Que voulons-nous vraiment ? Depuis le Sommet Grand Continent, au cœur des Alpes, nous avons posé la question à la Prix Nobel de la Paix ukrainienne Oleksandra Matviïtchouk et au conseiller de Volodymyr Zelensky pour les industries stratégiques Oleksandr Kamyshin. Pour soutenir la rédaction indépendante de la revue qui tente de structurer le débat à l’échelle européenne, découvrez toutes nos offres et abonnez-vous au Grand Continent

En accord avec le thème du Sommet Grand Continent de cette année, commençons par une question générale : comment décririez-vous ce que vous voulez vraiment ?

Je vais répondre indirectement en commençant par donner une estimation.

En cas d’infiltration russe, le délai d’alerte précoce pourrait être d’une ou deux minutes.

Imaginez.

Des navires de la flotte fantôme transportent des conteneurs.

Ces conteneurs transportent des drones Shahed à voilure fixe.

Ils sont là : sur les côtes italiennes, sur les côtes françaises, sur les côtes espagnoles.

Pourtant, aucun signal d’alarme ne pourra nous prévenir.

Quelle leçon en tirez-vous ?

Ce que je veux dire par là, c’est que les menaces évoluent si rapidement qu’aucun pays n’est à l’abri. Il faut renforcer nos capacités et améliorer notre état de préparation.

En d’autres termes : l’augmentation des dépenses de défense est inévitable — et nous devons absolument comprendre cela.

Il nous faut envisager la sécurité européenne sous un angle totalement nouveau.

C’est exactement pour cette raison que nous nous sommes fixés de nouveaux objectifs en matière de capacités. C’est pourquoi nous avons de nouveaux plans régionaux au sein de l’OTAN, car nous devons faire face à ces menaces. Nous devons également dire très clairement et très ouvertement à notre population que le moment est venu de porter la défense européenne à un niveau totalement nouveau.

En 1939, le fasciste français Marcel Déat a écrit un article tristement célèbre dans lequel il se demandait s’il fallait mourir pour Dantzig, suggérant que la France abandonne son allié polonais à l’époque. Craignez-vous parfois que d’autres forces d’extrême droite en Occident, en Italie ou en France, commencent à se demander publiquement si nous devons mourir pour l’Ukraine ?

La réponse à cette question a déjà été donnée.

Quand ?

En 1949, lors de la création de l’OTAN.

Un pour tous, tous pour un — c’est ce qui nous rend plus forts, c’est ce qui nous anime et c’est ce qui confirme à nos populations et à nos peuples que nous sommes solidaires les uns des autres.

C’est pourquoi nous avons été aux côtés des troupes françaises au Mali.

C’est pourquoi nous avons été tous ensemble en Afghanistan et en Irak — parce que nous avons à cœur les valeurs démocratiques.

C’est ce qui nous unit.

C’est aussi le message le plus fort que l’on puisse porter : en restant soudés, on dissuadera n’importe quelle menace que font peser nos adversaires sur l’Europe.

Il faut penser à la prochaine guerre.

Hanno Pevkur

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, comment avez-vous adapté la doctrine de défense de l’Estonie ? Comment a-t-elle évolué ?

Elle a beaucoup évolué.

Je n’entrerai pas ici dans les détails de notre planification de guerre. Mais ce que je peux dire, c’est que nous avons examiné de très près ce que nous pouvons apprendre de l’Ukraine.

Nous avons commencé par repenser notre service de conscription.

L’Estonie forme près de 4 000 conscrits chaque année. Si l’on rapporte cette proportion à notre taille, c’est considérable — avec la même proportion, l’Italie ou la France formeraient des centaines de milliers de personnes.

Il va sans dire que nous comprenons aujourd’hui que nous devons également changer notre approche concernant les drones.

Nous avons déjà commencé.

Nous avons modifié notre conception des tirs en profondeur, car nous avons conscience que nous ne disposons pas de la profondeur stratégique dont bénéficie l’Ukraine. Pour donner une comparaison et mettre les choses en perspective, à l’heure actuelle, le théâtre des opérations en Ukraine couvre une zone qui représente le territoire de l’Estonie, de la Lettonie et de la moitié de la Lituanie.

Bien sûr, nous devons également renforcer nos relations et notre coopération avec nos alliés car, comme je l’ai dit, la dissuasion ne fonctionne que lorsqu’elle s’appuie sur une force crédible.

Nous avons également commencé à former la population civile à l’utilisation des drones, ce qui a rencontré un vif succès. Dans les 48 premières heures de ce programme, plus de 3 000 personnes se sont inscrites à cette formation.

De plus, nous avons la Ligue de défense volontaire.

Nous avons également mis en place un nouveau commandement sous l’autorité du chef de la défense, le Commandement de la transformation des forces — que j’aime appeler le futur « Commandement des technologies du futur ».

Nous étudions donc les nouvelles capacités, les nouveaux catalyseurs et cherchons à exploiter tout ce que l’industrie peut nous apporter.

Voici ce que je veux : face à la Russie de Poutine, l’Estonie sera une petite abeille capable de paralyser un éléphant.

Il nous faut être plus précis, plus rapides — et avoir une plus grande portée.

Oleksandr Kamyshin nous confiait que l’une des choses que l’Ukraine pouvait échanger aujourd’hui, c’étaient les leçons qu’elle avait apprises de l’invasion russe. En regardant les trois dernières années de guerre, quelles leçons militaires l’Estonie a-t-elle tirées de la guerre en Ukraine ?

Comme je l’ai mentionné, nous avons repensé notre conscription, nous avons repensé notre approche de nos besoins en munitions et nous avons repensé notre approche des tirs à longue portée.

C’est ce que nous avons tiré de l’Ukraine.

© Mario Cruz/Grand Continent Summit

Quelle forme prennent vos contacts avec les Ukrainiens ?

Ils sont multiples et profonds. Il arrive par exemple que nous fassions appel à des formateurs ukrainiens lorsque c’est possible. Par exemple, en mai, lors du plus grand exercice de l’OTAN de cette année, lorsque nous avons déployé 18 000 soldats dans les forêts estoniennes — dont 6 000 alliés — des Ukrainiens étaient dans les rangs pour simuler des attaques.

La guerre en conditions réelles, c’est ce qu’ils connaissent le mieux.

Le dialogue avec les forces ukrainiennes est constant pour comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Mais il faut porter notre vue plus loin…

C’est-à-dire ?

Il faut penser à la prochaine guerre.

Quelle que soit la date où elle éclatera, il faut tout faire pour ne pas subir ce qui s’est déroulé en Ukraine.

Pour nos armées en Europe, l’alternative aujourd’hui est assez simple : « s’adapter ou mourir ».

Nous devons repenser la manière dont nous formons nos soldats et les placer dans des conditions qu’ils n’ont jamais connues auparavant. Nous devons leur donner l’occasion de proposer des solutions sur le terrain.

C’est donc ce que nous avons essayé de mettre en œuvre dans l’armée estonienne.

Sur la scène du Sommet Grand Continent, vous avez affirmé que la Russie ne changerait pas. Qu’est-ce que cela implique ?

Prenez l’histoire. 

Je ne remonterai pas 10 000 ans en arrière. Considérons juste les cent dernières années :  la Russie — que ce soit l’Union soviétique ou la Russie impérialiste tsariste — a déclenché une guerre tous les dix ans. Au cours des seules cent dernières années, elle a été en guerre avec 19 pays.

Nous pensions qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie serait un pays plus démocratique. Malheureusement, cela ne s’est pas produit.

Il y a eu les deux guerres de Tchétchénie, puis la Géorgie en 2008, la Crimée en 2014 et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. 

Tous les six à huit ans, Poutine a déclenché une guerre contre les voisins de la Russie.

Y a-t-il un espoir que ce schéma change ? Je ne le vois pas.

L’alternative aujourd’hui est assez simple : s’adapter ou mourir.

Hanno Pevkur

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, on s’interroge de plus en plus sur l’avenir de l’Alliance atlantique. Pouvons-nous encore croire en l’OTAN aujourd’hui ou devons-nous compter uniquement sur nos propres forces en tant qu’Européens ?

L’OTAN est comme n’importe quelle autre alliance : elle est aussi forte que son maillon le plus faible.

Si vous prenez une équipe de football, c’est exactement pareil : elle est aussi forte que son joueur le plus faible sur le terrain.

Que voulez-vous dire par là ?

Si l’on veut une OTAN forte, tous les pays doivent être forts.

Tous les pays doivent contribuer.

Les pays sont différents, leur taille est différente, mais en termes relatifs, nous devons être égaux.

Cela signifie que lorsque les États-Unis investissent 3,5 %, nous devrions investir 3,5 % dans la défense de base.

L’Estonie investira encore davantage. Nous sommes voisins de la Russie et investirons donc plus de 5 %. Nous montrerons l’exemple.

Mais tous les membres doivent contribuer de manière égale pour bénéficier de la confiance de chacun.

Je n’ai aucune information indiquant que les États-Unis sont sur le point de quitter l’OTAN. 

J’ai entendu le président Trump, le secrétaire Hegseth et le secrétaire Rubio dire que l’OTAN est importante, voire cruciale, pour les États-Unis.

Quel est votre point de vue sur « l’accord » que les Américains tentent de négocier en Ukraine ?

Soyons très clairs : en l’état, il ne s’agit pas d’un plan de paix mais d’une proposition de négociation.

Si l’on veut une paix durable et juste, il faut avoir des conditions équitables.

Or la proposition préliminaire de Trump était que toutes les obligations incombaient à la victime et que l’agresseur n’en avait aucune.

Pour avoir une véritable paix, il faut être en mesure d’imposer des obligations à la Russie et atteindre un point de départ équitable pour ces négociations — qui doivent avoir lieu entre les deux parties à la guerre.

Cela inclut l’échange de tous les prisonniers pour tous — et non pas un pour un.

Cela inclut le retour de tous les enfants enlevés par la Russie.

Cela inclut également la question des territoires.

Il serait bien juste de partir d’où se situe la ligne de démarcation — mais nous ne vivons pas dans un monde idéal.

Pour l’instant, il y a deux choses très concrètes que nous pouvons faire pour être du bon côté de l’histoire : continuer à aider militairement l’Ukraine en lui envoyant une aide militaire alors que la guerre se poursuit chaque jour ; aider les Ukrainiens à obtenir une meilleure position pour ces négociations.

Dans l’Europe en guerre, il faut comprendre que le monde dans lequel on dit à quelqu’un « ta place est ici » n’existe plus.

Hanno Pevkur

L’Estonie est souvent décrite comme un laboratoire en matière cyber. Où en êtes-vous aujourd’hui ? Quelles seraient vos forces et, à votre avis, vos vulnérabilités ?

Nous sommes forts. Et vous comprendrez j’en suis sûr que je ne parle pas de vulnérabilités — je ne veux rien donner aux Russes, qui nous lisent en ce moment même.

Nous sommes confrontés chaque jour à des dizaines, voire des centaines d’attaques hybrides ou de cyberattaques.

Il s’agit d’attaques de petite, moyenne ou grande envergure mais il y en a entre dix et plusieurs centaines par jour. Nos équipes chargées de la cyberdéfense n’ont pas un seul jour de répit.

Plus largement, en Europe, la question n’est pas de savoir si nous sommes forts ou non. 

Nous sommes forts mais, comme c’est souvent le cas, l’Europe compte 27 pays en plus de ceux qui ne font pas partie de l’Union.

La question porte donc sur la collaboration et la coopération, ainsi que sur l’échange d’informations si nécessaire. C’est pourquoi je considère que, lorsqu’une cyberattaque est menée au niveau national par les services russes, nous devons le rendre public et montrer aux citoyens ce que font les Russes.

© Mario Cruz/Grand Continent Summit

Vous avez parlé de l’importance croissante de la conscription. En Estonie, voyez-vous le risque d’une rupture générationnelle ? Y a-t-il un risque que la génération qui a grandi avec un smartphone entre les mains soit inapte à la guerre ?

Jusqu’à aujourd’hui, les jeunes Estoniens ont toujours deux mains et deux jambes — et un fusil se tient toujours de la même façon.

Pour faire la guerre, les principes de base restent donc les mêmes.

Pourtant, il faut changer de mentalité, être plus flexible, plus adaptable.

Dans l’Europe en guerre, il faut comprendre que le monde dans lequel on dit à quelqu’un « ta place est ici » n’existe plus : il faut être constamment prêt à bouger, à s’adapter.

Mais y sommes-nous prêts, justement ?

J’espère que cette nouvelle génération qui a grandi avec les smartphones et Internet fera preuve de flexibilité — ce sera essentiel avec les nouvelles armes comme les drones.

J’espère qu’elle nous apportera des avantages et qu’il nous suffira de lui donner plus de liberté pour proposer des solutions. 

Car — et c’est la clef — il nous faut nous concentrer sur les solutions et les effets utiles bien davantage que sur les principes des anciennes batailles.

Lorsque l’on définit les contours d’une tâche et un objectif à atteindre tout en donnant aux gens la liberté de les atteindre, les solutions qu’on obtient sont assez innovantes et inventives.

La question de la minorité russe est une question européenne.

Hanno Pevkur

Comment abordez-vous les questions de loyauté et de cohésion nationale avec les minorités russophones en Estonie — en particulier dans les régions frontalières — sans tomber dans une logique de suspicion généralisée, ce qui serait contradictoire dans une démocratie moderne ?

Il y a des Russes dans tous les pays — et il y a même plus de Russes vivant en Allemagne qu’en Estonie.

Bien sûr, la différence réside dans les proportions et nous le comprenons tous.

La question de la minorité russe n’est pas uniquement une question estonienne ou lettone : c’est une question européenne.

À mon sens, il faut être aussi ouvert que possible pour en parler de manière transparente et expliquer la situation.

Les personnes issues de familles russophones voient clairement les avantages de vivre en Estonie, dans une société libre, avec la possibilité de voyager librement et de nombreuses autres libertés. Je n’ai jamais vu aucune d’entre elles retourner en Russie — elles veulent toujours vivre dans une Europe libre.

Lorsque vous discutez avec vos homologues d’Europe occidentale, qu’est-ce qu’ils ne comprennent toujours pas, selon vous, dans la perception estonienne de la menace russe ?

Nous ne laisserons pas la propagande russe démanteler notre unité. Or il faut bien voir que les principaux acteurs russes souhaitent constamment démanteler l’OTAN et l’Europe. Car lorsqu’ils parviennent à nous diviser, c’est à ce moment-là que nous devenons faibles. Ils savent qu’ils ne peuvent même pas essayer de nous affronter lorsque nous sommes forts et unis.

Il est temps de rester unis et de nous concentrer sur les vraies questions — les valeurs de défense de la démocratie, de la liberté d’expression, de la liberté des médias et de la presse, et de la libre circulation des personnes.

Ce sont ces valeurs, ces principes, que nous protégeons et essayons de préserver.

Il est toujours très facile de croire qu’on pourrait tout choisir et tout décider seul — mais c’est déjà une mauvaise compréhension.

Si nous voulons conserver ce que nous avons en Europe, il faudra décider à plusieurs — et commencer par défendre et protéger les libertés et la démocratie.