pas forcément pour une Europe de la Défense. Leur défense, et donc leur patronage militaro industriel restera longtemps une prérogative des USA. Le maintien des structures existantes, pour des raisons compréhensibles, constitue un des plus grands obstacles à une Europe de la défense
L’appartenance à l’OTAN est d’ailleurs inscrite dans les traités européens. On peut constater un alignement des intérêts de l’Europe de la Défense et de l’OTAN : Les réunions sont fréquentes entre Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN et Federica Mogherini, haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères. C’est une perspective unie avec l’OTAN qui a permis la participation de plusieurs pays Européens au soutien à l’intervention au Mali par exemple.
La Suisse maintient une armée de conscription. Il s’agit dans un pays qui possède quatre langues, de créer entre les citoyens-conscrits un sentiment national. Nous n’avons pas besoin d’ennemi commun pour construire une armée Européenne. Mais l’idée d’une conscription, d’une armée symbolique, ne marcherait que si l’on avait une vraie idée derrière de pourquoi on s’engage. Mais la diplomatie Européenne a pour l’instant un effet nul : elle ne fait pas émerger ce sur quoi on construirait ce sentiment d’appartenance. C’est un beau projet qui ne changerait rien. Mais doit-on posséder une armée uniquement dans le but de faire naitre un sentiment ? On n’investit pas 2,5 % de notre PIB simplement pour créer un sentiment Européen. Si cela a été réussi pendant la IIIe république, il n’est pas certain que cela réussisse dans une société largement démilitarisée.
Quand on considère la cartographie idéologique de l’Atlantisme et de la confrontation avec la Russie, on remarque la place des néo-conservateurs, aux États-Unis comme en Pologne.
Penser l’indépendance vis à vis de l’OTAN d’un point de vue technique implique un effort pour financer une recherche indépendante, une industrie forte et des recrutements à la hauteur. Par exemple dans le domaine de la cyber-défense : nous avons beaucoup de progrès à faire là dessus.
Le risque d’une agression militaire russe directe contre un pays de l’OTAN est relativement faible. La Géorgie, attaquée par la Russie en 2008, n’est pas dans l’OTAN. Certes on ne pense pas à la menace d’invasion jusqu’à ce qu’elle arrive réellement. Mais Russie n’est pas une menace militaire directe : ils ont encore quelques retards technologiques dans les domaines. Elle n’osera jamais entrer dans un pays de l’OTAN. Est ce qu’il y a un gain politique pour le coût financier énorme pour l’Europe à faire en sorte qu’une éventuelle invasion de la Russie (ou de la Turquie) puisse être repoussée sans l’aide des États-Unis, parce que nous sommes « trop fiers » ?
D’un autre côté, l’OTAN n’est plus aussi solide qu’avant, et son unité est remise en question. Comment pourrait-on ignorer les coups de boutoir que lui porte régulièrement Donald Trump, ou les interventions de la Turquie en Syrie contre des groupes de rebelles soutenus par la coalition occidentale…
L’UE est construite sur une base commerciale. Au moment de l’annexion de la Crimée, la rupture des négociations entre l’UE et l’Ukraine avaient été le casus belli de la révolte de l’Euromaïdan. Cet exemple montre bien construction économique est consubstantielle d’un renforcement de la coopération en matière de sécurité.
La question géopolitique de la défense européenne doit aussi inclure une réflexion sur les zones maritimes. La France a la deuxième plus grande zone économique exclusive du monde. Complétée par celles de l’Espagne, du Portugal et du Danemark, la superficie à surveiller est immense. Dans le Nord autour de l’Arctique, à cause de la fonte des glaces, de nouvelles routes entre la Chine et l’Europe pourraient venir à se dégager… Que faire alors que la Russie possède déjà quarante brise glace nucléaires et compte bien prendre le contrôle de ce passage ? L’intérêt d’une coopération européenne se fait très bien sentir dans ce domaine.
Mais n’oublions pas la question financière. Aucun pays n’a réellement envie de dépenser des sommes d’argent astronomiques dans l’armement, surtout quand ces postes de dépenses créent des déficits commerciaux extérieurs. Mais il se trouve que les armes des armées européennes sont de plus en plus vétustes. L’enjeu de l’argent alloué à la défense ne doit pas être immédiatement placée sur le terrain technico-économique, mais elle doit aussi être l’objet d’un débat politique.
Les vingt-sept pays ont des armées qui sont extrêmement inégales en terme de matériel et d’expérience de la guerre. Même les allemands, qui possèdent une des armées les mieux équipées d’Europe, doivent compter avec le fait que la société allemande, polytraumatisés de la guerre. Les pays les moins bien armées pour le moment vont devoir payer plus cher.

Des traditions, des organisations et des pratiques militaires complémentaires en Europe ?

En matière d’armement, ce ne sont pas les pays qu’on attendrait qui sont les moins bien équipés. La Roumanie et la Bulgarie s’équipent beaucoup en nouveaux matériels. Les chars lourds « Leopard II » allemands ont de meilleures performances que les « Leclerc » français.
Si c’est la France qui a constitué le fer de lance au Mali, dès le début il s’agit d’une opération internationale. Par exemple, tous les vols militaires en France de base à base sont repris en charge par l’Allemagne, pendant que la France déploie ses forces vers le Sahel. Dès le début on a eu besoin de la coopération. On a demandé à des Français d’aller combattre, pendant que les Allemands s’occupaient plutôt de la logistique. Cependant il ne faut pas relativiser le premier pas fait dans ce moment unique de coopération. L’aide et le soutien des alliés européens ont permis à cette intervention d’avoir lieu et de sauver le Mali du danger islamiste.

Pour forcer le trait on pourrait dire que les allemands fournissent les médecins et que la France fournit les morts. Mais la population et l’opinion publique, qui peuvent faire et défaire une intervention dans le monde moderne (il suffit de penser à la guerre du Vietnam), s’intéresse moins aux conséquences logistiques et budgétaires du déploiement des soldats qu’aux morts en opération. Dans les cas des plus récentes opérations, les nombres de morts ont été « relativement faibles ». Dans la configuration d’un conflit qui prendrait plus d’ampleur et qui engagerait plusieurs pays Européens dans le même camp, la répartition nationale des décès pourrait devenir un point crucial.
La conjoncture actuelle pourrait faciliter la fondation de l’Europe de la Défense, à la faveur du double choc de l’élection de Trump et de l’afflux de réfugiés venus du Moyen-Orient en Europe. Angela Merkel a pris peur lorsqu’elle s’est rendue compte que Trump est fou. Avec les négociations de coalition, elle met en ce moment son influence politique entre parenthèses. Il s’agit de transformer un projet allemand en un projet européen. L’opinion politique allemande elle-même est en train de se montrer de plus en plus réceptive à ce sujet.
Pour souhaiter la mise en commun des moyens, les États membres seront obligés d’atteindre un consensus. Il s’agira aussi de contrôler la tendance du politique à dégainer l’armée, et de limiter le risque d’un déclenchement trop rapide d’une guerre principalement pour des raisons de politique intérieure (ex. Sarkozy et la Libye en 2011). L’absence de pouvoir politique européen assez notable et fort pour exercer un contrôle entrainerait le risque d’une armée qui n’est pas censurée par le pouvoir politique.
Dans son état actuel, la diplomatie européenne est faible et méconnue, sans réel pouvoir géopolitique. La question se joue en deçà de la personnalité de Federica Mogherini. Dans une parenthèse actuelle, on peut remarquer que le Ministère de la Défense a été renommé Ministère des Armées. Et si l’Europe de la défense n’était qu’un un mot voilé pour désigner l’Europe des armées, celle de la collaboration toujours plus grande entre les forces militaires. L’Europe qui s’est construite sur la neutralisation des pouvoirs de guerre des pays qui la composent, ne pourra pas seulement se contenter d’annexer la défense à la diplomatie. Il lui faudra dépasser l’impensé géopolitique d’une unification militaire du continent. Le projet récemment envisagé par la France et l’Allemagne d’un avion de combat européen va dans ce sens.
La question ne se pose pas que sur le plan militaire. Au sein du conseil de Sécurité de l’ONU il est envisageable et même souhaitable de créer un siège permanent commun de l’UE (qui correspondrait à celui qu’occupe actuellement la France).
Mais il faut à nouveau illustrer la différence qui peut exister entre la création relativement facile, mais peut-être superflue, d’une « OTAN Bis » européen qui se cantonnerait à une coopération internationale, avec une armée européenne, celles des États-Unis d’Europe. Tout cela n’est pas au même stade
L’Europe est aujourd’hui face à un tabou sur la guerre : la diplomatie et les armées sont de plus en plus déconnectées. On se paie de mots en croyant qu’il fallait avoir un pouvoir diplomatique sans armée. Tout comme les sanctions économiques prises par l’UE contre la Russie font d’elle un acteur géopolitique majeur presque malgré elle, l’Europe est-elle prête à se penser comme une puissance à armée ?
Il ne faut pas seulement penser la guerre de matière conventionnelle comme on le faisait au XXe siècle. L’Europe de la défense doit se préparer à cet avenir de la guerre, aux nouvelles méthodes de désorganisation. La guerre à venir ne sera plus simplement un choc entre États. Elle mettra aussi en jeu l’économie, les données, les réseaux.
A quoi va ressembler la guerre ? On en trouve des traces dans les nouvelles formes d’attaques sur les infrastructures numériques de nos nations. Il suffit d’évoquer toutes les attaques informatiques arrivées sur l’Europe et les États-Unis en cette année électorale passée. Il s’agir là d’un acte de guerre comparable à la destruction physique des moyens de communication et de transports de l’ennemi il y a un siècle (par exemple le bombardement d’un chemin de fer ou d’un poste de télégraphe)
En matière de sécurité intérieure, un des grands oubliés du débat de ce soir. On peut évoquer les terroristes de novembre 2015 en France : ils ont eu la chance d’être « oubliés » par la police Belge, dans un pays qui n’avait pas eu de gouvernement pendant un an. Des problèmes pour tracer ces individus, on a tiré la conclusion évidente que l’absence d’un niveau européen pertinent s’est faite lourdement sentir.
Pour réaliser l’Europe de la Défense, il nous faudra enfin construire des ponts entre différentes cultures des armées en Europe. En France, les opérations Sentinelles sont visibles partout depuis 2015 ; En Allemagne, jusqu’à très récemment la Bundeswehr n’avait même pas le droit d’intervenir sur le territoire, pour des raisons historiques évidentes. Ces éléments nationaux devraient tendre progressivement vers une harmonisation, qui permettra de construire, à travers la compréhension des traditions militaires de chacun, une véritable défense Européenne.