Peter Thiel : pensées de l’Antéchrist
« Que tout le monde en entende parler — mais que personne ne puisse entrer dans la pièce. »
Pour déconstruire le nouveau dispositif de Peter Thiel, il faut le prendre à la lettre.
Étude critique du cycle « L'Antéchrist ».
- Auteur
- Arnaud Miranda, Jean-Benoît Poulle •
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- © Tundra Studio
Le thème : son sujet fétiche depuis maintenant deux ans, la figure biblique de l’Antéchrist.
Comme ces philosophes dont les séminaires n’ont longtemps été connus que par les notes de leurs élèves, Thiel contrôle la diffusion de ses propos pour provoquer un foisonnement interprétatif. Malgré la confidentialité extrême de ces réunions, des notes de la première conférence avaient ainsi circulé sur Internet — provoquant l’exclusion du participant à l’origine de la fuite.
D’autres sources vinrent ensuite. Plusieurs journaux, dont The Washington Post et The Guardian, ont ainsi pu se procurer un fichier audio des quatre conférences, pour en publier quelques extraits.
Le fondateur de Palantir n’est pas dupe. Au contraire.
Avec ces fuites peut-être provoquées, sans doute anticipées, il a conçu une stratégie de l’attention.
De source en source, le propos est redoublé, infléchi, rendu de plus en plus ambigu.
Devant ses auditeurs, il ne s’en cache pas : « la discrétion de ces conférences est une bonne stratégie marketing si vous voulez que tout le monde entende parler de quelque chose mais que personne ne puisse entrer dans la pièce. Je ne me vante pas, mais je ne suis pas totalement incompétent. »
Il y a pourtant dans ce dispositif une tension radicale et une contradiction insurmontable : celui qui se présente comme un lanceur d’alerte universel face à la venir d’un « Antéchrist » singe sans honte la figure du Christ — dont l’enseignement n’est connu que parce que ses disciples ont consigné sa parole par l’écriture.
La prétendue exégèse biblique que propose Thiel appelle donc sa propre exégèse. Le caractère fragmentaire des fuites — qui font partie de la stratégie marketing de Peter Thiel — accentue un jeu de renvois permanents qui n’a pour but que de faire la promotion d’une « pensée » en réalité fragmentaire, peinant à trouver sa cohérence.
Des premiers avatars de l’Antéchrist à l’avènement de l’« État mondial », de la puissance technologique toujours croissante aux prémices d’une nouvelle guerre, tout devient annonce et symbole, rappel d’un temps passé et signe d’un temps à venir. Les événements historiques les plus récents répondent aux textes les plus anciens — ici le livre de Daniel extrait de l’Ancien Testament.
Nous avons regroupé les fragments par lignes de force : d’abord des considérations sur l’histoire contemporaine, puis d’autres propos sur le libertarisme et la technologie. Vient enfin l’obsession de Thiel : départager les candidats pour le rôle de l’Antéchrist, par tous les moyens possibles — même la numérologie.
L’ambiguïté de l’Antéchrist — faux rédempteur qui doit accomplir en apparence les promesses du christianisme et réconcilier les factions — autorise Thiel à voir d’un œil méfiant les faiseurs de paix — de Bill Gates à Greta Thunberg. Pour l’auteur de Zero to One, chacun porte peut-être le mal sous couvert de bons sentiments, comme l’anti-messie fait adorer un dieu factice.
Que pense-t-il de la rhétorique du locataire de la Maison-Blanche qui, du Proche-Orient à l’Ukraine, se présente comme un « Président de la Paix » et convoite le Nobel ? Une réponse toute faite, qui lui permet en fait de botter en touche : « Si vous êtes prêt, de manière sincère, rationnelle et raisonnée, à affirmer que Trump est l’Antéchrist, je vous écouterai. »
Plusieurs niveaux de sens se superposent et appellent des interprétations et des explications tant le panachage de références donne le tournis. Dans ses considérations sur l’Antéchrist et le katechon, on reconnaît les écrits de Carl Schmitt ; d’autres sources sont plus populaires, comme Le Seigneur des anneaux et One Piece. La Bible comme l’histoire contemporaine ne sont vues qu’au prisme d’un jeu constant de médiations et de citations — au prix parfois d’une grande confusion.
En se servant du discours biblique pour éclairer le « vertige mondial », Thiel le dote d’une nouvelle signification en recouvrant les interprétations précédentes. C’est le paradoxe du porte-parole : en croyant transmettre le sens d’un texte ancien, on risque de le trahir ; comme l’Antéchrist qui fait la guerre en prétendant accomplir la paix, Thiel pourrait à son insu cacher ce qu’il croit révéler.
Face à une toile d’araignée textuelle où l’ambiguïté est savamment entretenue, il faut se munir des outils de la philologie et de la critique.
Signes des temps
Fragment G, IVa
Note de l’éditeur La numérotation des fragments que nous avons adoptée informe sur leur double source : numéro de la conférence où le propos fut tenu, et identité de la source secondaire l’ayant rapporté. Nous nous basons sur les sources rapportées dans les articles du Guardian et du Washington Post :
— Johana Bhuiyan, Dara Kerr et Nick Robins-Early, « Inside tech billionaire Peter Thiel’s off-the-record lectures about the antichrist », The Guardian, 10 octobre 2025 ;
— Nitasha Tiku, Elizabeth Dwoskin, Gerrit De Vynck, « What billionaire Peter Thiel said in his private ‘Antichrist lectures’ », The Washington Post, 10 octobre 2025.
Ainsi, « fragment W, IIIa » identifie un propos reproduit dans le Washington Post, extrait de la troisième conférence ; « fragment G, IIb » un propos reproduit dans The Guardian, daté de la deuxième conférence. La lettre finale différencie entre eux les différents propos tirés de la même conférence, et reproduits par le même journal.
« ND » tient pour « non daté », lorsque le propos n’a pu être rattaché avec certitude à l’une ou l’autre des quatre conférences. Les propos non datés reproduits dans le même journal sont différenciés par chiffres romains — par exemple, « fragment G, ND, i ».
À l’époque, je travaillais chez PayPal et j’essayais de mettre au point une technologie permettant de contourner la politique des puissances et des principautés mondiales.
Arnaud Miranda Ce passage évoque le fantasme de l’exit qui caractérise les positions postlibertariennes de Thiel. Cette revendication à la sécession se retrouve dans la théorie du patchwork de Yarvin, dans laquelle il envisage un monde fait d’une multiplicité d’États-entreprises indépendants — les sovcorps. Ce fantasme fait signe vers le « capitalisme de la finitude » décrit par Arnaud Orain, ou encore vers le « capitalisme fracturé » — cracked-up capitalism — de Quinn Slobodian.
Il était donc naturel de penser à l’Antéchrist dans le contexte de l’architecture financière mondiale. Je continue de défendre PayPal, car je pense qu’il fait plus de bien que de mal.
Fragment W, IIIa
Je peux donner beaucoup de raisons rationnelles pour lesquelles l’idée d’un État mondial unique est mauvaise : cela transformerait la planète en prison ; je pense que les taux d’imposition seraient très élevés. Mais je pense que si vous le retirez du contexte biblique, vous ne le trouverez jamais assez effrayant. Vous ne vous y opposerez jamais vraiment.
Jean-Benoît Poulle Le « contexte biblique » auquel Thiel fait allusion est un verset de l’Apocalypse de Jean (13 , 7) dans laquelle tous les peuples de la Terre sont soumis à l’empire de la Bête à dix cornes (figure démoniaque) et du Faux Prophète qui la fait adorer (13, 12, 15), assimilé à l’Antéchrist par la tradition.
Fragment G, ND, i
L’Antéchrist parle sans cesse de l’Armageddon. Nous sommes tous terrifiés à l’idée de nous diriger vers l’Armageddon sans nous en rendre compte. Et puis, comme nous savons que la Troisième Guerre mondiale sera une guerre injuste, cela nous pousse à agir. Nous nous battons pour la paix à tout prix.
Jean-Benoît Poulle Thiel passe sans cesse du sens textuel et littéral, ici la bataille de l’Armageddon (Apocalypse de Jean, 16, 16), sur la colline de Megiddo dans la vallée de Jezréel (Nord d’Israël, où avait déjà eu lieu la défaite du roi Josias en 609), au sens dérivé, propagé par les films de genre apocalyptique, où le terme désigne toute bataille définitive de la fin des temps. Thiel paraît assimiler celle-ci à la Troisième Guerre mondiale.
Ce qui m’inquiète dans ce genre de situation, c’est que l’on ne réfléchit pas suffisamment aux détails de la paix et que l’on risque davantage d’aboutir à une paix injuste.
Arnaud Miranda Encore une fois, on retrouve la référence à Schmitt et à son Nomos de la Terre, dans lequel il critique le modèle des droits de l’homme comme un nouveau jusnaturalisme dont le pendant est l’émergence de la figure de l’ennemi non-conventionnel (le terroriste, le partisan). La menace de cet ennemi absolu devient précisément la justification de la mise en place d’un ordre mondial.
C’est d’ailleurs le slogan de l’Antéchrist : 1 Thessaloniciens 5:3. C’est la paix et la sécurité, une sorte de paix injuste.
Permettez-moi de conclure sur ce choix entre l’Antéchrist et l’Armageddon. Encore une fois, d’une certaine manière, la stagnation et les risques existentiels sont complémentaires, et non contradictoires. Le risque existentiel nous pousse vers la stagnation et nous en détourne.
Jean-Benoît Poulle Thiel présente ici comme une alternative — soit le règne de l’Antéchrist dans un État mondial, soit la destruction générale de l’Armageddon — ce qui dans l’Apocalypse se présente comme une succession de visions. Les traditions herméneutiques y ont plutôt vu une succession d’événements à venir avant la Parousie : l’Antéchrist, puis l’Armageddon.
Fragment G, ND, ii
Il y a toutes sortes de façons différentes, que l’on soit dans un État mondial unique ou non, que l’on soit face à l’Antéchrist ou à l’Armageddon, qui me poussent à réfléchir à cela ; voici une sorte d’application.
En termes de réflexion sur le moment géopolitique actuel : comment réfléchir à la nature du conflit entre les États-Unis et la Chine, l’Occident et la Chine ? On ne sait pas vraiment comment cela va se passer.
On peut se demander si on se dirige vers une Troisième Guerre mondiale ou une deuxième guerre froide, si on réfléchit à l’histoire des deux guerres mondiales et de la première guerre froide.
D’abord, s’il y a déjà eu une guerre injuste, c’est bien la Première Guerre mondiale. S’il y a déjà eu une guerre juste, c’est probablement la Seconde Guerre mondiale, avec certaines réserves.
Jean-Benoît Poulle Faut-il voir dans ces « certaines réserves » un appel du pied en direction des franges les plus complotistes, voire néo-nazies, du mouvement MAGA, tout en assumant les récits dominants à propos des deux guerres mondiales ?
La Première Guerre mondiale est vraiment insensée. La Seconde Guerre mondiale était aussi justifiée qu’une guerre peut l’être. Je pense que nous pouvons dire que si vous aviez une Troisième Guerre mondiale totale ou une guerre entre puissances nucléaires impliquant des armes nucléaires, ce serait tout simplement une guerre injuste. Une catastrophe totale, peut-être littéralement l’Armageddon, la fin du monde. La troisième guerre mondiale serait donc une guerre injuste. Mais alors, si l’on a une guerre froide, il faudra faire la distinction entre deux choses : pouvons-nous avoir une paix juste et une paix injuste ?
Jean-Benoît Poulle Encore une fois, Thiel passe indûment de l’Armageddon biblique — une bataille finale du Bien contre le Mal, avec la victoire définitive du premier, mais ce n’est pas le dernier événement de l’histoire de la Terre dans le livre — à l’Armageddon-catastrophe de type hiver nucléaire, etc., témoignant d’un usage peu rigoureux du mot.
D’une certaine manière, il est très étrange de voir comment la Première guerre froide, de 1949 à 1989, s’est terminée. Mais elle s’est terminée par ce que je considère comme une paix juste où, d’une certaine manière, il n’y a pas eu de guerre nucléaire. Et d’une certaine manière, notre camp, qui était selon moi le plus juste, a fondamentalement gagné. Et vous vous êtes retrouvés non pas avec une paix parfaite, mais plus ou moins avec une paix juste.
Donc, si nous avons une Troisième Guerre mondiale, ce sera une guerre injuste. Si nous avons une Deuxième guerre froide, elle pourra peut-être se terminer par une paix juste ou une paix injuste.
En réfléchissant à ce sujet et en y repensant, il est évident que rien n’est gravé dans le marbre et que les choses peuvent évoluer de nombreuses façons différentes. Mais je continue de penser ceci : si l’on devait parier, les chances ne sont-elles pas que nous nous dirigions cette fois-ci vers le quatrième quadrant ? La quatrième possibilité — à savoir que la Deuxième guerre froide se termine par une paix injuste.
Fragment G, IVb
Je dirais que si l’on se réfère au concept de katechon, et que les États-Unis en sont l’incarnation, la technologie et la politique sont radicalement séparées, la Silicon Valley est vraiment, vraiment séparée de Washington, de manière extrême. Si ces choses pouvaient être fusionnées, … quelqu’un comme lui représente peut-être un moyen d’y parvenir. C’est là que, s’il y avait un moyen de … vous savez, il a été gouverneur de Californie, il a été maire de San Francisco. D’une certaine manière, San Francisco est plus importante que la Californie. La ville mondiale est plus importante que cette province ridicule appelée Californie. Et si vous pouviez fusionner Washington et San Francisco, ce serait très dangereux.
Arnaud Miranda Cette phrase — où il est fait référence à l’opposant démocrate à Trump Gavin Newsom — paraît tout à fait ironique de la part de Thiel. Elle participe de sa rhétorique de l’ambivalence qui vise à rendre compatible sa perspective postlibertarienne avec le rôle joué par Palantir.
C’est en quelque sorte le dernier précédent où une telle fusion a eu lieu. Je pense que c’était Franklin Delano Roosevelt, avec New York et Washington. C’est donc là que ça se complique.
Et vous savez, ces deux choses ont été très, très peu fusionnées historiquement.
En 2008, un de mes amis libéraux essayait de convaincre 75 personnes issues du secteur des nouvelles technologies de soutenir Obama, ils en ont obtenu 68 ou 69 et ont pensé qu’ils pourraient peut-être me convaincre. Je leur ai dit : « Il vaut mieux être l’un des sept que l’un des 68. » Il m’a alors répondu que nous devions tous soutenir Obama, car il allait gagner et que nous aurions alors une influence. Et puis, le plus fou… et puis, d’une certaine manière, Obama… si vous repensez aux primaires de 2008 — les primaires démocrates — Obama avait les étudiants, les minorités, les jeunes. Hillary avait le monde de la finance à New York, les syndicats. Hollywood était en quelque sorte divisé à parts égales entre Obama et Hillary.
Mais la Silicon Valley était le seul secteur économique qui avait misé tout son argent sur Obama. Cela n’a pas du tout fonctionné. Et puis, avançons le film jusqu’à son élection : dans l’équipe d’Obama, il n’y avait personne de la Silicon Valley. Il n’y avait aucune représentation. Même Obama était donc très loin de tout ce qui ressemblait à une fusion. La question est de savoir si Newsom sera comme ça ou différent.
Fragment G, IVc
Je ne tiens pas ici un discours anti-britannique ou anti-américain. C’est simplement que les États-Unis sont, à l’heure actuelle, le candidat naturel pour incarner le katechon et l’Antéchrist, le point zéro de l’État mondial unique, le point zéro de la résistance à l’État mondial unique. La police mondiale américaine est le seul pays véritablement souverain. On dit toujours que le président est le maire des États-Unis et le dictateur du monde. Le droit international est défini par les États-Unis. C’est en quelque sorte le rôle principal de l’OTAN, qui consiste en quelque sorte à coordonner les agences de renseignement du monde entier.
Bien sûr, l’architecture financière mondiale dont nous avons parlé n’est pas vraiment gérée par des organisations internationales obscures, elle est essentiellement américaine. Et peut-être qu’une caractéristique très importante est le statut de monnaie de réserve du dollar, qui sert en quelque sorte de filet de sécurité pour tout l’argent ; le régime du pétrodollar. Il y a des façons un peu folles d’avoir des déficits commerciaux, des déficits courants, mais ensuite, de toutes ces façons, l’argent est recyclé aux États-Unis.
Ensuite, bien sûr, il y a une façon dont, d’un certain point de vue, les États-Unis sont aussi l’endroit le plus en dehors de l’État mondial. À bien des égards, c’est probablement l’un des meilleurs paradis fiscaux, du moins si vous n’êtes pas citoyen américain. Et puis, il y a toutes ces façons dont les États-Unis sont une sorte de superpuissance idéologique : chrétienne, ultra-chrétienne, anti-chrétienne, théologie protestante de la libération, évangile social, justice sociale, « Cité sur la colline ». Cette institution sert de phare pour les autres nations — et d’honneur.
Jean-Benoît Poulle Dans ce passage trop rapide pour être rigoureux, Thiel endosse le messianisme ou providentialisme associé au nationalisme américain, qui repose sur l’idée d’origine calviniste de « Manifest Destiny », soit l’exceptionnalisme d’un nouveau peuple élu, séparé des autres peuples pour leur servir en retour de guide et répandre la civilisation. L’expression de « shining city on the hill » a aussi été utilisée dès la fondation de Boston au XVIIe siècle pour décrire cette élection divine. Thiel semble dire qu’en bien (le christianisme) ou en mal (pour lui, la justice sociale, entre autres), les États-Unis ont toujours diffusé leurs valeurs partout dans le monde au cours de leur histoire.
Quelques aspects du vertige mondial
Fragment G, IVd
En 2005, à Guantánamo, vous étiez bien mieux loti en tant que terroriste musulman — les avocats libéraux ayant pris le contrôle en 2005 — qu’en tant que suspect dans le meurtre d’un policier à Manhattan. À Manhattan, si vous étiez suspecté d’avoir tué un policier en 2005, vous savez, il existait une procédure informelle pour traiter votre cas. À Guantánamo, c’était officialisé. Au début, ils ont fait des choses répréhensibles, puis très vite, ils n’ont plus été en mesure de faire quoi que ce soit. Et là encore, il s’agit d’une sorte de processus révélateur.
Fragment G, ND, iii
Je pense qu’il y avait certainement beaucoup de points de vue différents sur ce qu’il fallait faire avec les procès de Nuremberg. Ce sont en quelque sorte les États-Unis qui ont poussé à la tenue des procès de Nuremberg. L’Union soviétique voulait simplement organiser des procès-spectacles. Je pense que Churchill voulait simplement exécuter sommairement 50 000 nazis de haut rang sans procès. Je n’aime pas l’approche soviétique, mais je me demande si celle de Churchill n’aurait pas été plus saine que celle des Américains.
Au cours d’une séance de questions-réponses lors d’une des conférences, un participant avait interrogé Thiel sur son opinion concernant l’abolition de la Cour pénale internationale, en déclarant : « Si nous supprimons la CPI ou d’autres organisations qui existent pour rendre justice, en théorie, comment pouvons-nous punir les crimes ? N’aurions-nous pas dû poursuivre les criminels nazis ? »
Fragment G, ND, iv
Ils ont commencé à arrêter de plus en plus de personnes. Rodrigo Duterte, l’ancien président des Philippines, a été arrêté cette année. Ils avaient émis des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Gallant.
Lorsque j’ai rencontré Netanyahou au début de l’année 2024, il y a environ un an et demi, nous avons discuté de ce qu’il faisait à Gaza, et il m’a répondu en une phrase : « Je ne peux pas simplement détruire Gaza comme Dresde, on ne peut pas simplement les bombarder. » C’est comme s’il disait : « Je suis moins coupable de crimes de guerre que Winston Churchill. Pourquoi suis-je dans une situation aussi délicate ? »
Jean-Benoît Poulle Thiel et Netanyahou ont en partage une certaine proximité avec les milieux messianiques, évangéliques sionistes chrétiens dans le premier cas, juifs sionistes religieux dans le second ; malgré les importantes différences entre ces groupes, cela peut créer une certaine similarité d’attitudes devant des « signes des temps » à interpréter.
Fragment G, ND, v
Bien sûr, il existe de nombreux exemples où il suffit d’un simple changement pour passer du katechon à l’Antéchrist. De Claude à Néron, de Charlemagne à Napoléon, l’anticommunisme après la chute du mur de Berlin, remplacé par le néolibéralisme… C’est-à-dire, vous savez, le nouvel ordre mondial de Bush, que l’on peut considérer comme de l’anticommunisme alors qu’il n’y a plus de communistes. Ou la démocratie chrétienne, qui est en quelque sorte la forme européenne du katechon, l’anticommunisme transnational. Une fois les communistes disparus, cela se transforme en bureaucratie bruxelloise. On pourrait faire toutes sortes de variations sur ce thème. Ou pour aller encore plus loin, si quelque chose n’est pas assez puissant pour devenir potentiellement l’Antéchrist, ce n’est probablement pas très bon comme katechon.
Arnaud Miranda On retrouve l’ambivalence de la vision accélérationniste de Thiel, dans laquelle la technologie est à double tranchant. Cette ambivalence paraît indissociable du rôle que joue sa propre entreprise, Palantir, dans le développement d’un système de surveillance généralisé aux États-Unis.
Fragment G, ND, vi
Je me demande toujours ce qui fait office de katechon dans le monde après 1945.
Voici un extrait du journal intime de [Carl] Schmitt datant de 1947. « Je crois aux katechons, car pour moi, c’est la seule façon possible de comprendre l’histoire chrétienne et de lui trouver un sens. Le katechon doit être nommé pour chaque époque depuis 1948 ans. » Selon mon interprétation, Schmitt dit en fait par là qu’il n’a aucune idée de ce qu’est le katechon. Et peut-être que les partisans du New Deal dirigent la planète entière. Puis, bien sûr, en 1949, les Soviétiques obtiennent la bombe — et ma réponse provisoire est que le katechon pendant 40 ans, de 1949 à 1989, est l’anticommunisme. Ce qui est, d’une certaine manière, quelque peu violent, pas purement chrétien, mais très, très puissant.
J’ai soutenu que le katechon, ou quelque chose de ce genre, est nécessaire mais pas suffisant. Et je voudrais terminer en soulignant que l’on se trompe à son sujet. Si nous oublions son rôle essentiel, qui est de retenir l’Antéchrist, celui-ci pourrait même se présenter comme le katechon, ou détourner le katechon. C’est presque une version mimétique. Une similitude entre l’Antéchrist et le katechon, c’est qu’ils sont tous deux des figures politiques. Le katechon est lié à l’empire et à la politique. Si l’Antéchrist doit conquérir le monde, il faut quelque chose de très puissant pour l’arrêter.
Fragment G, ND, vii
Dans un certain sens, il y a peut-être deux candidats pour succéder à Rome.
Pour toutes sortes de raisons, je n’aime pas particulièrement les théories russes selon lesquelles Poutine se décrit comme le katechon et le dernier leader chrétien au monde. Il est difficile de sonder le cœur d’une personne. Je soupçonne toujours qu’il est davantage un agent du KGB qu’un chrétien. Et puis, bien sûr, pour être un katechon, il faut être assez fort pour pouvoir devenir l’Antéchrist. Or la Russie n’est pas assez puissante pour conquérir le monde. Elle ne peut tout simplement pas être le katechon ou la nouvelle Rome.
Jean-Benoît Poulle Thiel prend ici ses distances avec le mythe de la « Troisième Rome » orthodoxe, mobilisé dans la propagande de Poutine et ses soutiens, en remarquant qu’il ne s’agit que d’un registre de communication à destination d’un public chrétien — Poutine pouvant très bien entonner le refrain de la nostalgie du communisme soviétique à destination d’autres publics.
Misères et usages de la raison (sur le techno-pessimisme)
Fragment G, Ia
[Sur l’IA.] Si nous voulons éviter ce genre d’utopisme corporatif démentiel opposé à un luddisme altruiste efficace, une attitude luddite ; si vous essayez d’avoir une version plus nuancée de cela, vous essayez de le quantifier ; quelle est l’ampleur de la révolution de l’IA ? Dans quelle mesure va-t-elle contribuer au PIB ? Améliorer le niveau de vie ? Des choses comme ça. À mon avis, elle est probablement comparable à l’échelle de l’Internet entre 1990 et la fin des années 1990. Elle pourrait peut-être ajouter 1 % par an au PIB. Il y a de grandes marges d’erreur autour de cela. Et je pense qu’Internet a été assez significatif. Les gens parlaient d’Internet en des termes très similaires en 1999. C’est une autre façon de voir les choses qui semble correspondre à peu près à la bonne échelle.
Le point sur lequel il y a une grande différence et qui semble vrai pour Internet — et peut-être aussi pour l’IA — est peut-être un point sur lequel je serais d’accord avec Marc Andreessen. La partie négative de sa déclaration est : « Mais pour l’IA, il ne se passe rien d’autre. » Il ne parle pas d’aller sur Mars, donc il ne semble pas croire qu’Elon soit sur le point d’aller sur Mars. Je pense qu’il y a un aspect négatif : si l’IA n’existait pas, nous serions vraiment coincés. Les choses seraient vraiment stagnantes. Et c’est peut-être pour cela que les gens doivent être si enthousiastes à propos de ce vecteur spécifique du progrès technologique. Car en dehors de cela, à première vue, les choses sont totalement, totalement stagnantes. Peut-être même qu’Internet est à bout de souffle, si ce n’est pour l’IA. C’est donc une autre façon de voir les choses.
Maintenant, ce qui me frappe, c’est que la situation est très différente de celle de 1999. Si je devais citer une différence, je dirais que je suis trop ancré et enraciné dans la fin des années 1990. Mais à la fin des années 1990, l’optimisme régnait. Et beaucoup de gens pensaient comme Andreessen. Personne ne ressent cela personnellement. Vous ne pouvez plus créer une entreprise depuis votre garage à Sacramento. On ne peut pas créer une entreprise d’IA, il faut le faire à San Francisco. Il faut le faire dans la Silicon Valley. Il faut que ce soit à une échelle énorme. La plupart des choses ne sont pas assez grandes. Et puis il y a des couches et des couches et des couches où cela semble incroyablement exclusif. Peut-être que les gens se sont simplement mis à jour depuis Internet, car Internet s’est avéré avoir une dynamique où le gagnant rafle tout.
« L’Empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA »
Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.
Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
À découvrir en librairie et en s’abonnant à la revue.
Fragment G, IIc
Passons maintenant à : « plusieurs courront çà et là ; et la connaissance sera augmentée ». Cela signifie que la science progresse, que la technologie s’améliore, que la mondialisation s’accélère, que les gens voyagent à travers le monde.
Jean-Benoît Poulle Thiel fait toujours, semble-t-il, l’exégèse du verset 4 du chapitre 12 du Livre de Daniel, un livre de l’Ancien Testament composé en hébreu puis en araméen et en grec entre les VIe et IIe siècles avant notre ère, de genre à la fois prophétique — Daniel est l’un des quatre grands prophètes de la Bible — et apocalyptique. Ce passage du chapitre 12 décrit les différentes visions successives du prophète Daniel, censément déporté à Babylone. L’Apocalypse de Jean est elle-même truffée de références (citations directes ou allusions indirectes) au Livre de Daniel.
Bien sûr, dans un certain sens, je pense que ces choses… Je ne suis pas sûr qu’elles soient tout à fait inévitables, mais elles vont dans une certaine direction.
Arnaud Miranda Il s’agit ici d’un élément central de la vision de l’histoire de Thiel. Chez lui, la technologie doit rester profondément ambivalente : soit elle incarne le risque existentiel (l’Armageddon) promu par l’Antéchrist pour asseoir sa puissance, soit elle est l’outil du katechon pour résister à ce même Antéchrist. L’accélérationnisme de Thiel est donc profondément ambigu et indéterminé.
Il y a une progression linéaire de la connaissance qui provoque un phénomène tel que la mondialisation. Mais bien sûr, les détails ont beaucoup d’importance.
L’augmentation des connaissances, les progrès scientifiques, l’amélioration des technologies peuvent être une très bonne chose. Pas de maladie, pas de mort, protection des populations contre les catastrophes naturelles. Mais bien sûr, nous pouvons nous détruire nous-mêmes avec des armes nucléaires, des armes biologiques, etc. De même, la mondialisation, c’est le commerce des biens et des services. Il existe certains moyens d’échapper à des gouvernements tyranniques. Et bien sûr, il y a le danger d’un État mondial unique dirigé par l’Antéchrist.
Fausseté des autres religions
Fragment G, ND, xii
En bref : je pense que Benoît XVI croyait littéralement que l’éloignement historique de l’Église pendant son pontificat était un signe de la fin des temps.
Jean-Benoît Poulle La renonciation de Benoît XVI en 2013, inédite à l’échelle de l’histoire récente de la papauté, a donné lieu à nombre d’interprétations conspirationnistes populaires dans la sphère MAGA : on a mis cette abdication en relation avec un récent blocage des terminaux de paiement au Vatican, et les deux événements ont été présentés comme un chantage de l’administration Obama envers un pape trop conservateur, ou une victoire des « ennemis de l’intérieur » de l’Église catholique. Certaines paroles de Benoît XVI (« priez pour moi afin que je ne me dérobe pas parmi les loups ») ont été rapprochées de cette théorie.
Fragment G, ND, xiii
J’avais le tableau : le christianisme païen katechon contre l’eschaton ; le christianisme de Constantin contre celui de Mère Teresa.
Arnaud Miranda Cette opposition fait écho à la position de Schmitt dans Théologie politique, et en particulier à ses réponses au théologien Erik Peterson.
Nous en avions une illustration avec la femme de Kirk qui disait qu’elle pardonnait aux meurtriers parce que c’est ce que ferait le Christ. C’était une forme incroyablement sainte de christianisme. Et puis, vous savez, le président Trump — je ne sais pas, j’ai oublié les mots exacts — mais, vous savez, Charlie était pour le pardon, pour être gentil avec ses ennemis. Lui, il ne croit pas qu’il faille être gentil avec ses ennemis ; il veut leur faire du mal. Et c’est en quelque sorte la vision chrétienne païenne. Et le problème — la vision naïve — c’est qu’il doit y avoir quelque chose entre les deux, n’est-ce pas ? Mais comment concrétiser cela ? Qu’y a-t-il entre Mère Teresa et Constantin, entre pardonner au meurtrier et se réjouir de punir ses ennemis ?
Jean-Benoît Poulle De manière simpliste, Thiel oppose un christianisme du témoignage, du dénuement et de la non-violence absolue, qui serait incarné tant par la veuve de Charlie Kirk que par Mère Teresa, qui va jusqu’au pardon des offenses et à la prière pour les persécuteurs préconisés par l’éthique évangélique (Matthieu, 5, 44 ; Luc, 23,34), à un christianisme politique représenté par l’empereur Constantin, qui défendrait le pouvoir et légitimerait la raison d’État — il avalise ainsi l’idée répandue dans le monde protestant d’un tournant constantinien du christianisme (idée assez discutée). Au fond, il s’agit là d’une confrontation entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, pour reprendre des catégories wébériennes. Thiel semble penser qu’une voie médiane entre ces deux éthiques pourrait être trouvée, mais il s’en tire par une boutade.
Peut-être — je ne sais pas — peut-être que le juste milieu, selon moi, était que Trump et Elon étaient capables de se pardonner mutuellement.
Fragment G, IVg
[À propos de J. D. Vance.] Ce qui m’inquiète, c’est qu’il est trop proche du pape. Et nous avons tous ces récits faisant état de disputes entre lui et le pape. J’espère qu’il y en aura beaucoup d’autres. C’est la fusion entre César et le pape qui m’inquiète toujours.
Arnaud Miranda Cette remarque paraît contradictoire avec la défense d’un christianisme politique, constantinien fondé sur le katechon défendu plus haut. Elle est une nouvelle fois la marque de l’ambivalence de la rhétorique de Thiel : le katechon peut toujours devenir Antéchrist.
D’ailleurs, je lui ai fait part de cette réflexion au fil du temps. Et vous savez, avec le genre de… Je n’aime pas son papisme, mais je peux me faire l’avocat du diable pour le comprendre. Il faut toujours se demander si, lorsque l’on dit que l’on fait quelque chose de bien, s’agit-il d’un ordre, d’une norme ou d’une limite, ou, en langage philosophique, est-ce nécessaire ou suffisant ? Et donc, quand J. D. Vance a dit qu’il priait pour la santé du pape François, c’était comme un ordre, comme une chose nécessaire. Mais j’espère que cela signifie en réalité que c’est suffisant, et qu’il donne le bon exemple aux catholiques conservateurs comme vous qui écoutez trop le pape. Et peut-être que tout ce que vous avez à faire pour être un très bon catholique, c’est de prier pour le pape. Vous n’avez pas vraiment besoin de l’écouter sur quoi que ce soit d’autre. Et si c’est ce que fait J. D. Vance, c’est vraiment bien.
Mais je m’inquiète de la fusion entre César et le pape.
Jean-Benoît Poulle Ce passage entremêle plusieurs craintes : l’antipapisme traditionnel du protestantisme, encore très vivace dans les milieux évangéliques américains (qu’on se souvienne de la crainte lors de l’accession du catholique Kennedy à la Maison-Blanche, d’une politique américaine décidée depuis le Vatican) ; l’hostilité à un pape perçu comme « de gauche » (François), adversaire des États-Unis et du trumpisme ; l’inquiétude à propos du périmètre du champ d’intervention du magistère papal, et le degré réel ou souhaitable d’obéissance au pape auquel les bons catholiques devraient être tenus ; enfin la crainte d’une sorte de fusion du spirituel et du temporel dans un « césaropapisme » inversé — dans l’usage premier de ce terme, c’est César, le temporel, qui s’immisce dans le spirituel, et non l’inverse — où cette fois le pape dicterait sa politique à César. En somme, Thiel redoute que Vance, en tant que catholique conservateur tenu par l’adhésion au Magistère romain, finisse par se rallier aux vues sociales de Léon XIV.
Déraison des effets (Antéchrist et libertarianisme)
Fragment G, IIIa
Je suis un libertarien, ou un libéral classique, qui s’écarte de la doxa sur un détail mineur, car je m’inquiète de l’Antéchrist.
Arnaud Miranda Thiel s’inscrit ici clairement dans un cadre postlibertarien, à l’instar de Curtis Yarvin. Ce terme décrit la position d’intellectuels qui, tout en partageant les fondements de la théorie libertarienne, en déplorent le caractère utopique dans le cadre démocratique. Ainsi, dans son essai The Education of a Libertarian (2009), Thiel affirmait que la démocratie et le capitalisme étaient désormais incompatibles, appelant à la création de nouvelles communautés politiques autonomes (à travers le seasteading). Yarvin, pour sa part, allait plus loin encore en préconisant une transition vers un modèle monarchique.
J’aime souvent dire que le libertarianisme et la marijuana sont tous deux des drogues d’initiation à l’alt-right et à d’autres idées.
Arnaud Miranda Ce passage étrange fait écho à une certaine culture libertarienne californienne de droite, parfaitement incarnée dans la culture populaire par le podcast de l’animateur Joe Rogan (The Joe Rogan Experience, podcast le plus écouté au monde). Ce dernier y a reçu Donald Trump mais aussi des entrepreneurs de la tech right (dont Peter Thiel). En 2018, Elon Musk avait fumé du cannabis à l’antenne, donnant lieu à un mème désormais iconique.
Le danger de la pilule rouge, c’est qu’elle vous conduit à la pilule noire.
Arnaud Miranda La red pill (pilule rouge) est une métaphore développée par Yarvin à partir du film Matrix. Elle consisterait à voir la réalité « telle qu’elle est » et non à travers le prisme de l’idéologie dominante — la blue pill (pilule bleue). De nombreuses variations ont été construites à partir de cette métaphore. Ici, Thiel suggère que la red pill supposerait une réaction, là où la black pill (pilule noire) condamnerait au nihilisme et à la passivité.
Et d’une manière ou d’une autre, Benoît XVI a fait une overdose de pilules rouges.
Fragment G, ND, xiv
Ce genre de vidéo est ridicule, mais bien sûr révélateur d’une tendance plus large. Il y a ce juge fou au Brésil qui arrête tout le monde…
Note de l’éditeur Dans l’une de ses conférences, Thiel diffuse une vidéo d’un reportage de 60 Minutes 1 sur une loi allemande qui réprime les discours haineux en ligne. Il tente ainsi de montrer un exemple où la réglementation technologique va trop loin, donnant ainsi du pouvoir à l’Antéchrist.
L’Australie a plus ou moins mis fin à l’anonymat sur Internet en imposant une vérification de l’âge pour tous les réseaux sociaux. Le Royaume-Uni arrête 30 personnes par jour pour propos offensants. Je suis toujours favorable à une liberté d’expression maximale : mon seul critère concret est de savoir si je peux parler de l’Antéchrist. Si je ne peux pas, c’est trop restrictif.
Jean-Benoît Poulle Thiel endosse la défense d’une liberté d’expression sans restriction, et conteste l’existence de l’incrimination pour « discours de haine » (hate speech) ; pour lui, les propos religieux extrémistes fondés sur une lecture littérale de la Bible ne peuvent faire l’objet d’aucune incrimination. C’est là une ligne de fracture importante dans les guerres culturelles et identitaires américaines.
Fragment W, ii
Si je devais critiquer un peu Elon — et je vais le critiquer parce que je le considère comme l’une des personnes les plus intelligentes et les plus réfléchies…
Voici une conversation que j’ai eue avec lui il y a quelques mois : « Je veux que tu annules cette stupide promesse de don que tu as signée en 2012, dans laquelle tu t’engageais à donner la moitié de ton argent. Tu as environ 400 milliards de dollars. Oui, tu as donné 200 millions de dollars à Donald Trump, mais 200 milliards de dollars, si tu ne fais pas attention, iront à des organisations à but non lucratif de gauche qui seront choisies par Bill Gates. »
Et puis, avec un peu de recul, j’ai repensé à tout ça et je lui ai dit : « Tu n’y penses pas beaucoup parce que tu ne t’attends pas à mourir de sitôt, mais tu as 54 ans. J’ai consulté les standards des agences d’assurances-vie : à 54 ans, tu as 0,7 % de chances de mourir dans l’année qui suit. Et 0,7 % de 200 milliards de dollars, cela représente 1,4 milliard de dollars, soit environ sept fois ce que tu as donné à Donald Trump. Bill Gates s’attend donc, de fait, à recevoir 1,4 milliard de dollars de ta part l’année prochaine. »
Et à son crédit, Elon s’est montré assez souple à ce sujet. Il a déclaré : « En fait, je pense que mes chances de mourir sont supérieures à 70 points de base. » Une explosion choquante de conscience de soi. Puis : « Que suis-je censé faire ? Le donner à mes enfants ? Je ne peux évidemment pas le donner à ma fille transgenre, ce serait mal. Ce serait bien pire de le donner à Bill Gates. »
Preuves de l’humanité de l’Antéchrist
Fragment G, Ia
Une définition basique de l’Antéchrist : certaines personnes le considèrent comme une très mauvaise personne. Parfois, ce terme est utilisé de manière plus générale pour décrire spirituellement les forces du mal. Je vais me concentrer sur l’interprétation la plus courante et la plus dramatique de l’Antéchrist : un roi maléfique, un tyran ou un anti-Messie qui apparaît à la fin des temps.
Jean-Benoît Poulle La question de la nature de l’Antéchrist a en effet fait l’objet d’interminables débats au cours de l’histoire dans toutes les confessions chrétiennes : s’agit-il d’un homme, d’un démon ayant pris l’apparence d’un homme, d’une institution mauvaise ?
Fragment G, IVe
On peut penser que l’Antéchrist représente la fin de la philosophie — son apogée, sa fin. C’est l’individu qui se débarrasse de tous les individus ; le philosophe qui met fin à tous les philosophes ; le César qui met fin à tous les dirigeants ; la personne qui comprend tous les secrets. Comment cela est-il possible à la fin de la modernité, où nous ne croyons pas qu’un philosophe-roi, un tyran ou un dirigeant puisse arriver au pouvoir ?
Fragment W, Ia
Au XVIIe et XVIIIe siècle, l’Antéchrist aurait été un Dr Folamour, un scientifique qui se livrait à toutes sortes de recherches scientifiques folles et maléfiques. Au XXIe siècle, l’Antéchrist est un luddite qui veut mettre fin à toute science.
Arnaud Miranda Cette idée qu’il existerait une lutte cosmique entre une force accélératrice — l’innovation technologique — et une force confiscatoire, le luddisme — du nom du mouvement ouvrier qui s’était violemment opposé à l’industrialisation en Angleterre au début du XIXe siècle qui par extension fut donné aux positions critiques de l’innovation technologique — est typique de la position néoréactionnaire. Elle est aussi présente dans le Manifeste Techno-Optimiste de Marc Andreessen.
C’est quelqu’un comme Greta ou Eliezer.
Arnaud Miranda Eliezer Yudkowsky est l’une des figures les plus importantes des recherches sur l’intelligence artificielle. Il était aussi l’un des membres importants de la communauté rationaliste en ligne (Overcoming Bias, puis LessWrong), sur laquelle certains néoréactionnaires ont fait leurs armes en tant que blogueurs (Michael Anissimov et Curtis Yarvin notamment). Aujourd’hui, Yudkowsky est extrêmement critique du développement de l’IA, qu’il considère comme menant à la disparition de l’humanité.
Fragment G, ND, viii
Je ne pense pas que même quelqu’un comme Bill Gates, que je considère comme une personne vraiment horrible, soit capable d’être l’Antéchrist.
Note de l’éditeur Selon les enregistrements, Thiel a aussi déclaré que Biden et Xi n’étaient pas assez « charismatiques » pour être l’Antéchrist.
Bill Gates n’est pas un leader politique, il n’est pas très populaire, et encore une fois, peut-être à l’honneur de Gates, il est toujours coincé au XVIIIe siècle, aux côtés de personnes comme Richard Dawkins qui croient que la science et l’athéisme sont compatibles.
Arnaud Miranda Cette remarque fait directement écho à l’un des textes les plus importants de Curtis Yarvin How Dawkins Got Pwned, dans lequel il prétend démontrer que l’athéisme de Dawkins — scientifique britannique très médiatisé — cache la croyance en une religion universaliste néo-protestante — qui serait le socle idéologique de la Cathédrale.
Fragment G, ND, ix
Un de mes amis m’a dit que je ne devrais pas laisser passer l’occasion de dire aux habitants de San Francisco que Bill Gates est l’Antéchrist. Je concède qu’il est certainement un personnage à la Dr Jekyll et Mr Hyde. En public, c’est le gentil voisin sympathique. J’ai vu la version Mr Hyde il y a environ un an, où il n’arrêtait pas de crier des jurons, comme s’il souffrait du syndrome de la Tourette, et où il était presque impossible de comprendre ce qui se passait.
Fragment W, i
Si vous êtes prêt, de manière sincère, rationnelle et raisonnée, à affirmer que Trump est l’Antéchrist, je vous écouterai. Si vous n’êtes pas prêt à affirmer cela, vous devez peut-être accepter la possibilité qu’il soit au moins relativement bon.
Fragment G, ND, x
[Question sur la possibilité que l’investisseur Andreessen soit l’Antéchrist.] Par où commencer ? Je suis tenté de me lancer dans une discussion ad hominem désagréable, mais je ne peux pas résister, alors je vais le faire. Je ne sais pas, ce n’est que de la propagande incompréhensible typique de la Silicon Valley.
Arnaud Miranda Le mépris de Thiel à l’égard d’Andreessen s’explique par leurs positionnements différents au sein des sphères néoréactionnaires. Alors que Thiel a soutenu Trump dès 2016, Andreessen a attendu la campagne de 2024. De plus, sur le plan intellectuel, leurs conceptions divergent. La position d’Andreessen, plutôt naïve, est une pure défense de l’innovation technique, tandis que Thiel en souligne justement l’ambivalence.
Je ne donnerais pas trop d’argent à investir à quelqu’un qui tient ce genre de propos.
Mais je pense qu’Andreessen n’est pas l’Antéchrist. Parce que, vous savez, l’Antéchrist est populaire. J’essaie de dire du bien d’Andreessen ici, accordez-le moi.
Mamdani non plus. Et je ne pense pas qu’il puisse devenir président car il n’est pas citoyen de naissance. Il ne peut donc pas aller plus loin que le poste de maire. Je ne pense pas non plus qu’il ait vraiment promis de réduire mes impôts.
Fragment G, IVf
L’une des façons dont ces choses sont toujours rapportées est que je dénonce Greta comme étant l’Antéchrist. Et je tiens à être très clair : Greta est, je veux dire, elle est peut-être une sorte de prototype ou l’ombre d’un Antéchrist d’un genre qui serait tentant.
Arnaud Miranda Si l’Antéchrist est tentant, c’est parce qu’il promet le royaume de Dieu sur Terre. En cela, Thiel suit clairement la vision schmittienne qui percevait des signes de l’Antéchrist dans les positions anarchistes de Proudhon et Bakounine.
Mais je ne veux pas trop la flatter. Donc, en ce qui concerne Greta, vous ne devriez pas la considérer comme l’Antéchrist, c’est certain. En ce qui concerne Alexandria Ocasio-Cortez, vous pouvez choisir de croire ou non à cette mise en garde que je viens de faire.
Jean-Benoît Poulle Incidemment, la question du genre de l’Antéchrist est aussi débattue ; pour les tenants d’un Antéchrist personnel et non structurel ou institutionnel, il s’agit presque toujours d’un homme ; les exégèses où une femme tiendrait le rôle du Faux Prophète ont été extrêmement rares.
Fragment G, ND, xi
Je pourrais probablement dire beaucoup de choses sur la relation entre les Juifs et l’Antéchrist. La réfutation philosémite, pour la mettre sur la table, est que les Juifs dans la Bible sont décrits comme un peuple têtu et obstiné. Ce qui est surtout un défaut, mais peut-être qu’à la fin des temps, c’est une qualité — c’est en quelque sorte la façon dont [Vladimir] Soloviev l’a formulé : trop obstinés pour accepter le Christ, ils seront trop obstinés pour se laisser charmer par l’Antéchrist. Ils deviennent ainsi le centre de la résistance à l’Antéchrist, dans le récit de Soloviev.
Jean-Benoît Poulle Le rôle du peuple juif dans la survenue de l’Apocalypse et de la Parousie a fait l’objet de spéculations sans fin, parfois marquées par les préjugés de l’antijudaïsme chrétien. Ainsi, selon certaines révélations privées du XIXe siècle, l’Antéchrist sera lui-même le fils d’une femme juive. Selon certaines interprétations, le retour du Christ en gloire arrivera quand le peuple juif sera tout entier converti au christianisme ; selon d’autres, les Juifs résisteront jusqu’au bout à la conversion au christianisme, mais aussi à la séduction de l’Antéchrist, et joueront donc presque malgré eux un rôle providentiel et salvifique — c’est la version retenue dans le « court récit sur l’Antéchrist » de Soloviev.
Fragment G, IIa
L’anti-héros Ozymandias, figure antichristique, est en quelque sorte un personnage du début de l’ère moderne. Il croit que ce sera une solution intemporelle et éternelle : la paix mondiale éternelle. Moore est en quelque sorte un personnage de la fin de l’ère moderne. Au début de l’ère moderne, on trouve des solutions idéales, des solutions « parfaites » au calcul. À la fin de la modernité, les choses sont en quelque sorte probabilistes. À un moment donné, il demande au Dr Manhattan si le gouvernement mondial va durer. Et celui-ci répond que « rien ne dure éternellement ». Vous embrassez donc l’Antéchrist, mais cela ne fonctionne toujours pas.
Jean-Benoît Poulle Par-delà la série One Piece, qui sert ici de référence, le nom « Ozymandias » est lui-même une référence à un sonnet de Shelley très connu dans le monde anglophone, où un voyageur découvre les vestiges d’une statue colossale d’un pharaon conquérant — qui évoque Ramsès II — dans une atmosphère imprégnée de réminiscences bibliques : à l’image des Empires du passé, la domination de l’Antéchrist, en apparence irrémédiable pour l’heure présente, n’aura qu’un temps.
Fragment G, IIb
Dans One Piece, vous êtes plongé dans un monde fantastique, une sorte de Terre alternative, mais qui se trouve sous le règne de cet État mondial depuis 800 ans. Au fur et à mesure que l’histoire se déroule, celle-ci devient de plus en plus sombre. Selon mon interprétation, on comprend peu à peu qui dirige le monde, et c’est quelque chose qui ressemble à l’Antéchrist. Il y a Luffy, un pirate qui porte un chapeau de paille rouge — un peu comme la couronne d’épines du Christ. Et puis, vers la fin de l’histoire, il se transforme en un personnage qui ressemble au Christ dans l’Apocalypse.
Excellence de cette manière de prouver l’Antéchrist
Fragment G, ND, xv
Le Christ n’a vécu que jusqu’à l’âge de 33 ans et il est devenu le plus grand homme de l’histoire. L’Antéchrist doit en quelque sorte le surpasser. Je ne veux pas être trop littéral sur le chiffre 33 — je préfère souligner que l’Antéchrist sera un jeune conquérant ; peut-être que, dans notre gérontocratie, 66 est le nouveau 33. Mais des chiffres comme ceux-ci apparaissent de manière presque mystique dans différents contextes.
Jean-Benoît Poulle La symbolique numérologique est un vaste chapitre à part entière de l’exégèse apocalyptique : Thiel rapproche ici le célèbre « nombre de la Bête » (Jean, 13,18) que le Faux Prophète marque sur chaque homme à la main ou au front, soit « un nombre d’homme, 666 » de l’âge du Christ au moment de sa crucifixion, 33 ans, 66 étant le double de 33. L’hypothèse la plus probable est que le(s) auteur(s) johannique(s) se fonde(nt) ici sur la valeur des lettres associées à chaque chiffre dans la numérologie hébraïque, ce qui donnerait 666 = César Néron, une allusion à la persécution des chrétiens par ce dernier empereur (64-67), cette allusion constituant elle-même une référence cryptée à leur persécution plus récente sous l’empereur Domitien, contemporaine de la rédaction de l’Apocalypse johannique dans les années 90 de notre ère. Cela n’épuise pas, bien sûr, la très riche symbolique chrétienne des chiffres : 3 est le chiffre de la Trinité et de la perfection, 6 celui de l’inachèvement et du diable, 7 celui de Dieu et donc aussi de la perfection. Thiel n’est vraisemblablement pas le premier à faire ce rapprochement.
Bouddha commence ses voyages à l’âge de 30 ans et fait l’expérience du Nirvana, la mort de l’ego, à l’âge de 33 ans. Mais je devais être œcuménique et dire quelque chose de gentil sur l’islam. Une idée assez cool est que, lorsque vous renaîtrez dans l’au-delà, vous renaîtrez sous la forme de votre soi âgé de 33 ans. Votre soi âgé de 33 ans est votre meilleur soi. Tite-Live, dans L’Histoire de Rome depuis sa fondation, annonce dans le chapitre 33 du livre 33 l’arrivée de ce conquérant de 33 ans. C’est comme Alexandre au sommet de sa puissance. Même chez Tolkien, les hobbits ont une cérémonie de passage à l’âge adulte à 33 ans. C’est l’âge de Frodon lorsqu’il hérite de l’anneau.
Arnaud Miranda La référence au Seigneur des Anneaux est régulièrement mobilisée par les auteurs néoréactionnaires, et en particulier par Curtis Yarvin.
Fragment G, ND, xvi
Trajan, empereur romain, pleura lorsqu’il atteignit le golfe Persique en 115 après J.-C., à l’âge de 65 ans. Il était trop vieux pour égaler les exploits d’Alexandre le Grand en Inde. Il mourut deux ans plus tard. Hitler avait 50 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata — il perdit mimétiquement face à Napoléon, qui n’avait que 30 ans lorsqu’il devint premier consul de la République française. Le même problème se pose pour Xi Jinping, âgé de plus de 70 ans. Raciste, sexiste, nationaliste, il est peut-être la réincarnation d’Hitler. Mais pas même la réincarnation de Gengis Khan. La date de péremption est passée.
Sources
- 60 Minutes, « Prosecutors explain German law on what you can and can’t post online », Facebook, 17 février 2025.