Mot qui évoque d’ordinaire la célébration et la joie, « l’anniversaire » a une autre tonalité dans le roman d’Andrea Bajani. Cet anniversaire qui donne au livre son titre et qui constitue son point de départ commémore les dix années que le narrateur vient de passer sans revoir ses parents.
À 41 ans, il a décidé d’arrêter de leur rendre visite. Il a changé de numéro de téléphone, de domicile et de continent : « J’ai placé un océan entre nous. Ces dix années ont été les meilleures de ma vie. »
Remarquable et singulier roman sur une famille détruite à petit feu par un père tyrannique, L’Anniversario (Feltrinelli, 2025) a obtenu le Prix Strega en Italie et connu un succès populaire.
Alors qu’il est déjà traduit dans plusieurs langues et paraît en France le 15 janvier 2026 chez Gallimard, il faisait partie des cinq finalistes du Prix Grand Continent, décerné le 5 décembre 2025 à Kolkhoze, d’Emmanuel Carrère (P.O.L.).
Né en 1975 à Rome, Andrea Bajani y raconte, du point de vue du fils, avec dix ans de recul et une grande minutie stylistique, « la désintégration d’une famille » composée d’un père, d’une mère, de ce garçon qu’était plus jeune le narrateur, et d’une fille.
Dans une langue sobre, en même temps dépouillée et précise — très bien traduite de l’italien par Nathalie Bauer dans la version française qui paraît en janvier chez Gallimard — le narrateur consigne le comportement du père autoritaire et violent et les réactions de son entourage.
La famille, qui appartient à la petite classe moyenne, vit en huis clos dans la banlieue de Turin, dans un immeuble. Les voisins sont des témoins discrets.
À vingt ans, alors qu’il n’a pas encore rompu avec ses parents, le narrateur brise cet enfermement en consultant une psychanalyste. Ce personnage étonnant appartient presque au genre fantastique tant la méthode dont elle procède avec ses patients est peu orthodoxe : les séances se déroulent par téléphone — objet qui joue un rôle important dans l’économie de la famille.
Roman sur le patriarcat — on trouve trois occurrences du terme dans le texte — L’Anniversaire est également un portrait de ce que peuvent être une mère et un père, à la fois terriblement imparfaits et conformes au rôle dévolu aux parents dans un imaginaire collectif daté mais qui a toujours prise. Le père est puissant ; la mère, soumise. Chaque lecteur interprétera de façon différente les causes de leurs comportements : sadisme ? Masochisme ? Adéquation au discours ambiant ? Conséquence du fascisme italien ?
Dans l’un des très beaux passages de L’Anniversaire, le narrateur remarque que la seule fois où sa mère eut un « geste de mère » est l’instant où elle « devina ce qui s’était déjà produit dans l’esprit de son fils avant même qu’il en ait conscience » : le fils se tient sur le palier de la maison de ses parents, il s’apprête à partir et ne reviendra plus jamais.
Sur la couverture de votre livre, il est écrit roman et non récit. S’agirait-il plutôt d’une autofiction ?
Les lecteurs se sont reconnus dans cette histoire. C’est cette impression qu’ils m’ont communiquée, plutôt que de la curiosité pour ma vie.
Bien sûr, il est arrivé qu’ils me posent des questions personnelles — mais ce sont les choses écrites dans les livres qui comptent.
Ou bien nous sommes dans la littérature, ou bien nous sommes en dehors — et cela ne m’intéresse pas.
Que des centaines de milliers de lectrices et de lecteurs se soient reconnus dans cette histoire, voilà l’essentiel, et le côté miraculeux de la littérature.
Je ne m’intéressais pas à ma propre vie en écrivant L’Anniversaire. Par amour pour cette institution qu’est à mes yeux le roman, j’ai choisi d’écrire une fiction, pas une autofiction.
C’est pourquoi je ne parlerai jamais de mes points communs avec le narrateur.
La fiction est la chose la plus importante pour moi. J’ai pris quatre ans pour écrire ce roman. J’ai écrit la première version en trois semaines à l’automne 2021 puis je l’ai reprise vingt-deux fois. C’est la maladie de la littérature !
Je crois profondément au roman comme genre qui inquiète et comme machine à penser et à inventer à travers le langage. Le langage a le pouvoir d’inventer la réalité.
J’avais préparé des questions sur l’autofiction : elles sont à jeter, alors !
Pas du tout.
Le roman est toujours en dialogue avec la vie, et il joue avec les autres formes littéraires.
L’Anniversaire joue à émettre une voix qui sonne comme étant proche. Le roman est un activateur de l’autobiographie du lecteur — qui n’est pas seulement le spectateur de la vie d’un autre mais qui devient la sœur, le père, la mère de mon narrateur et mon narrateur lui-même. Je voudrais revenir sur l’autre raison qui a compté dans mon choix de la forme romanesque : cette histoire est collective.
En Italie beaucoup de lecteurs venaient me dire, à la fin d’une rencontre, que cette histoire était la leur. Le patriarcat est l’histoire de millions de familles et malheureusement, c’est une histoire actuelle.
Je crois profondément au roman comme genre qui inquiète.
Andrea Bajani
C’est la raison pour laquelle mon livre a connu un tel succès, non seulement en Italie mais aussi en Espagne, aux Pays-Bas, en Allemagne. Dans la période réactionnaire qui est la nôtre, certains pensent que les problèmes économiques et sociaux pourraient être résolus par un retour au passé. Pensez à Make America Great Again, ou à Make Italy Great Again. Le roman permet de contester cette propagande officielle.
Vous êtes l’auteur de trois romans ; L’Anniversaire est-il le plus politique des trois ?
D’une certaine façon, oui.
L’autre roman de moi traduit en français s’intitule Le Livre des maisons.
J’y donne la parole à des maisons : comme le roman, les maisons se tiennent à l’extérieur de la propagande et la contestent.
Que dit cette propagande ?
Elle valorise le patriarcat, elle dit qu’on peut être heureux en demeurant dans son propre pays, etc.
Vous écrivez que le fascisme a laissé une empreinte sur le père tyrannique du narrateur. Cette trace est-elle propre aux hommes italiens ?
Je pense que Mussolini a laissé un héritage chez les hommes de plusieurs pays.
On dirait que les hommes ne savent pas faire autre chose qu’aller chasser dans la forêt. Ils ont besoin de chasser — sans quoi ils sont perdus.
Est-ce cela signifie que vous rejetez les œuvres qui mettent en scène et parfois en valeur des hommes dominateurs ?
Non, car je distingue l’art et mes jugements moraux.
Je ne veux pas être un contrôleur de la morale des romans, ni de celle des films.
Si c’était le cas, on ne lirait plus Faulkner, ni Céline, et je refuse cela.
Connaissez-vous Lalla Romano ? C’était une femme forte qui ne se contentait pas de rester au second plan, mais dans l’un de ses romans, elle raconte que, chez elle, on mangeait des pâtes puis de la viande sans changer d’assiette. Seul son père avait droit à une assiette propre pour chaque plat. Quand j’ai lu cela pour la première fois, il y a vingt ans, je ne m’y suis pas arrêté, cela m’a paru banal, normal. Je l’ai relu récemment et je me suis dit : « Ce n’est pas possible ! ».
Nous lisons autrement, aujourd’hui. Le succès de L’Anniversaire est la preuve que le terrain est prêt pour que l’on remette en question le patriarcat.
Le roman est un activateur de l’autobiographie du lecteur.
Andrea Bajani
Votre livre est-il le premier à provoquer de telles réactions en Italie ?
Il me semble que oui.
Non pas parce qu’il n’y a pas eu d’autres livres contre le patriarcat, mais parce que c’est la première fois qu’un homme le conteste, permettant une alliance entre les lecteurs et les lectrices.
De surcroît, ce n’est pas un témoignage, mais de la littérature. Le langage, à travers le style, produit une musique qui provoque des émotions.
En lisant un témoignage, on peut s’écrier : « Je ne suis pas d’accord avec ça ! ». La littérature, elle, ne mène pas un combat.
Un lecteur peut se dire : « Peut-être que je ressemble un peu à ce père, à ce narrateur, ou à cette mère. » Une femme peut se dire : « Je ressemble à cette mère, ou à ce narrateur. »
Je remarque d’ailleurs que les femmes ont le courage d’admettre qu’elles ressemblent à la mère de mon roman — même un petit peu seulement — alors que les hommes, à cause de ce syndrome Mussolini, avouent moins facilement qu’ils s’identifient à tel ou tel personnage.
Vous venez de dire que le langage littéraire produisait une musique. Pouvez-vous définir la musique que vous cherchiez à obtenir au point d’écrire vingt-deux versions de votre texte ? Sur la couverture de votre roman est inscrit ce commentaire, très juste, d’Emmanuel Carrère : « Un livre scandaleusement calme ».
Ce calme est une conséquence de mon style — mais je n’ai pas consciemment recherché le calme. Cela n’aurait pas fonctionné.
Vous savez bien que si vous dites à quelqu’un d’énervé : « Calme-toi », cela ne marchera pas.
C’est la pire des choses à dire — et cela peut même aggraver la situation.
Même quand on se dit à soi-même de se calmer (« Il faut absolument que je me calme ! »), ça ne fonctionne pas.
Je vais donc commencer par répondre à votre question d’un point de vue moral, puis j’y répondrai d’un point de vue littéraire.
Je voulais éviter de juger les personnages.
Je ne vise pas l’objectivité — c’est une autre école littéraire que la mienne — mais je veux utiliser l’empathie. L’empathie est probablement le plus grand instrument qu’on ait inventé, et c’est l’instrument de la littérature. Je voulais éviter de raconter une histoire de la façon dont on le fait très souvent ces temps-ci, en étant avec ou contre un personnage. Je refuse la simplification et je souhaite entrer dans la complexité des relations humaines. Les familles sont des organismes, des systèmes dans lesquels chacun joue un rôle. Ce serait trop facile de dire qu’il y a un bon et un mauvais.
Une famille, ce sont des personnes enfermées dans un espace : ce n’est pas naturel, mais c’est la seule façon que les humains ont trouvée pour se protéger.
Dans cet espace, il faut composer avec le besoin d’amour, le besoin de protection, les émotions archaïques.
S’ajoutent à ces dynamiques des choix culturels qui viennent de l’extérieur ; le patriarcat en fait partie. Interroger ces dynamiques profondes est un tabou. Je veux les interroger car je veux être honnête.
Raconter sans juger — pour revenir à votre question — c’est à mon avis ce qui crée ce calme qui se dégage du style.
Je ne vise pas l’objectivité mais je veux utiliser l’empathie.
Andrea Bajani
Et d’un point de vue littéraire, comment expliquez-vous la sérénité qui, paradoxalement, se dégage de votre roman, alors qu’il raconte des faits graves ?
J’enseigne l’écriture à l’université.
L’intitulé de l’un de mes cours est « Raconter les familles, de Tolstoï à Carrère ».
J’explique aux étudiants que, très souvent, les situations sont racontées de l’intérieur mais que l’on peut aussi raconter une vie de famille depuis l’extérieur, à travers un personnage qui a quitté la famille et qui la regarde, des années plus tard.
Dans le cas de L’Anniversaire, le narrateur se retourne sur ce qui s’est passé dix ans plus tôt. Je pense que la conjonction de ces deux ingrédients, raconter la complexité de la situation et se placer à distance, a accouché de ce calme.
Dans une scène saisissante, la mère se lave les dents dans la cuvette des toilettes afin de ne pas déranger le père et de ne pas réveiller sa colère. D’où vous est venue cette idée ?
Il m’est difficile de vous répondre. Quelle quantité de réalité, de pulsions, de désirs, se mêlent pour former telle ou telle scène ?
Deux thèmes — l’abjection et la distraction — une fois passés dans la machine de l’écriture, ont produit cette image. Je ne saurais vous dire d’où elle vient et je ne souhaite pas le savoir non plus : cela gâcherait le mystère de l’écriture.
L’inconnu est ce qui m’intéresse lorsque j’écris. Pour le connu, la vie quotidienne suffit, et j’écris parce que la vie quotidienne ne me suffit pas.
Le narrateur remarque que beaucoup d’Italiens se sont exilés aux quatre coins du monde pour fuir leur famille. Cet exil est-il propre aux Italiens ?
Non.
Si vous voyagez à Amsterdam, à Berlin, à New York, vous rencontrerez des Italiens, des Allemands, des Anglais, des Américains.
L’Anniversaire est très italien dans la mesure où la famille, en Italie, est l’institution la plus importante. Elle passe avant l’État.
En Italie, l’État ne fonctionne pas parce que les familles ne lui reconnaissent pas suffisamment d’autorité.
Une famille, ce sont des personnes enfermées dans un espace : ce n’est pas naturel, mais c’est la seule façon que les humains ont trouvée pour se protéger.
Andrea Bajani
Quels livres et quels auteurs ont été déterminants, pour vous ?
Je citerais en premier lieu Le Malheur indifférent, de Peter Handke, dans lequel il est question du suicide de sa mère alors que Handke avait une trentaine d’années.
Quand j’ai écrit la première version de L’Anniversaire, j’ai utilisé à la première page le mot « malheur » et je me suis dit que la mère de mon roman était celle du Malheur indifférent.
D’une certaine façon, j’ai adopté une femme qui appartient à la littérature pour la faire revivre dans mon livre. Je l’ai amenée depuis l’Autriche jusqu’en Italie — c’est un hommage comme seule la fiction peut en rendre.
L’autre écrivain qui est un dieu pour moi est Kafka.
Dans la Lettre au père, il conteste le pouvoir paternel et dans ses autres textes, il remet en cause plusieurs institutions et parmi elles, la famille.
Enfin, il y a Virginia Woolf, la plus grande musicienne de la littérature. Ma vie a basculé lorsque j’ai découvert son œuvre, surtout La Promenade au phare. En vous parlant, je songe au suicide de la mère de Peter Handke et à la façon dont Virginia Woolf a terminé sa vie, en se noyant volontairement.
J’en suis ému.