Aujourd’hui en Ukraine, l’attention se porte avant tout sur le processus de négociation en cours. Vous occupez une position clef dans l’appareil politique et de défense de l’Ukraine : pensez-vous qu’après la guerre, celle-ci devrait être un porc-épic — une forme de « Sparte démocratique », avec une armée et une défense toujours aussi fortes ?
Nous sommes toujours en guerre ; pour ma part, je me concentre principalement sur la manière d’augmenter la production afin de repousser les Russes.
Ma mission principale pour l’année prochaine sera d’intégrer l’industrie ukrainienne à l’Europe, de nouer des partenariats avec l’industrie européenne et de produire des modèles de drones développés en Ukraine avec des partenaires.
Une telle collaboration encouragera la réindustrialisation sur le continent et renforcera la capacité de défense européenne. Bien sûr, c’est également ce qui permettra de produire davantage de matériel pour ma ligne de front, pour mon armée et mon peuple.
Au cours du Sommet Grand Continent, vous avez dit que les leçons tirées par l’Ukraine avaient une valeur extrême pour l’Europe. Quelles sont ces leçons ? Comment avez-vous organisé la transformation massive de l’Ukraine au cours de l’année dernière ?
Dans ce combat, nous avons appris que les chiffres comptent. Dans une grande guerre, tout est question de chiffres ; tout est question de mathématiques. Vous ne pouvez pas abattre un drone Shahed qui coûte 150 000 dollars avec un missile qui coûte plus cher que le Shahed.
Or, nous nous trouvons présentement dans une grande guerre. Nous avons donc dû réinventer des armements qui seraient suffisamment bon marché pour abattre les Shaheds.
La Russie n’a pas inventé le drone Shahed, elle l’a emprunté à l’Iran. Nous avons dû inventer quelque chose que nous n’avions pas, que l’Europe ni personne d’autre n’avait : des intercepteurs de drones au coût inférieur à 5 000 dollars.
Comment avez-vous articulé la relation entre l’industrie de la défense, vos partenaires étrangers et le pouvoir politique en Ukraine ?
L’industrie de la défense est une industrie stratégique pour l’Ukraine. Cela signifie qu’il s’agit d’une industrie clef qui bénéficie de tout le soutien, de toute l’attention et de toutes les ressources dont nous avons besoin pour nous développer.
Lorsque nous discutons avec l’industrie européenne de la défense de notre partenariat, nous comprenons que nous pouvons également apporter à l’Union les capacités que nous avons appris à développer en Ukraine : c’est ainsi que nous renforcerons votre industrie, votre économie et votre défense.
En Ukraine, nous sommes très proches de la ligne de front. C’est ainsi que nous améliorons beaucoup plus rapidement les équipements.
Oleksandr Kamyshin
L’industrie de la défense ukrainienne est-elle entièrement supervisée ou conserve-t-elle son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique ?
Cette industrie est entièrement autonome. Sur les mille entreprises que compte notre industrie, seules cent sont publiques, neuf-cents sont privées ; la plupart des nouvelles technologies proviennent ainsi du secteur privé.
Quels changements cette industrie a-t-elle connus au cours des trois dernières années ?
En réalité, notre industrie de défense a été relancée depuis le début de la Grande Guerre ; en un sens, c’est une renaissance.
Lorsque j’ai rejoint l’industrie au printemps 2023, nous produisions deux mille drones par an. L’année dernière, nous avons produit 2,2 millions de drones FPV.
Je ne compte même pas les drones de frappe en profondeur, qui ont été inventés en Ukraine ; j’omets aussi de nombreuses choses dont nous pouvons être fiers, comme les véhicules terrestres sans pilote, qui sont une grande nouveauté. Il existe toutes sortes de véhicules de ce type, que nous utilisons en première ligne pour la logistique, comme unités de combat, ainsi que pour le déminage et le minage.
Il existerait donc comme une culture start-up dans l’industrie de la guerre : vous dites en effet qu’en Ukraine, il y a peu de grandes entreprises publiques dans ce secteur. Était-ce déjà le cas auparavant ?
Les entreprises publiques de ce secteur existaient déjà avant le conflit. La plupart des entreprises privées sont nouvelles – elles ont vu le jour pendant la Grande Guerre.
Nous avons en effet beaucoup de start-ups, mais certaines d’entre elles ont connu une croissance si rapide qu’elles sont devenues des « licornes » avec une valorisation supérieure à 1 milliard de dollars. Ces entreprises comptent des milliers d’employés travaillant jour et nuit ; une entreprise suffit à produire des millions de drones.
La mutation dont vous parlez doit être un changement radical dans l’économie ukrainienne, alors que beaucoup de gens passent d’un secteur à l’autre. Comment cela s’est-il produit ? L’État a-t-il contribué à ce changement en temps de guerre ?
Lorsque j’ai dirigé le ministère des Industries stratégiques pendant un an et demi, nous avons libéralisé le marché de la production de drones ; c’est ce qui a attiré de nombreuses nouvelles entreprises sur ce marché et l’a développé.
À l’heure actuelle, nous avons des entreprises solides qui produisent tous types de systèmes sans pilote : aériens, terrestres, maritimes ou sous-marins. On pourrait appeler cela un « reaganisme de guerre » à la manière ukrainienne.
Pensez-vous que vos partenaires européens souhaitent tirer les leçons de ces expériences en matière de défense, ou jugez-vous qu’ils ne vous écoutent pas ?
Les chefs militaires européens — français, allemands, britanniques — ont visité de nombreuses usines en Ukraine et savent donc ce dont ils ont besoin. Votre industrie a beaucoup entendu parler de ce que nous avons ; il s’agit donc désormais de nouer des partenariats afin de produire ce que vos dirigeants jugent nécessaire pour l’armée.
L’intégration de l’Union était fondée sur une économie en temps de paix : chaque pays souhaitant la rejoindre devait démontrer qu’il était capable de mettre en place les bases d’une économie libérale moderne. Pensez-vous que l’Ukraine va rompre avec cette tendance, étant le premier pays à converger avec l’Europe alors que son économie connaît la guerre ?
Tout à fait.
La guerre est quelque chose qui unit davantage les pays que la paix. De plus, celle que nous connaissons a montré que l’Europe n’a pas à l’heure actuelle de solution contre les drones russes.
En raison de ses liens avec les gouvernements, l’industrie de défense européenne est parfois jugée lente, axée sur le seul long terme et contraignante. Est-il possible pour celle-ci de tirer des leçons de l’Ukraine pour concevoir un nouveau modèle ?
L’Europe a mis du temps à se mettre en route, mais une fois lancée, elle va loin et assez vite. Je suis sûr que l’Europe s’est déjà réveillée et a compris.
Il est de la responsabilité de l’Europe de s’occuper de sa sécurité ; l’une de mes missions est de promouvoir la collaboration des industries de défense afin de rendre cette Europe forte à nouveau.
Nous avons dû inventer quelque chose que nous n’avions pas, que l’Europe n’avait pas et que personne d’autre n’avait : des intercepteurs de drones au coût inférieur à 5 000 dollars.
Oleksandr Kamyshin
Une question historique : lorsque vous avez mis en place votre fonction et votre mission au cœur de la défense ukrainienne, aviez-vous à l’esprit des modèles historiques de mobilisation en temps de guerre ?
J’ai beaucoup appris des stratégies de guerre soviétique, allemande, britannique et américaine. Par exemple, lors de la Seconde Guerre mondiale, il existait au Royaume-Uni un ministère de la Production créé pour la guerre, qui a ensuite fusionné avec le ministère des Approvisionnements. Nous nous sommes inspirés de ceci pour nous doter d’un département des achats au sein du ministère de la Défense ukrainien.
En ce qui concerne la défense, nous n’avons donc pas inventé la roue : nous avons appris des autres.
En quoi l’expérience soviétique fut-elle similaire à la vôtre ?
Ces expériences ne sont jamais similaires, mais il faut s’inspirer de certains cas et les adapter pour construire quelque chose. Je suis sûr que le cas de l’industrie de défense ukrainienne sera largement étudié par l’Occident.
Pensez-vous que l’Ukraine deviendra un grand producteur d’armes pour toute l’Europe ?
C’est une nouvelle réalité et un nouveau monde qui s’ouvrent ; dans ce nouveau monde, l’Ukraine deviendra l’arsenal du monde libre.
Avec l’Europe, nous savons ce dont le nouveau monde a besoin. Vous avez l’échelle, les ressources et la gouvernance ; nous apporterons les nouvelles capacités que nous avons acquises en matière de production, et nous produirons avec vous pour défendre l’Europe et la rendre plus forte.
Au cours des trois dernières années, la guerre a énormément changé : nous sommes passés d’une guerre de tranchées à une guerre de drones, de 1914 à 2024. Aujourd’hui, vous ne commandez donc pas les mêmes armements qu’au début du conflit. Comment vous adaptez-vous à votre poste ?
En Ukraine, nous sommes très proches de la ligne de front. Tout le monde a des dizaines d’amis et de collègues qui combattent au front ; ils vous donnent toujours un retour d’information très rapide.
Ce retour d’information concerne des vies humaines. Vous savez toujours ce qui fonctionne et ce qui, dans certains cas, ne fonctionne pas.
C’est ainsi que nous améliorons beaucoup plus rapidement les équipements qu’ailleurs. Notre cycle d’innovation le plus court est de deux semaines, à partir du jour où l’on envoie quelque chose sur la ligne de front ; il court du moment où vous comprenez que cela ne fonctionne pas bien jusqu’au moment où vous le ramenez, l’adaptez et le renvoyez.
Vous avez beaucoup parlé des drones, mais est-ce la seule nouvelle technologie clef utilisée sur le champ de bataille ?
Nous sommes appuyés par toute une industrie, à commencer par les véhicules blindés. À l’heure actuelle, nous sommes capables de produire plus de véhicules blindés que tous les pays de l’OTAN réunis.
Cette industrie compte ensuite l’artillerie. Nous avons construits plus de pièces d’artillerie de 155 mm que tous les pays de l’OTAN réunis.
Au cours de cette guerre, nous avons aussi réinventé l’usage que l’on pouvait faire des drones.
Je ne dirais pas que l’Ukraine a inventé les drones ; ce serait faux. Mais la façon dont nous les utilisons et les produisons est sans doute une invention de cette guerre.