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Il m’est arrivé une chose étrange 1 : j’ai découvert votre dernier ouvrage, Maniac, publié chez Grasset, par pur hasard. Vous vous êtes donné pour défi de raconter les prémices de l’intelligence artificielle. Un petit nombre de personnes en France ont été extrêmement étonnées par ce livre et se sont demandé qui était Benjamin Labatut. C’est une drôle de chose, car votre nom sonne très français, alors que j’ai cru comprendre que vous étiez Chilien…
Oui, tout à fait, je viens du Chili, mais j’ai grandi aux Pays-Bas, je suis né à Rotterdam.
Et quand je suis revenu au Chili, j’étais trop différent pour qu’on me considère tout à fait comme un Chilien.
D’ailleurs, j’écris mes livres en anglais, ce qui est plutôt bizarre aussi. J’aime le fait que les gens ignorent qui je suis. C’est un avantage.
J’apprécie particulièrement les écrivains qui sont un peu des « aliens », comme William Burroughs ou Roberto Bolaño.
Roberto Bolaño était chilien…
Je ne sais pas s’il est possible de le qualifier de Chilien, même s’il est incroyablement chileno. Il a passé la moitié de sa vie au Mexique, où il a écrit la plupart de ses livres, et en Espagne.
Et sans me comparer à l’une de mes idoles, la seule chose que j’ai en commun avec lui, c’est que les Espagnols ne le considéraient pas comme un des leurs, les Mexicains ne l’avaient jamais vraiment adopté et les Chiliens allaient jusqu’à le haïr.
Je suis dans une situation similaire.
Dans quel type de famille êtes-vous né ? Qu’est-ce qui vous a mené à la littérature ?
Je ne suis pas particulièrement curieux à propos de ma famille, mais j’ai quelques histoires à raconter.
Il y a notamment la légende de cet aïeul, ami de Rimbaud, qui vendait des armes en Afrique et l’a laissé sans le sou sur le continent.
Il y a aussi cet autre ancêtre qui a tué beaucoup de gens au Brésil et qui figure maintenant dans une légende locale : « Labatut » est devenu le nom d’un monstre dans la culture brésilienne.
Mon arrière-arrière-grand-père, était un Français un peu fou qui est parti au Chili, où il a épousé une femme issue de notre aristocratie, qui est d’ailleurs plutôt pauvre. Il a pris l’argent de sa femme, l’a investi en bourse, l’a perdu, a perdu la raison et a fini ses jours dans un asile.
Quant à ma grand-mère, c’était une sorte de sorcière, une femme qui vivait de son corps à une époque où cela n’avait rien de banal. Elle a fini par se suicider.
Tout cela constitue mon arrière-pays.
L’ennui occupe-t-il une place importante dans votre vie ? Santiago du Chili est-elle une ville ennuyeuse pour vous ?
Je vis au Chili parce que c’est si ennuyeux.
Santiago est un endroit merveilleux pour réfléchir, car rien n’y arrive jamais.
En Europe, il est impossible d’avoir la moindre idée, tout est trop riche et beau — tout est noyé dans la culture.
Pourtant, sans être un expert de l’Amérique latine, le Chili semble un pays qui a connu des expériences politiques intenses — entre Allende et Pinochet jusqu’à José Antonio Kast aujourd’hui.
Le Chili est un petit pays très conservateur, mais c’est aussi un lieu d’expériences d’avant-garde. Nous avons démocratiquement élu le premier président socialiste de la planète. Nous avons également connu la dictature la plus étrange au monde : des gens stupides et cruels qui, un jour, ont tout abandonné de manière très surprenante. Cela n’arrive jamais ailleurs.
Plus récemment, entre 2018 et 2020, des révoltes ont éclaté un peu partout. Au Chili, notre contrat social s’est effondré en quelques jours, laissant place à une véritable explosion. Le président n’avait plus aucun contrôle sur le pays et les militaires refusaient d’intervenir. Nos rues ressemblaient à celles du film Joker. On pouvait faire du vélo du centre-ville jusqu’à la Moneda, le siège du gouvernement, sans que les policiers ne puissent circuler dans la rue. À un moment donné, la police n’arrivait même plus à se déplacer en métro. C’était une expérience étrange.
Vos deux livres traduits en français, Maniac et Lumières aveugles, traitent de science et de folie, ce qui rappelle Lovecraft ou K. Dick, avec une imbrication inextricable entre les deux, comme si la science et la folie procédaient des mêmes racines.
J’adore Lovecraft pour ses idées de mythologies étranges qui émergent à l’ère moderne. Les gens ne lisent pas suffisamment Lovecraft pour comprendre comment il utilise le langage scientifique pour créer de nouveaux monstres dans un monde moderne. Et Philip K. Dick est le prophète du XXIe siècle. Il faut être fou à lier pour être capable de voir la forme du monde qu’il décrit.
Mes livres traitent plutôt de la singularité, je retiens des mathématiques tout concept qui permet de tendre vers l’infini. Je m’intéresse aux idées qui sont incompréhensibles dans le cadre de nos modèles actuels. Aux mondes profondément obscurs. Je recherche des idées que nous ne comprenons pas aujourd’hui et que nous ne sommes même pas sûrs de comprendre un jour.
Lovecraft et Philip K. Dick sont souvent perçus comme des écrivains de la folie. En tant qu’écrivain, qu’est-ce que leur lecture vous a apporté ?
Aujourd’hui, c’est l’utilisation de la langue par Lovecraft qui m’attire, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est un styliste qui utilise la langue de manière désuète, à l’instar de Sebald ou de Conrad. Je ne pense pas pouvoir écrire comme lui, mais je m’inspire de gens qui parviennent à écrire comme Borges. Chez certains écrivains, la langue prend des formes nouvelles et inhabituelles.
Je suis fasciné par les personnes qui donnent l’impression d’être ordinaires et qui se transforment complètement lorsqu’elles se mettent à écrire. L’écriture demande une métamorphose. Pour moi, un écrivain est quelqu’un comme Pascal Quignard, qui semble vivre dans un temps différent, ou comme Bruno Schulz, qui paraît si éloigné de la normalité qu’il pourrait venir d’une autre planète. C’est ce que je cherche et aspire à faire.
On a l’impression que pour vous la folie est centrale…
La folie est l’un des terrains les plus fertiles pour la littérature. La littérature est l’une des seules créations humaines où la folie joue un rôle essentiel. Pour moi, le délire est le cœur de la littérature, cette sorte de possession étrange.
Roberto Calasso — l’un des écrivains que j’aime le plus — affirmait que la possession est la forme la plus élevée d’intelligence. C’est une idée que je trouve fascinante. J’ai le sentiment que tous les écrivains, et plus largement les artistes, aspirent à être traversés par quelque chose qui ne relève pas entièrement d’eux-mêmes. Il y a là un désir de dépossession, de disponibilité à une force autre. Pour moi, entrer en relation avec cet ailleurs est au cœur même de l’acte d’écrire. Lovecraft et Dick étaient connectés à quelque chose d’immense, une présence qui pouvait, ou non, habiter celui qui la laissait entrer.
Calasso, Lovecraft, Philip K. Dick sont des écrivains profondément politiques, à l’image de votre travail, puisque vous abordez des sujets comme l’intelligence artificielle ou les mathématiques mais qu’ils ne parlent jamais de politique de manière explicite.
L’immuable doit demeurer au centre de l’art — et c’est déjà, en soi, une position politique. Je m’intéresse à certains aspects de la politique, mais cela reste pour moi un jeu assez ennuyeux, où chacun sait d’avance ce qu’il pense et où personne ne remet réellement en doute ses propres certitudes.
J’écris sur ce qui m’intéresse, sans pour autant confondre intérêt et importance. Je crois que le pouvoir et la littérature ne font pas bon ménage. Écrire suppose de garder à l’esprit ce que, faute de meilleur terme, j’appellerais « l’éternité ». Les jeux de pouvoir cherchent à orienter le cours de la réalité, mais certaines choses demeurent inchangées avec le temps, même dans un monde de plus en plus immatériel depuis deux décennies.
Nos rêves et nos cauchemars n’ont ni empiré ni amélioré depuis vingt ans — ce sont les mêmes que ceux dont les êtres humains font l’expérience chaque nuit. Il en va de même pour le sexe : les Romains avaient sans doute une expérience assez proche de la nôtre.
Pour moi, c’est cette éternité concrète qui doit être au cœur de l’art. C’est la raison pour laquelle il faut les aborder en partant de la matière même de sa propre vie. Pour ma part, j’ai puisé dans les sciences.
Il n’est pas certain que Lovecraft et Philip K. Dick choisissaient réellement leurs sujets ; on a plutôt l’impression qu’ils s’imposaient à eux. Et vous ?
Les livres que vous connaissez, et qui ont été traduits, sont nés d’une expérience que j’ai vécue autour de mes trente ans — une expérience qui demeure pour moi largement incompréhensible, même si je n’ai cessé de la sonder par la suite. Ce fut un moment où un certain aspect de la réalité m’a mis en contact avec le vide. Il y a des vides dans chacun de mes livres : je les cherche, et j’écris autour d’eux.
Je m’efforce toujours de parler de ce que les mots ne peuvent pas dire, de singularités, de trous noirs — ce sont précisément ces trous noirs qui m’attirent. Ces idées sont vivantes parce qu’elles semblent aller au-delà de nous. Dès lors qu’une chose devient entièrement compréhensible — la politique, par exemple, me paraît l’être — elle cesse de m’intéresser. Ce sont les zones de mystère qui, à mes yeux, nous maintiennent en vie, rendent l’existence digne d’être vécue et continuent de nous porter.
C’est pour cette raison que vous avez décidé de vous intéresser à ces deux scientifiques – Paul Ehrenfest et John Von Neumann – dans Maniac ?
Paul Ehrenfest est quelqu’un qui m’est très cher.
C’était un physicien qui n’a jamais fait de découverte destinée à bouleverser l’univers, et pourtant il était profondément aimé par la communauté scientifique. À bien des égards, il ressemblait à Socrate : il voulait comprendre, il devait comprendre. Pour certaines personnes, la compréhension n’est pas un choix mais une nécessité vitale. Elles portent en elles un désir irrépressible de saisir ce que la science dit du monde, sans jamais se contenter d’enregistrer passivement les découvertes.
Vous le décrivez comme un prophète qui aurait joué le rôle le plus important dans la crise des sciences. En vous lisant, ce physicien devient une sorte de personnage religieux…
Ehrenfest savait que, au XXe siècle, les sociétés occidentales avaient traversé un moment d’extrême lumière. Il devenait impossible de regarder le monde sans se confronter aux équations. Nous avons découvert que la réalité pouvait défier le bon sens, sans pour autant parvenir à la comprendre pleinement.
C’est un peu comme si l’humanité avait surpris quelque chose qu’elle n’aurait jamais dû voir : une révélation troublante, presque monstrueuse, qu’elle a ensuite tenté d’oublier faute de pouvoir l’assimiler. Ehrenfest, lui, a voulu prendre cette découverte au sérieux. Le problème, c’est que ce qu’elle révélait ne relevait pas seulement de la physique, mais touchait à quelque chose de profondément humain.
Lorsque le nazisme s’est imposé en Allemagne, Ehrenfest a été confronté à une vision de l’humanité qu’il a jugée radicalement inhumaine. Cette expérience l’a plongé dans un désespoir absolu, auquel il n’a pas survécu.
La folie et certaines décisions extrêmes peuvent apparaître, dans des circonstances particulières, non pas comme une fuite hors de la réalité, mais comme une réponse tragiquement cohérente à ce qu’elle révèle.
L’une des figures centrales de votre livre est Von Neumann, que vous qualifiez de l’humain le plus intelligent du XXe siècle. Il a participé au projet Manhattan, qui a conduit à la création de la bombe atomique américaine, et au développement du premier véritable ordinateur moderne, surnommé Maniac, ce qui donne le titre de votre roman…
Ehrenfest a ouvert la voie à une forme d’intelligence qui s’est ensuite incarnée chez John von Neumann.
Contrairement à ce que l’on a dit ou pensé ce n’est pas la bombe atomique qui constitue son héritage le plus décisif, mais le premier ordinateur — l’appareil que tous les autres ont ensuite imité. Von Neumann est, à mes yeux, l’être humain le plus intelligent du XXe siècle. Il a offert à l’humanité une part de son esprit à travers l’ordinateur. C’était une sorte de Bouddha logique, scientifiquement éclairé. Quelle que soit la discipline scientifique que l’on étudie aujourd’hui, on finit toujours par croiser le chemin de ses équations. Il est aussi le fondateur de la théorie des jeux. Nous vivons dans un monde structuré par ses découvertes.
C’était aussi un homme difficile à saisir : profondément contradictoire, parfois infantile, et en même temps d’une puissance intellectuelle hors norme. Dandy, multimillionnaire, il menait une existence qui dépasse l’imagination.
Nous vivons tous à l’ombre de ce fantôme de la super-intelligence, précurseur de ce qui est en train d’advenir. Le considérer attentivement permet peut-être de mieux comprendre le monde vers lequel nous sommes en train d’évoluer.
En quelle direction sommes-nous en train d’évoluer ?
La réponse courte se trouve dans la logique.
John von Neumann possédait un esprit de logique sans aucune faille apparente. Il parlait une langue qui dépasse notre monde. Si l’on creuse la science et la physique, on trouve les mathématiques ; et si l’on explore les mathématiques, on y trouve la logique. Aucun niveau plus profond n’a été découvert. Même dans le projet des mathématiques du XXe siècle, qui cherchait à établir des fondements solides, on a rencontré des paradoxes et des monstres logiques.
Von Neumann était capable d’utiliser son esprit logique pour accomplir l’inimaginable. Il avait, par exemple, pressenti la structure et le fonctionnement de l’ADN quinze ans avant sa découverte officielle.
Il a également travaillé sur le projet Manhattan, collaborant avec Richard Feynman, qui supervisait des équipes de femmes mathématiciennes chargées de calculer si la bombe allait exploser ou non à partir des données recueillies. Face à un calcul qui devait normalement durer trois semaines mais qu’il fallait réaliser en deux, Von Neumann ne procéda pas de manière séquentielle, mais imagina un traitement parallèle. Là où d’autres voyaient simplement une salle de calculatrices, lui y vit l’ordinateur — ou plutôt le mécanisme logique opérant en coulisses.
Aujourd’hui, alors que beaucoup s’inquiètent de l’intelligence artificielle, on oublie qu’elle repose sur cette logique fondamentale. Von Neumann a su percevoir et concrétiser ce potentiel avant tout le monde. C’est une figure que nous reconnaîtrons comme ayant réellement transformé le monde.
Vous écrivez sur la physique et les mathématiques. Cependant, vous n’êtes pas spécialiste de ces deux disciplines scientifiques. N’est-ce pas un problème ?
Pas du tout : je suis un écrivain.
L’intelligence d’un écrivain n’est jamais entièrement formée, et il faut aussi garder à l’esprit qu’un lecteur n’est pas un spécialiste.
Bien sûr, il est nécessaire de comprendre un sujet en profondeur, mais ce que l’on cherche en écrivant n’est pas ce que Werner Herzog appelait la « vérité comptable », celle des faits bruts et vérifiables.
On cherche au contraire des idées qui s’incarnent. Lorsqu’une idée devient véritablement chair et affecte quelqu’un, elle acquiert la capacité de transformer le monde — et elle le fait. La littérature est une sorte de vieille tante folle de la science : un laboratoire d’aliénés où l’on peut, par jeu ou par intuition, tenir pour vraies des hypothèses que la science a déjà réfutées.
C’est ainsi que je regarde le monde.
Vous avez écrit que si l’on comprenait véritablement un sujet, il n’était pas intéressant pour un écrivain. Pourquoi ?
Il n’y a rien de pire que d’écouter quelqu’un qui connaît parfaitement son sujet. Quand quelqu’un parle de ce qu’il maîtrise parfaitement, son esprit répète, s’ennuie — il n’est jamais pleinement engagé.
Notre espèce est hantée par ses fantasmes. Nous ne sommes pas les maîtres de notre destin : certaines choses nous demeurent obscures, et malgré tous les progrès de la science, elles resteront en grande partie inaccessibles.
Comment se confronter à ce paradoxe, à savoir que, même si notre intelligence nous permet de contrôler le monde, nous restons inconnus à nous-mêmes ? La littérature offre, en partie, une réponse : elle éclaire ces espaces sombres. Mais d’une manière particulière : plus il y a de lumière, plus les ombres s’allongent. Mon travail consiste à chercher ces idées qui rappellent que notre métier n’est pas de tout dévoiler, mais de tendre un voile sur le monde pour le rendre plus mystérieux.
Une grande partie de notre monde est sans vie, sans intérêt, précisément parce qu’elle a été comprise. Ceux qui parlent de ce qu’ils connaissent ne s’ouvrent pas à l’incompréhensible. J’ai passé au Sommet Grand Continent du temps à écouter des exposés sur des sujets que je n’arriverai jamais à saisir pleinement, et pourtant cela m’enthousiasme. Pour accomplir notre mission d’écrivain, il faut traduire ce langage que personne ne peut comprendre.
Dans votre dernier livre, Maniac, vous abordez finalement les deux choses les plus décisives du XXe et du XXIe siècle : la bombe atomique et l’ordinateur. Vous y évoquez également Lee Sedol, un joueur de go, battu par AlphaGo lors d’une partie restée célèbre. Pourquoi l’avoir mis en scène ?
J’ai écrit à propos de Go parce que c’est un jeu beaucoup plus complexe que les échecs. Des êtres humains y ont joué pendant 3 000 ans, l’étudiant sans cesse. Même du point de vue de l’ordinateur, certaines équations étaient si complexes qu’il était impossible d’imaginer toutes les possibilités. En 2017, pour la première fois, un système artificiel a accompli quelque chose d’essentiellement créatif.
À l’époque, Lee Sedol était le champion du monde de Go. Il était une sorte de Dali du jeu, un joueur créatif, passionné et talentueux, comparable à un virtuose du football : reconnu pour son style, même lorsqu’il ne gagnait pas. Lors d’une partie historique, AlphaGo a réalisé un coup qui l’a placé dans une situation extrêmement difficile, mais ce geste a révélé quelque chose d’incroyable : un mouvement jamais envisagé auparavant.
Pour moi, cet événement restera gravé dans l’histoire. C’est à ce moment que tous les investisseurs et venture capitalists ont commencé à comprendre que cette technologie fonctionnait vraiment. Denis Hassabi, qui a participé à la création du programme et dirige aujourd’hui DeepMind, m’a raconté que tout le monde le prenait d’abord pour un imposteur. Mais après ce coup, il est devenu évident que nous étions face à quelque chose doté de capacités encore inconnues.
Une fois que la créativité cesse d’être l’apanage de l’esprit humain, nous entrons dans un monde nouveau. Je ne sais pas exactement à quoi il ressemblera, mais il faudra le comprendre et apprendre à l’habiter.
Vous dites que l’un des plus beaux compliments qu’on vous ait fait au sujet de votre littérature, c’est quand l’un de vos livres provoque une crise de panique…
Oui, il y a dans ce monde trop de choses qui nous laissent indifférents. Je crois que beaucoup de personnes se perdent dans le cynisme, la dépression, l’anxiété. Nous avons perdu des parts vitales de nous-mêmes, et je le constate partout où je vais.
En Europe, par exemple, les gens sortent moins, ne boivent plus, ne séduisent plus. C’est comme si nous traversions une profonde dépression. Aujourd’hui, il est plus difficile d’exciter, de redonner de l’enthousiasme, de fasciner.
Certaines littératures d’Amérique latine, en revanche, donnent envie de sortir, d’agir, et même d’écrire. Pour moi, il faut des passions fortes, des opinions fortes : sans elles, on ne peut pas vraiment vivre. Que ce soit face à une crise de panique ou à toute autre épreuve, l’art doit générer ce qui est le plus humain — pas seulement la pensée ou les idées, mais la passion. Nous sommes une espèce passionnée, et c’est cette passion qui nous maintient vivants.
À l’instar de Lovecraft et de K. Dick, votre littérature donne l’impression que vous faites partie des voyants, c’est-à-dire des gens qui ont vu quelque chose qu’ils auraient mieux fait de ne pas voir. On dirait que vous êtes déjà un individu très anxieux. Êtes-vous quelqu’un d’angoissé ?
Pas du tout : je ne vis pas dans l’angoisse. Je crois que le calme et la panique sont les deux faces d’une même pièce. Trop d’énergie humaine est investie dans la souffrance. J’ai traversé des situations suffisamment difficiles pour que ce qui me terrifiait jadis me paraisse aujourd’hui familier. C’est une voie qui passe par l’horreur pour atteindre la paix.
Il est possible d’être calme par naïveté : si l’on croit que tout va bien, on est apaisé. Mais la paix peut aussi se trouver au cœur du chaos. L’humanité s’est façonnée au fil d’un siècle chaotique, imprévisible et rempli d’horreurs. Reconnaître cette réalité permet de se rapprocher du sacré, qui, pour moi, est un élément essentiel. Ce qui est caché, ce qui reste secret, nous aide à dépasser l’anxiété et à accéder à quelque chose de plus profond.
La bombe atomique et l’intelligence artificielle ont en commun de concourir à la suppression de l’être humain.
Pourtant, ce sont des choses que les humains eux-mêmes ont créées. Toutes ces menaces tendent à l’extinction de notre espèce. Mais une certitude demeure : nous allons mourir. La plupart d’entre nous connaîtrons des souffrances inconcevables pour l’esprit. Et nous projetons cette peur sur des phénomènes à grande échelle — dérèglement climatique, menace nucléaire — parce que la peur de la mort est immense.
L’art existe précisément à cause de cette peur, qui ne nous quittera jamais et oriente toutes nos actions. La conscience de notre mortalité est fondamentale : nous dansons, nous mangeons, nous aimons, parce que nous savons que nous allons mourir. Les catastrophes mondiales ne sont que des versions à grande échelle de nos petites crises de panique personnelles.
Mais une solution existe, il est possible d’agir.
Comment ?
Pour moi, cela passe par une redécouverte du sacré. Le sacré ne peut plus se réduire aux images traditionnelles — ces figures célestes marchant parmi les nuages en tuniques ne nous parlent plus. Nous avons besoin d’une vision renouvelée du sacré, une vision qui s’incarne dans la science et dans la compréhension profonde du monde, capable de nous émerveiller et de nous guider dans l’action.
Il n’y a pas que cela pour lutter contre l’angoisse, il y a aussi les drogues, officielles ou non officielles…
Oui, je pense qu’il y a beaucoup de drogues officielles et pas assez de drogues non officielles. L’anxiété et l’angoisse font partie de la vie, c’est évident. Mais ce qui manque vraiment, ce sont les expériences d’extase. Pas une extase chimique ou artificielle, mais une extase qui vous fait sortir de vous-même et vous révèle des choses incompréhensibles.
Ce qui me donne de l’espoir pour l’avenir de l’humanité n’est ni matériel ni physique. Je ne crois pas que nous survivrons parce que nous prendrons les meilleures décisions — au contraire, nous continuerons à en prendre de terribles. Le monde est aujourd’hui un chaos, un véritable film d’horreur, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
Pourtant, en expérimentant l’extase dans la vie réelle, on comprend que la richesse de l’esprit humain — pas de la matière, mais de l’esprit — est insondable. Elle défie nos croyances. Nos cerveaux contiennent un univers immense. Et je parle de tous les êtres humains, pas seulement des génies de l’art ou de la science : chacun porte en soi cet infini potentiel.
Je n’ai jamais posé cette question à un écrivain. Benjamin Labatut, avez-vous un nouveau roman en préparation ? Qu’est-ce qu’on peut écrire après Maniac ?
Je vais écrire sur la logique. La logique est la langue cachée du monde moderne, celle qui nous permet de communiquer à partir de ces petits éléments qui transforment nos sons en octets numériques et les font voyager. Elle est tellement constitutive de notre époque qu’il est presque criminel de l’ignorer.
Dans mon livre, je compte mêler les deux choses qui me passionnent le plus : les dieux et la logique.
Sources
- La version audio de cet entretien peut être écoutée sur le site de France Culture