L'Avent de l'interrègne

Beatrix von Storch : la stratège de l’AfD qui veut prendre l’Allemagne

Aristocrate descendante de hauts dignitaires nazis et de Karl Marx, proche des extrêmes droites américaines — de Bannon à Kast —, la vice-présidente de l’AfD a publié sa stratégie pour briser le cordon sanitaire en Allemagne.

Son mot d’ordre : gagner le Kulturkampf pour rendre acceptable à la population un programme extrême.

L'Avent de l'interrègne 6/8.

Auteur
Pierre Mennerat
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© Tundra Studio

Préparer la guerre culturelle, polariser la vie politique allemande et construire un face à face avec Die Linke en arrachant les électeurs de la CDU/CSU : l’AfD a un plan pour changer les règles du jeu politique outre-Rhin. 

Depuis juillet dernier, le parti développe une nouvelle stratégie pour conquérir le pouvoir d’ici la fin de la décennie 1 : « pour que l’AfD puisse façonner la politique, le cordon sanitaire doit tomber. »

La principale architecte de cette offensive est la vice-présidente de l’AfD, Beatrix von Storch. Principale promotrice d’une « droite chrétienne » en Allemagne. Loin de préconiser une « dédiabolisation », la vice-présidente du groupe parlementaire de l’AfD veut conquérir quatre millions de voix par une stratégie confrontationnelle avec la gauche allemande 2

Fondé en 2013 en opposition au sauvetage financier de la Grèce par l’Union européenne par un groupe d’économistes allemands libéraux et conservateurs, le parti Alternative für Deutschland a été transformé en parti de droite populiste et nationaliste.

Depuis mai 2025, il est désigné avec certitude comme un parti d’extrême droite  (« gesichert rechtsextrem ») par renseignements intérieurs — l’Office fédéral de protection de la constitution — ce qui justifie sa surveillance policière. Malgré ses résultats en hausse dans les parlements des Länder, en particulier à l’Est, l’AfD n’exerce pas de responsabilité exécutive au niveau des Länder ou de l’État fédéral. 

Depuis les élections de février 2025, il est le premier parti d’opposition en Allemagne, avec 152 députés, soit environ 20 % des sièges.

Le parti se structure aujourd’hui autour d’un noyau de droite radicale mais il tente d’attirer à lui les conservateurs chrétiens, des anciens chrétiens-démocrates déçus par le recentrement de la CDU pendant l’ère Angela Merkel, et une frange composite de la population allemande animée par des convictions populistes et anti-élites agrégées au fil des crises  : celle de l’Euro, des réfugiés puis du Covid-19. 

Mais derrière la figure publique de la la Spitzenkandidatin Alice Weidel, c’est plutôt Beatrix von Storch qui représente le parti sur la scène internationale — tout en préparant des alliances nouvelles à l’intérieur comme à l’extérieur pour arriver au pouvoir.

La généalogie d’une héritière de la haute aristocratie allemande compromise

Beatrix von Storch est née von Oldenburg, dans une famille de la haute aristocratie européenne. Du côté de son père, elle est apparentée aux grandes dynasties régnantes. Son arrière-grand-père paternel fut le dernier grand duc régnant d’Oldenbourg jusqu’en 1918, tandis que son grand-père s’engagea dans l’entre-deux-guerres dans l’organisation paramilitaire des Stahlhelm avant de rejoindre le NSDAP puis la SA. 

Du côté de sa mère, née Schwerin von Krosigk, Beatrix von Storch descend du comte Johann Ludwig Graf Schwerin von Krosigk, haut fonctionnaire et homme politique qui fut le ministre des Finances du Reich de 1932 à 1945.

Lors du procès de la Wilhelmstraße en 1949 — l’un des procès de Nuremberg consacré aux hauts fonctionnaires du régime — il est condamné à dix ans d’emprisonnement. Dès 1951, il bénéficie cependant d’une loi d’amnistie. Il se consacrera notamment à l’écriture d’une biographie de Jenny von Westphalen, épouse et fidèle soutien de Karl Marx. Cette aristocrate devenue socialiste était en effet la demi-sœur de la grand-mère du dignitaire nazi.

Dans une vidéo étonnante de 2020, la députée de l’AfD recouvre une statue de Marx d’un sac poubelle, en miroir ironique des dégradations de statues de personnalités associées au colonialisme par des groupes de gauche 3

De l’Amérique du Sud au parlement de Strasbourg

En 1993, Beatrix von Oldenburg rencontre Sven von Storch, né en 1970 au Chili dans une famille d’origine allemande.

Ils partagent un intérêt pour la restitution des domaines terriens spoliés par les autorités soviétiques après 1945 dans le cadre de la « dé-junkerisation ». Tous deux fondent et animent un réseau de think-tanks de droite conservatrice anti-avortement et anti-immigration.

Sven von Storch a travaillé avec l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro — aujourd’hui condamné — qui a reçu le couple en 2021 à Brasilia 4 et avec le Chilien José Antonio Kast — qui vient d’être élu président du Chili — avec lequel il partage de nombreux liens biographiques 5

Beatrix von Storch est entrée relativement tôt en politique. En 2011 encore, elle est membre du Parti libéral-démocrate (FDP), mais c’est en 2013 qu’elle sort du relatif anonymat où la confinait sa participation à des think-tanks conservateurs et anti-Euro.

Cette année-là elle fait partie des membres fondateurs de l’AfD, dont elle devient rapidement l’une des figures publiques les plus connues.

Alors que la formation se développe pour devenir un parti de masse (Volkspartei) l’AfD est devenu un banc d’essai pour la convergence des droites extrêmes.

Le parti a pu bénéficier dès sa fondation de l’entregent étendu de Beatrix von Storch et de son mari 6. En 2014, alors que l’AfD se déchire entre économistes libéraux-conservateurs et national-populistes, von Storch, qui vient d’être élue au Parlement européen, se retrouve dans le camp des vainqueurs : à la fois libérale, conservatrice et nationaliste, elle parvient à imposer un virage vers la droite radicale au jeune parti — aux côtés d’Alexander Gauland, Björn Höcke ou Alice Weidel. Relativement bien connectée aux différents groupes d’intérêt, elle devient même de 2019 à 2022 vice-présidente du parti, un poste qu’elle souhaiterait reprendre en 2026 7

Les von Storch, lobbyistes en chef de la droite ultra-conservatrice

Les von Storch sont à l’initiative d’une nébuleuse d’initiatives, associations et groupes d’intérêts qui promeuvent une politique sociétale conservatrice, tout en faisant référence à l’État de droit et à une nécessaire vigilance citoyenne.

Parmi ces organisations, on retrouve : Zivile Koalition (Coalition civique), l’Initiative Familienschutz, cofondée avec la militante en faveur du modèle familial traditionnel Hedwig von Beverfoerde, l’Institut für Strategische Studien Berlin (ISSB), l’Allianz für den Rechtsstaat (Alliance pour l’État de droit). En 2013, Die Welt rapportait que le couple von Storch aurait utilisé des fonds de l’association Zivile Koalition pour régler des factures privées 8.

Sven von Storch est en outre le rédacteur en chef d’un journal en ligne intitulé Die Freie Welt. Les grandes rubriques du site — pandémie, politique, économie, famille, christianisme — révèlent les choix thématiques du couple Storch.

Leur site d’information vise Bill Gates et son projet « One Health » en faveur de la santé mondiale et nie tantôt l’existence du Covid, tantôt sa gravité. Les articles dénoncent aussi la « guerre culturelle » que la gauche mènerait contre l’Occident.  Concernant le changement climatique — dont elle nie l’origine humaine — Beatrix von Storch propose de « porter plainte contre le soleil » 9.

La croisade des Storch contre un gouvernement mondial 

À l’aise à la fois en anglais et en espagnol, Beatrix von Storch est l’une des rares figures de l’AfD à avoir acquis une notoriété à l’étranger.

Elle est régulièrement invitée dans l’émission de Steve Bannon « War Room » sur YouTube. Elle y dénonce la supposée politique de persécution que subirait son parti de la part de « l’État profond », notamment autour de la surveillance de l’AfD comme organisation d’extrême droite 10. Le 18 janvier 2025, tous deux participent au « Hispanic Inauguration Ball » à Washington 11, en compagnie également de Javier Milei.

La conception des relations internationales de Beatrix von Storch est essentiellement hostile à l’Organisation des Nations Unies. En 2024, lors d’un débat au Bundestag, elle dénonce les projets de réforme de l’organisation qui prévoit selon elle « l’abolition de l’État nation, la destruction de la démocratie, et l’installation d’un gouvernement mondial » 12

Le carnet d’adresse international du couple est lié à la connexion latino-américaine des Storch qui remonte au début du XXe siècle. Mais c’est la « vague bleue » des années 2010 qui leur a permis d’étendre leur influence dans plusieurs pays à la fois. Au Parlement européen de 2014 à 2017, Beatrix von Storch siège entre autres au groupe d’amitié européen-latino-américain, puis au groupe d’amitié parlementaire germano-brésilien après son entrée au Bundestag en 2017.

En septembre 2025, elle est reçue à la Maison-Blanche, avec l’ancien candidat à la mairie de Ludwigshafen Joachim Paul — dont la candidature avait été rejetée en août par l’Office de protection de la constitution (Bundesamt für Verfassungschutz) pour « manque de fidélité à la loi fondamentale allemande » 13. Selon l’AfD les discussions auraient porté sur les injustices  infligées au parti par le gouvernement.

Des manifestations anti-avortement aux prières de rue pour Charlie Kirk

Avec le couple von Storch, la nouvelle droite en Allemagne se lance à la conquête du champ religieux.

Sur les questions ecclésiales, la députée et son mari se montrent très critiques d’un épiscopat catholique allemand qui serait « spirituellement déstructuré » et déjà acquis à la cause LGBT 14.

Beatrix von Storch a su se faire accepter puis se rendre indispensable comme figure pivot entre la droite chrétienne et l’AfD.

Le parti d’extrême droite s’inspire dans ce domaine également des méthodes nouvelles développées outre-Atlantique et recherche l’alliance avec des « influenceurs chrétiens » 15. Début décembre 2025, Beatrix von Storch a fêté les dix ans de l’existence de l’organisation « Christen in der AfD » en compagnie de différents prédicateurs évangéliques comme Tobias Riemenschneider.

À la suite de la mort de Charlie Kirk, Beatrix von Storch a dirigé une prière et une veillée funèbre devant l’ambassade américaine sur la Pariser Platz 16. Elle participe aussi régulièrement aux « Märsche für das Leben » qui s’opposent à l’avortement 17

Façonner la politique allemande. La fin du cordon sanitaire et le chemin vers la responsabilité gouvernementale : idées et propositions pour le processus stratégique du groupe parlementaire AfD au Bundestag 

Introduction

L’AfD a remporté un grand succès lors des dernières élections fédérales. Elle a supplanté le SPD en tant que deuxième force politique en Allemagne et est devenue de loin la force politique la plus importante en Allemagne de l’Est. Il existe en Allemagne une nette majorité de centre-droit, qui permet de mettre en œuvre le changement de cap en matière de migration et de transition économique. 

Malgré notre grand succès électoral et le large soutien des électeurs, le cordon sanitaire empêche toutefois la participation de l’AfD au gouvernement ; l’exclusion de l’AfD se poursuit et l’AfD est même menacée d’interdiction. Devenir un parti populaire durable, surmonter le cordon sanitaire et ouvrir la voie à la responsabilité gouvernementale est un défi énorme qui nécessite une stratégie.

En allemand, le cordon sanitaire est désigné sous le nom de « Brandmauer » ou mur pare-feu. La métaphore filée dans le texte est donc aussi celle d’une deuxième chute du mur.

La catégorie de « Volkspartei », que l’on pourrait traduire par parti populaire de masse « attrape-tout » a longtemps servi à désigner la CDU/CSU et le SPD.

Il s’oppose dans sa définition traditionnelle en science politique germanophone aux « Kleinparteien » ou « Klientelparteien » qui s’adressent à des tranches précises de la population comme Die Grünen, qui vise les populations aisées (péri)urbaines sensibles à l’environnement, ou encore Die Linke, qui fait ses meilleurs résultats parmi les laissés-pour-compte de la réunification à l’Est.

Le document suivant présente des propositions pour un processus stratégique du groupe AfD au Bundestag allemand.

Une condition préalable à la rupture du cordon sanitaire et à la prise de responsabilités gouvernementales par l’AfD.

L’AfD aspire à assumer des responsabilités gouvernementales en Allemagne.

Les actions de la coalition noire-rouge prouvent qu’aucun changement en matière de migration ou d’économie n’est possible sans l’AfD comme force motrice au sein du gouvernement. Le changement politique en Allemagne ne peut être réalisé que si l’AfD assume des responsabilités gouvernementales.

Pour que l’AfD puisse façonner la politique, le cordon sanitaire doit tomber.

Le cordon sanitaire tombera et la voie sera ouverte à la prise de responsabilité gouvernementale si :

1. L’AfD est solidement ancrée auprès de son électorat de base, qui vote pour elle par attachement et par conviction ; l’AfD exploite davantage son potentiel et gagne nettement en acceptation au-delà de son électorat. (Partie I)

2. D’autres coalitions entre les différents camps ne sont plus possibles, car le fossé entre l’Union CDU/CSU et les partis de gauche ne peut plus être comblé. (Partie II) 

Les possibilités permettant de créer les conditions nécessaires à un tel scénario sont esquissées ci-après.

I — Créer des majorités : gagner la population à la cause de l’AfD

Pour notre analyse, nous divisons l’électorat en trois groupes pertinents pour l’AfD : l’électorat traditionnel de l’AfD, le potentiel de l’AfD et l’environnement d’acceptation 18 :

— L’électorat traditionnel de l’AfD comprend ceux qui votent avec une forte certitude pour l’AfD et qui peuvent être liés durablement à l’AfD.

— Le potentiel est constitué des électeurs qui peuvent en principe envisager de voter pour l’AfD et qui sont donc accessibles à l’AfD en tant qu’électeurs potentiels.

— L’environnement d’acceptation est constitué des électeurs qui ne votent pas pour l’AfD et n’ont pas l’intention de le faire, mais qui, dans certaines circonstances, accueilleraient favorablement ou du moins ne rejetteraient pas la participation de l’AfD au gouvernement.

Selon l’INSA, l’électorat de base de l’AfD est d’environ 18 %. Avec les électeurs actuels et les électeurs potentiels, l’AfD pourrait atteindre jusqu’à 30 % des voix. Mais même si l’AfD exploite pleinement son potentiel, cela ne garantit pas la fin du cordon sanitaire et une participation au gouvernement. Il faut en outre qu’il existe un environnement favorable qui, sans voter pour l’AfD, ne s’oppose pas fondamentalement à une participation de l’AfD au gouvernement.

L’INSA est un institut de sondage allemand.

Pour que l’AfD puisse accéder au pouvoir en Allemagne et façonner la politique allemande, elle doit fidéliser durablement ses électeurs traditionnels, exploiter et élargir une plus grande partie de son potentiel et obtenir une acceptation fondamentale de sa participation à la législation et au gouvernement auprès d’une majorité d’électeurs. L’AfD a besoin d’une stratégie différenciée pour ces trois groupes : les électeurs traditionnels, le potentiel et l’environnement d’acceptation.

1 — Fidéliser les électeurs traditionnels : Allemands de l’Est, ouvriers, population rurale, jeunes électeurs, Allemands de Russie

L’objectif est de créer un ancrage social fort et une base électorale durable. Les électeurs ne doivent pas voter pour l’AfD principalement par protestation ou par frustration, mais parce qu’ils s’identifient à l’AfD. Un ancrage plus étroit est déjà visible dans les milieux et régions suivants : 

Les Allemands de l’Est, les ouvriers, les citoyens des villages et des villes petites et moyennes, les Allemands de Russie et les Allemands de l’espace post-soviétique, ainsi que les nouveaux électeurs, en particulier les jeunes hommes.

Afin de fidéliser durablement les électeurs traditionnels de l’AfD et d’ancrer solidement l’AfD dans ces milieux, le groupe parlementaire agit dans trois domaines :

— Le groupe parlementaire AfD identifie les intérêts politiques et les problèmes de ces groupes et élabore des initiatives législatives concrètes visant à défendre les intérêts spécifiques des électeurs fidèles et à améliorer leurs conditions de vie.

— L’AfD identifie les canaux de communication et crée des réseaux relationnels afin de communiquer de manière continue et durable avec ses électeurs fidèles.

— L’AfD travaille à donner une image positive de ses électeurs fidèles et de leur mode de vie, qui sont étroitement liés à l’AfD.

À cette fin, l’AfD met en place des groupes de travail qui identifient les intérêts des électeurs fidèles, élaborent une stratégie de communication et créent une image positive de ce groupe, par exemple les ouvriers comme véritables moteurs de la société, les Allemands de l’Est comme avant-garde de la démocratie et de la liberté, la population rurale comme porteuse de bonnes valeurs traditionnelles, les jeunes Allemands comme porteurs d’espoir pour un avenir meilleur. L’objectif est de développer une image commune de l’AfD en tant que parti populaire libéral-conservateur, qui rassemble sa coalition électorale.

2 — Identifier les potentiels : génération des plus de 60 ans, femmes, diplômés de l’enseignement supérieur, chrétiens pratiquants, grandes villes

Les résultats électoraux restent nettement en retrait auprès de certains groupes. On peut identifier les groupes suivants, dans lesquels l’AfD n’a pas exploité tout son potentiel et qui représentent une grande partie de la population allemande :

Les femmes, les citoyens titulaires d’un diplôme d’études secondaires et d’un diplôme universitaire, les citoyens des grandes villes et des métropoles, les électeurs de plus de 60 ans et les chrétiens pratiquants.

Ces groupes ne sont pas homogènes et ne peuvent être abordés de manière uniforme. Afin d’élargir ces groupes difficilement accessibles à l’AfD et de les rallier à la cause de l’AfD, nous avons besoin d’une micro-analyse sociodémographique de chacun d’eux. Il faut identifier des sous-groupes avec lesquels nous pouvons établir un lien.

Exemples de tels sous-groupes :

Un sous-groupe des femmes est par exemple constitué des femmes au foyer et des mères ; dans le groupe des universitaires, le sous-groupe des ingénieurs et des diplômés en sciences techniques ; dans le groupe des électeurs des grandes villes et des métropoles, le sous-groupe des citoyens des quartiers sensibles ou des banlieues ; dans le groupe de la génération des plus de 60 ans, celui des retraitées très préoccupées par la criminalité ou des hommes âgés aux valeurs traditionnelles ; et parmi les chrétiens pratiquants un sous-groupe est constitué de protestants et de catholiques conservateurs.

Les groupes de travail du groupe parlementaire devraient se pencher de manière approfondie sur les groupes de la société dans lesquels l’AfD est moins forte. Ils identifient les obstacles et les problèmes rencontrés pour s’adresser à ces groupes et élaborent des solutions, trouvent des sous-groupes réceptifs à l’AfD et proposent des mesures thématiques et une stratégie de communication afin de renforcer la position du parti au sein de ces groupes.

3 — Élargir le champ d’acceptation

Même de bons résultats électoraux ne garantissent pas à l’AfD une participation au gouvernement.

Aussi importante que soit la mobilisation des électeurs fidèles et la prise de contact avec les électeurs potentiels, il existe des indicateurs démographiques concrets pour mesurer le climat d’acceptation : les sondages sur la procédure d’interdiction de l’AfD, sur l’acceptation de différentes formes de coopération avec l’AfD, sur la participation au gouvernement et sur le rejet fondamental et les craintes à l’égard de l’AfD.

— L’objectif est de réduire à moins de 50 % la proportion de citoyens qui expriment leur crainte vis-à-vis de l’AfD, qui approuvent la procédure d’interdiction de l’AfD et qui refusent toute coopération avec l’AfD.

Pour cela, il est important d’analyser, à l’aide de sondages d’opinion, quelles images négatives, quels récits négatifs et quelles idées négatives existent à propos de l’AfD et comment ceux-ci sont véhiculés et renforcés. Sur la base des résultats, il s’agira ensuite de développer une stratégie propre pour une contre-communication ciblée qui réfute les arguments contre l’AfD, développe une image positive et formule des propositions sur la manière d’élargir considérablement le champ d’acceptation. Le groupe cible de nos efforts pour élargir le champ d’acceptation est le suivant :

— Les citoyens qui ne font pas partie de l’électorat ou du potentiel de l’AfD et dont le rejet n’est pas insurmontable en raison de leur positionnement idéologique et de leur affiliation à un parti.

II — Diviser la coalition noire-rouge : empêcher les coalitions entre les camps

Jusqu’à présent, des majorités sans l’AfD étaient possibles grâce à des coalitions entre les camps, des coalitions entre l’Union et le SPD ou les Verts. Le cordon sanitaire s’effondrera lorsque ces options politiques auront échoué et ne seront plus possibles.

La coalition en « feu tricolore » a fini par se briser parce que les divergences entre les attentes des électeurs bourgeois du FDP et celles des électeurs rouge-vert étaient finalement insurmontables.

Le risque de conflit entre la CDU/CSU et le SPD, en particulier entre l’aile conservatrice et libérale de la CDU/CSU et l’aile gauche du SPD, est tout aussi élevé. L’AfD dispose de deux moyens pour creuser ce fossé :

1. La polarisation du débat conduit à la séparation du camp bourgeois-conservateur et de la gauche radicale : en prenant ses distances avec la gauche radicale, qui représente des positions inacceptables pour la majorité des Allemands, l’AfD peut plus facilement se positionner comme une force bourgeoise-conservatrice. La montée de la gauche radicale se fait au détriment du SPD et des Verts et les contraint à adopter une ligne de conduite qui complique considérablement les accords avec la CDU/CSU.

2. Accroître la pression sur la CDU/CSU : L’AfD lancera des motions et des initiatives qui bénéficieront d’un fort soutien parmi les électeurs de la CDU/CSU, notamment ceux qui ont voté pour ce parti en raison de ses politiques migratoires et de transformation économique, mais qui sont désormais déçus par la coalition CDU/CSU-SPD. Outre la politique migratoire, l’AfD axe sa stratégie sur la transformation économique afin d’accroître la pression sur la CDU/CSU et de gagner de nouveaux électeurs et une expertise accrue.

1 — Polarisation contre Die Linke

1.1 — Promouvoir la séparation du camp bourgeois-conservateur et du camp de gauche

Actuellement, en Allemagne, la polarisation oppose trop souvent les électeurs de l’AfD au reste de la population.

Notre objectif est de créer une situation où le clivage politique ne se situe plus entre l’AfD et les autres courants politiques, mais plutôt entre un camp bourgeois-conservateur et un camp de gauche radicalisé, à l’instar de la situation aux États-Unis.

Le point de départ de cette évolution est le suivant :

— Le parti Die Linke est devenu la force motrice de la gauche, rendant difficile pour les Verts et le SPD de faire des compromis avec la CDU/CSU, notamment sur les questions migratoires et économiques.

— L’AfD et Die Linke constituent les deux pôles idéologiques du débat social. En contrepoint à la gauche idéologique et « woke », l’AfD peut affirmer son positionnement bourgeois. L’AfD peut contribuer de manière significative à transformer le débat politique et social en un duel entre deux camps irréconciliables, aboutissant à un choix binaire entre l’AfD et Die Linke : Weidel ou Reichinneck [sic].

Heidi Reichinnek, cheffe du groupe parlementaire et tête de liste de Die Linke pour l’élection de février 2025, a réussi à sauver son parti d’une probable disparition du Bundestag face à la concurrence de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW).

Par son usage des réseaux sociaux et un style rhétorique virulent, elle incarne une nouvelle génération de Die Linke, plus urbaine et préoccupée par la crise du logement, qui n’a pas vécu l’époque de la RDA.

Les conséquences de cette polarisation étaient déjà visibles chez les primo-votants lors des élections fédérales. Le FDP et les Verts ont alors cédé leur place de forces politiques dominantes à l’AfD et au parti Die Linke. Si cette tendance se propage à l’ensemble de l’électorat, les clivages politiques s’accentueront et les divisions entre les deux camps se creuseront. Les clivages au sein de chaque camp, par exemple entre les électeurs de l’AfD et ceux de la CDU/CSU, se réduiront.

Cela s’explique aussi par le fait que Die Linke a tout intérêt à discréditer même les positions conservatrices modérées et celles proches de la CDU en les présentant comme trop proches de l’AfD.

Pour Beatrix von Storch, il apparaît souhaitable que Die Linke prenne l’ascendant sur la gauche allemande afin de pouvoir démanteler le centre politique (die Mitte) et de créer les conditions d’une guerre culturelle généralisée.

1.2 — Différenciation de la stratégie de communication

Notre communication doit être différenciée sur les plans thématique, rhétorique et argumentatif, en distinguant la confrontation avec notre adversaire de gauche et le débat au sein du camp bourgeois-conservateur.

— La confrontation avec le camp de gauche se déroule sur le plan fondamental, en se concentrant sur les conflits sociopolitiques et culturels fondamentaux : famille contre genre, nation contre ouverture des frontières, liberté contre socialisme.

— La confrontation avec la CDU/CSU doit principalement s’articuler autour des questions de crédibilité et de confiance, et plus particulièrement de l’échec politique dans la mise en œuvre concrète de la transformation migratoire et économique.

Dans la guerre culturelle avec la gauche, l’AfD se positionne comme la seule force d’opposition crédible. Dans la compétition politique avec la CDU/CSU, elle se positionne comme la force originale crédible, concrétisant ce que la CDU/CSU n’a fait que promettre pendant la campagne électorale.

Le mot de « Kulturkampf » (ou guerre culturelle) employé ici par von Storch s’inspire bien sûr d’abord des « culture wars » aux États-Unis. Mais le mot de Kulturkampf désigne aussi la répression engagée par Bismarck dans les années 1870-1880 contre l’influence politique de l’Église catholique dans le nouvel Empire allemand, considérée comme une institution concurrente et anti-nationale.

Une des premières batailles de la guerre culturelle déclarée par Beatrix von Storch a été la polémique contre la nomination de la juge au Tribunal constitutionnel fédéral Frauke Brosius-Gersdorf. Cette juriste de 54 ans, nommée par le SPD, s’est vu reprocher ses positions favorables à un assouplissement du cadre juridique sur l’avortement par l’AfD et par l’aile conservatrice de la CDU/CSU. Le 7 août 2025, Frauke Brosius-Gersdorf a retiré sa candidature au Tribunal constitutionnel fédéral.

2 — Pression politique sur l’Union

2.1 — L’AfD peut devenir le premier parti grâce aux électeurs indécis de la CDU/CSU

Lors des élections fédérales de 2025, la CDU/CSU a gagné quatre millions d’électeurs au détriment du SPD, du FDP et des abstentionnistes. 1,76 million d’électeurs du SPD, 1,35 million du FDP et 0,9 million d’abstentionnistes ont voté pour l’Union. Ces nouveaux électeurs de la CDU/CSU ont justifié leur vote par le changement de cap opéré par la CDU/CSU après l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel. La croissance économique, la sécurité intérieure et l’immigration étaient les questions les plus importantes pour les électeurs de la CDU/CSU.

Si l’AfD parvient à détourner ces électeurs indécis de la CDU/CSU, elle deviendra le premier parti et reléguera l’Union à la deuxième place. Si l’AfD remporte ces quatre millions d’électeurs, le nombre absolu de ses électeurs passera de dix à quatorze millions.

Cela correspondrait à un résultat électoral d’environ 28 %, ce qui correspond globalement au potentiel électoral estimé de l’AfD. La CDU/CSU perdrait autant de voix et obtiendrait un score encore plus faible qu’en 2021, année où elle avait atteint un niveau historiquement bas de 24 % avec son candidat à la chancellerie, Armin Laschet.

Les points suivants laissent entrevoir la possibilité de convaincre ces nouveaux électeurs de la CDU/CSU de voter pour l’AfD :

— Ces nouveaux électeurs de la CDU/CSU avaient déjà manifesté leur volonté de changer de parti ;

— Ils ont voté pour la CDU/CSU en signe de protestation contre la coalition en feu tricolore (SPD, Verts, FDP) ;

— Ils partagent les positions de l’AfD en matière de politique intérieure et économique ;

— La CDU/CSU, par sa coalition avec le SPD, a déçu ces groupes d’électeurs.

Pour convaincre ces anciens électeurs du SPD, du FDP et les abstentionnistes qui ont voté pour la CDU/CSU lors de cette élection, il convient de mettre l’accent, outre sur la politique migratoire, sur la compétence économique.

La CDU/CSU est confrontée à un dilemme : les compromis avec le SPD facilitent la tâche de l’AfD pour séduire ces électeurs de la CDU/CSU, mais la lutte pour ces électeurs la met inévitablement en conflit avec le SPD et les Verts.

La stratégie de Beatrix von Storch pour arriver au pouvoir et dépasser la CDU/CSU repose sur la séduction des électeurs indécis de 2021 et 2025. Cette nécessité de construire une image de compétence impose une forme de professionnalisation du parti — que von Storch pense possible en faisant appel aux nouveaux députés. 

2.2 — L’AfD, parti de l’économie sociale de marché : dépasser la CDU/CSU en matière de compétence économique

Le principal atout de la CDU/CSU résidait dans son expertise économique et financière. Aux yeux des électeurs, elle devançait largement tous les autres partis avant les élections fédérales.

La « croissance économique » était une motivation essentielle pour voter pour la CDU/CSU. 

L’AfD a réalisé des progrès significatifs dans ces domaines de compétences par rapport aux dernières élections fédérales, mais reste encore largement en retrait par rapport à la compétence perçue de l’Union — contrairement au domaine de l’immigration, où la compétence qu’on lui accorde est plus proche de celle de la CDU/CSU.

La compétence économique est cruciale pour concrétiser le potentiel de séduction des électeurs indécis de l’Union et renforcer l’acceptation de la responsabilité gouvernementale de l’AfD. L’objectif est de réduire significativement l’écart avec l’Union en matière de perception de la compétence dans les domaines économiques et financiers, et, à terme, de la dépasser. Aux yeux des électeurs, l’AfD doit incarner non seulement une réforme de la politique migratoire, mais aussi une véritable transformation économique. 

On peut partir des points suivants : 

— Lever le frein à l’endettement nuit considérablement à la crédibilité de la CDU/CSU. L’augmentation de la dette publique et du poids des intérêts deviendra un problème constant dans les années à venir.

Avec la sortie du FDP du Bundestag, et le tournant de la CDU/CSU sur le frein à l’endettement, l’AfD devrait selon Beatrix von Storch se positionner comme le parti de la responsabilité budgétaire et du retour à l’ordolibéralisme. Ce serait aussi une forme de retour aux sources pour celle qui a milité à ses débuts au sein du parti libéral-démocrate.

— La coalition avec le SPD rend pratiquement impossibles de nécessaires réformes structurelles d’envergure. Les problèmes majeurs auxquels l’Allemagne est confrontée en tant que puissance économique et en matière de protection sociale ne peuvent être résolus par le plus petit dénominateur commun de la CDU/CSU et du SPD.

L’AfD parie sur l’échec de la réforme annoncée par Merz de l’État social allemand.

— L’AfD peut adopter des revendications et des mesures politiques en faveur du libre marché, de la réglementation et des finances publiques sans que la CDU/CSU, prise au piège de la coalition avec le SPD, ne puisse opposer de contre-arguments crédibles.

— L’AfD est le seul parti capable de s’engager en faveur de la croissance économique sans tenir compte du discours climatique de gauche et d’agir sans contraintes idéologiques sur la question cruciale de l’énergie. 

La question de la croissance économique et la promesse de prospérité qui en découle peuvent, au même titre que les questions de migration et de sécurité intérieure, constituer un autre pilier pour l’AfD et, en même temps, le fil conducteur entre les différents groupes d’électeurs du parti : des chômeurs aux travailleurs en passant par les indépendants, des anciens électeurs du SPD aux anciens électeurs du FDP et donc également aux électeurs indécis de la CDU/CSU.

3 — La politique étrangère ne doit pas créer de problèmes supplémentaires

C’est en priorité par le biais de positions de politique intérieure et économique qu’il faut s’adresser autant à l’électorat traditionnel qu’aux électeurs potentiels de l’AfD.

La politique étrangère de l’AfD doit chercher à éviter les controverses au sein de son électorat, à minimiser les points faibles et à contribuer à élargir sa base électorale. Elle a pour objectif d’identifier au plus tôt les conflits internes potentiels et les effets négatifs pour le parti, et de les prévenir grâce à un positionnement judicieux et une communication cohérente et coordonnée au sein du groupe parlementaire.

La politique étrangère est mise de côté dans la stratégie de polarisation. Au sein d’un parti ouvertement pro-russe et également proche des services secrets chinois, Beatrix von Storch est comparativement assez distante de ces deux régimes. Sa boussole n’est pas à l’Est ; sa référence est plutôt celle de la droite « MAGA » nord américaine — et désormais de plus en plus sud-américaine.

Comme Trump en 2016, elle propose, dans une attitude « Germany First », de limiter l’importance de la politique étrangère, au moins dans la communication du parti au nom de la conquête de nouveaux électeurs. Ce n’est cependant pas l’avis de plusieurs de ses collègues et concurrents comme les deux co-présidents actuels du parti Tino Chrupalla et Alice Weidel ou l’ancien chef du groupe parlementaire européen Maximilian Krah.

Perspectives : tirer parti de l’expérience et de l’expertise des parlementaires

Une stratégie globale, notamment en ce qui concerne la diversité des groupes d’électeurs, doit s’appuyer sur l’expérience et l’expertise des membres du groupe parlementaire. Ce dernier possède une connaissance approfondie des circonscriptions, des échanges avec les citoyens, et une expérience de vie et professionnelle sans équivalent au sein des autres groupes parlementaires.

Le processus stratégique lui-même génère de nouvelles idées, en particulier sur la manière de mobiliser les électeurs fidèles, d’exploiter leur potentiel et de créer un climat propice à l’adhésion, mais aussi sur la nécessité de lever les obstacles et de renforcer les capacités de gouvernance. Les groupes de travail par groupe d’électeurs permettent d’aborder, au-delà des thématiques politiques habituelles, les moyens d’atteindre les différents publics cibles et de résoudre les problèmes identifiés, de tirer parti des expériences vécues, de recueillir des idées et d’utiliser les ressources disponibles afin de les intégrer à la stratégie globale.

L’évaluation et l’analyse socio-empiriques, ainsi que l’adaptation stratégique, sont des tâches continues visant à optimiser nos chances de succès et à rendre possible le changement politique en Allemagne.

Sources
  1. AfD, « Einleitung des Strategieprozesses ».
  2. Voir notamment : „Brandmauer stürzen“ : So will die AfD an die Macht kommen, Correctiv, 11 juillet 2025 ; Beatrix von Storch, « Deutschland politisch gestalten – Das Ende der Brandmauer und der Weg in die Regierungsverantwortung », 4 juillet 2025.
  3. Voir ici : Beatrix von Storch (AfD) – die Büste des Rassisten Karl Marx verhüllt.
  4. « Brazil’s welcome to granddaughter of Hitler’s finance minister draws Jewish ire », The Times of Israel, 31 juillet 2021.
  5. « AGI Profiles : Beatrix von Storch : Member of the Bundestag and Deputy Leader of the Alternative for Germany », American German Institute, 22 août 2024.
  6. « Beatrix von Storch : Das Meinungs-Imperium der AfD », Handelsblatt, 24 novembre 2014.
  7. « AfD : Wie Beatrix von Storch an die Spitze strebt », Table Briefings, 13 août 2025.
  8. « AfD-Kandidatin : Beatrix von Storch war jetzt beim Notar », Die Welt, 16 septembre 2013.
  9. Klimaexpertin Beatrix von Storch (AfD) will die Sonne verklagen
  10. Beatrix von Storch bei Bannons War Room 🔥🌎Thanks for having me on the show ! 🙏
  11. « The Reactionary International », Rosa Luxembourg Stiftung, 3 mars 2025.
  12. « Aussprache über die Ergebnisse des Zukunftsgipfels der UN », Deutscher Bundestag, 26 septembre 2024.
  13. « AfD-Politikerin von Storch zu Überraschungsbesuch im Weißen Haus », Focus, 16 septembre 2025.
  14. « Deutscher Sonderweg : Wie Bätzings Bischofskonferenz die sexuelle Revolution in katholische Klassenzimmer trägt », Freie Welt.
  15. « Wie die AfD das Christentum für sich nutzt », tagesschau.de
  16. Hunderte beten vor der amerikanischen Botschaft für Charlie Kirk.
  17. Radikale Christen in Deutschland : Kreuzzug von rechts, ARD.
  18. Beatrix von Storch, “Die Stammwählerschaft der AfD, das Potential der AfD und das Akzeptanzumfeld”.
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