Le Sommet Grand Continent bat son plein dans un moment pivot pour le continent. Suivez les tables rondes sur la page d’accueil de la revue et abonnez-vous pour soutenir le développement d’une rédaction jeune et indépendante
Nous sommes dans cette semaine critique pour l’Ukraine, comment voyez-vous les choses ?
Je ne sais pas comment les futurs historiens appelleront cette période historique, mais l’ordre mondial fondé sur la Charte des Nations Unies et le droit international s’effondre sous nos yeux. Ce système était censé empêcher l’escalade de la violence après la Seconde Guerre mondiale, mais aujourd’hui, nous nous contentons de reproduire des mouvements rituels.
Il ne faut pas se méprendre : nous ne reviendrons jamais au statu quo.
Les changements que nous connaissons sont devenus la nouvelle norme. Et l’Ukraine se trouve au cœur des événements qui façonneront l’avenir du monde.
En quel sens ?
Il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre deux États.
C’est une guerre entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie.
Avec cette guerre, Poutine tente de convaincre le monde entier que la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la liberté sont des valeurs factices, car elles n’auraient pas pu protéger qui que ce soit pendant la guerre.
Poutine tente de convaincre le monde que les pays dotés d’un fort potentiel militaire et d’armes nucléaires peuvent enfreindre la Charte des Nations unies, dicter leur loi à l’ensemble de la communauté internationale et même modifier de force des frontières internationalement reconnues.
Nous sommes confrontés à la formation d’un bloc autoritaire.
Je vis à Kiev et ma ville natale est constamment bombardée, non seulement par des roquettes russes, mais aussi par des drones iraniens. La Chine aide la Russie à éviter les sanctions et à importer des technologies essentielles à la guerre. La Corée du Nord a envoyé plus d’un million d’obus d’artillerie à la Russie et a commencé à envoyer ses troupes.
Tous ces régimes ont quelque chose en commun.
Pour eux, l’Ukraine n’est pas un objectif. L’Ukraine n’est qu’un outil — pour casser l’ordre mondial et le remplacer par la volonté du plus fort.
Cette semaine, nous avons beaucoup entendu parler des négociations de paix.
La bonne question est plutôt : comment arrêter Poutine ?
Comment ?
Je ne parle pas seulement de posture opérationnelle — de battre en retraite, de se regrouper et d’étendre l’agression, mais littéralement de mettre fin à cette guerre sanglante.
Ce n’est pas une question facile, car Poutine n’a pas lancé cette guerre à grande échelle uniquement pour occuper une plus grande partie du territoire ukrainien. Ce n’est pas une guerre pour Avdiivka ou Bakhmout.
Il est très naïf de penser que Poutine aurait perdu des centaines de milliers de soldats russes uniquement pour occuper de petites villes ukrainiennes que la majorité des Russes serait incapable de placer sur une carte. Il n’est pas fou, il est pragmatique.
Mais il a déclenché une guerre à grande échelle parce qu’il veut occuper et détruire tout le pays, pour aller plus loin.
Il considère l’Ukraine comme un pont vers l’Europe.
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante.
Oleksandra Matviïtchouk
Sa logique est historique, et non transactionnelle. Il rêve de laisser son empreinte dans l’histoire. Il veut restaurer de force l’empire russe dans d’autres pays européens.
Ceux-ci ne sont en sécurité que parce que les Ukrainiens continuent de se battre et empêchent l’armée russe d’avancer.
Or quelle est la réponse de l’Union européenne à ce défi ?
Ce que nous observons depuis trois ans tient en quatre petits mots : gérer la non-escalade. Voilà où nous en sommes.
Pourquoi à votre avis ?
La Russie a été proactive — mais seulement la Russie.
Elle a commis des actes horribles en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie, au Mali, en Libye, en Syrie, au Bélarus. Elle les a ensuite présentés comme un fait accompli, comme une nouvelle réalité, et a poussé la communauté internationale à les accepter.
C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons ici, dans ce moment historique.
Toutes ces années, nous avons simplement joué selon les règles du jeu de Poutine.
Nous avons perdu l’initiative.
Hier, Poutine a ouvertement déclaré qu’il était prêt à entrer en guerre avec l’Union européenne.
Permettez-moi donc de poser une autre question : comment allons-nous défendre nos démocraties ?
Cela n’a rien d’évident. Dans les pays européens, les générations actuelles ont hérité de la démocratie de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils ne se sont jamais battus pour elle. Ils ont commencé à considérer les droits de l’Homme et la liberté comme acquis. Ils sont devenus des consommateurs de démocratie. Ils ont commencé à échanger leur liberté contre des revendications populistes, des avantages économiques, des préoccupations sécuritaires et, avant tout, leur propre confort.
La démocratie et la liberté sont très fragiles. On n’obtient pas sa démocratie et sa liberté une fois pour toutes ; or dans les sociétés démocratiques, beaucoup de gens sont déçus par la démocratie parce qu’elle n’est pas idéale. Il reste encore beaucoup de problèmes à résoudre, comme les inégalités sociales.
Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, nous étions si convaincus que la démocratie était la solution définitive que nous avons cessé de la promouvoir.
Les pays autoritaires n’ont pas davantage résolu ces problèmes que nous ; la seule différence est que les gens là-bas n’ont pas le droit de se plaindre.
Il nous faut donc accomplir simultanément deux tâches pour protéger notre démocratie et la perfectionner ; l’alternative à notre démocratie imparfaite, c’est l’enfer des régimes autoritaires où l’espace de liberté se réduit à la taille d’une cellule de prison.
Après bientôt quatre ans de conflit, comment voit-on l’Europe à Kiev ?
Lorsque la guerre à grande échelle a éclaté, l’Union, les États-Unis et d’autres partenaires ont déclaré qu’ils aideraient l’Ukraine à ne pas être défaite.
L’Ukraine a alors commencé à recevoir ses premières armes pour se défendre, et les premières sanctions réelles contre la Russie ont été mises en place.
Nous sommes extrêmement reconnaissants de ces mesures, car cela nous a aidés à survivre.
Néanmoins, l’Ukraine a attendu plus d’un an pour recevoir son premier char moderne, plus de trois ans pour recevoir son deuxième avion moderne ; elle attend toujours la résolution de nombreuses autres questions urgentes, comme la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes de guerre, la confiscation des avoirs russes gelés et l’aide à l’Ukraine pour fermer son espace aérien.
Pour les régimes autoritaires, l’Ukraine n’est pas un objectif. L’Ukraine n’est qu’un outil — pour casser l’ordre mondial et le remplacer par la volonté du plus fort.
Oleksandra Matviïtchouk
Dans l’intervalle, nous attendons.
Il y a une énorme différence entre aider l’Ukraine à ne pas échouer et aider l’Ukraine à gagner.
Nous pouvons mesurer cette différence dans les types d’armes dont nous disposons, la rapidité des décisions et la sévérité des sanctions.
La gestion de la non-escalade qui a été faite jusqu’à aujourd’hui est inefficace. Poutine a déclaré qu’il était prêt à entrer en guerre avec l’Union européenne ; l’Union n’est pas prête à entrer en guerre avec la Russie.
Que pensez-vous qu’il va se passer cette semaine ?
J’ai une mauvaise nouvelle pour le président Trump.
Il pense à l’histoire et se soucie de son héritage , c’est pourquoi il voulait le prix Nobel de la paix…
Que vous avez !
Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel de la paix s’il parvient à instaurer une paix juste et durable — je vous le promets.
Trump a déclaré à plusieurs reprises que ce n’était pas sa guerre, mais celle de Biden.
Dans chacun de ses messages sur Truth Social, il a mentionné que s’il avait été président, cette guerre n’aurait jamais éclaté.
Mais, comme je le disais, j’ai une mauvaise nouvelle pour Trump : la guerre en Ukraine est désormais aussi la sienne.
Alors qu’il a lancé les négociations de paix, déroulant le tapis rouge à Poutine, il se retrouve aujourd’hui dans une situation où la Russie a intensifié ses bombardements sur Kiev et d’autres villes ; la Russie a détruit la grande majorité des infrastructures énergétiques et laissé des millions de personnes en Ukraine sans chauffage, sans électricité, sans eau et sans lumière pendant l’hiver.
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante. Le président américain doit également regarder les choses avec une perspective historique : il restera dans l’histoire comme un président faible qui n’a pas mis fin à cette guerre — ce qui est anormal étant donné que la taille de l’économie russe est équivalente à celle du Texas.
Face à cette guerre, le soutien à l’Ukraine doit-il passer par les États ou les institutions interétatiques comme les Nations unies ?
Je suis avocat spécialisé dans les droits de l’homme et je sais par expérience que lorsque l’on ne peut pas compter sur les instruments juridiques ni sur le système international de paix et de sécurité, on peut toujours compter sur les gens. Nous avons l’habitude de raisonner en termes d’États et d’organisations interétatiques, mais les gens ont un pouvoir bien plus grand qu’ils ne peuvent l’imaginer.
Permettez-moi de vous raconter une histoire tirée de notre base de données.
J’ai interviewé un jour le professeur de philosophie Kozlowski, qui a passé sept cents jours en captivité en Russie ; avant cela, j’avais interviewé des centaines de personnes : elles m’ont raconté comment elles avaient été battues, violées, enfermées dans des caisses en bois ; on leur avait coupé les doigts, arraché ou percé les ongles, infligé des décharges électriques à travers le corps ; en Italie, une femme m’a raconté comment son œil avait été crevé avec une cuillère.
Rien ne pouvait donc vraiment me surprendre lors de cet entretien.
Avec cette guerre, Poutine tente de convaincre le monde entier que la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la liberté sont des valeurs factices.
Oleksandra Matviïtchouk
Le professeur a pourtant mentionné un détail, qui n’avait aucune importance pour les preuves de crimes de guerre mais qui m’a frappé. Il a décrit comment il avait été détenu à l’isolement dans une minuscule cellule au sous-sol, sans fenêtre, sans lumière, sans air frais. Elle était à peine ventilée ; pour continuer à entendre le son d’une voix humaine, le professeur a donné des cours de philosophie à lui-même, aux animaux nuisibles qui partageaient sa cellule.
Légalement, le professeur Kozlowski est une victime parce qu’il a été enlevé, détenu illégalement, maintenu dans des conditions inhumaines. Il a été torturé si sévèrement qu’il a dû réapprendre à marcher ; mais il m’a dit que toute son expérience n’était pas une raison pour lui de se traiter et de se considérer comme une victime. Car le fondement de notre existence est la dignité, et non le statut de victime ; or la dignité est une action.
Nous ne sommes pas les otages des circonstances. Nous sommes les participants de ce processus historique. Et la dignité nous donne la force et le courage de poursuivre notre combat pour la démocratie et la liberté, même dans des conditions insupportables.