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La nouvelle naissance de l’austérité libertarienne américaine
En 2024, Elon Musk a popularisé l’idée d’un DOGE — Department of Government Efficiency : un instrument destiné à « traquer le gaspillage » dans l’administration fédérale américaine.
En surface, la promesse est simple et connue : appliquer à l’État les méthodes radicales d’optimisation des start-ups, automatiser, supprimer les structures redondantes, réduire la taille des bureaucraties. Elle repose sur l’imaginaire libertarien qui imprègne la Silicon Valley — prolongement d’une culture anti-État analysée par Fred Turner 1.
Si l’on creuse davantage, le projet est encore plus radical, puisqu’il s’agit, pour certains penseurs associés à la Silicon Valley, proches du Président Trump, d’instaurer une gouvernance technique et élitaire. Curtis Yarvin, par exemple, imagine une sorte de « monarchie technologique », un pouvoir confié aux ingénieurs ou PDG plutôt qu’aux institutions démocratiques classiques, certaines infrastructures publiques pouvant ainsi être considérées comme des « activités technologiques » à intégrer dans des modèles similaires à ceux des plateformes numériques.
Le projet n’est donc pas seulement de réduire l’action de l’État sous couvert d’une réforme de l’efficacité publique, mais aussi de réécrire le contrat social au profit d’une élite technologique.
L’Europe et le problème de l’État
La situation européenne est différente.
Nos États-providence sont plus denses : pour l’instant, le centre semble tenir — mais sous les cendres la confiance s’érode, l’effet d’une double frustration est en train de consommer le système.
D’un côté, il y a des administrations nationales et européennes jugées lourdes et bureaucratiques.
Pierre Rosanvallon a d’ailleurs montré comment la défiance envers les institutions s’est nourrie de la perception d’un État et d’une Europe devenus opaques et impuissants 2 : complexité des guichets sociaux et du système fiscal, multiplication des agences, millefeuille territorial, réglementation européenne perçue comme lointaine, etc.
De l’autre, des services publics qui perdent de leur qualité : l’école publique peine à réduire les inégalités 3, l’hôpital craque sous la tension démographique et le manque de personnel, certaines démarches administratives restent labyrinthiques malgré la numérisation.
Certes, la réalité est plus complexe — la transformation digitale des services fiscaux français est remarquable, Notre-Dame a été reconstruite en cinq ans, l’Union européenne a su en quelques mois mettre en place un mécanisme commun d’endettement de 750 milliards d’euros pour relancer l’économie après la crise Covid, entre autres faits remarquables.
Nos faiblesses ne doivent donc pas non plus nous faire oublier nos forces : par exemple, la couverture universelle, la qualité des personnels de santé et celle des infrastructures.
Le diagnostic reste cependant sévère : si les Français demeurent profondément attachés à leurs services publics, ils les jugent en déclin et estiment leur fonctionnement trop inégal et complexe. Seul un Français sur trois estime que « les services publics fonctionnent bien » 4 ; 60 % des Français estiment que la qualité des services publics s’est détériorée en dix ans 5.
En laissant à la droite populiste et aux libertariens le monopole du discours sur l’efficacité, la gauche se prive d’un levier décisif pour regagner les classes populaires.
Alexandre Pointier
La tentation de répliquer le modèle américain en Europe
Dans ce contexte de défiance envers les institutions, les partis populistes de droite se sont saisis de l’idée d’un État « nettoyé » de sa bureaucratie.
Les victoires de formations comme Fratelli d’Italia en Italie, le Rassemblement national en France et le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, tout comme l’essor de l’AfD en Allemagne, traduisent une colère qui ne vise plus seulement les élites politiques, mais l’appareil administratif lui-même.
La promesse d’un État plus « simple » et moins coûteux devient un vecteur de mobilisation électorale.
Pour ces partis, Elon Musk est devenu une référence explicite. Son rachat de Twitter/X, présenté comme une croisade pour la « liberté d’expression », a été salué par Giorgia Meloni, Matteo Salvini ou encore des figures du Rassemblement national. Musk a également interagi publiquement avec des responsables de droite radicale, retweetant des contenus du Premier ministre hongrois Viktor Orbán ou de la présidente du Conseil italien et s’opposant frontalement à l’Union européenne lorsqu’elle a voulu réguler X au nom du Digital Services Act.
Cette affinité idéologique s’articule autour de trois thèmes : rejet de la régulation environnementale et sociale jugée excessive, hostilité aux politiques de modération des plateformes et célébration d’un entrepreneuriat héroïque face aux bureaucraties publiques.
Ces convergences nourrissent l’idée que l’Europe pourrait s’inspirer du DOGE libertarien pour « simplifier » l’État tout en consolidant un pouvoir politique plus autoritaire et nationaliste.
La promesse d’efficacité est ainsi instrumentalisée par les droites radicales et extrêmes pour nourrir une autre transformation : un État recentré sur la protection nationale, l’identité et l’autorité, plutôt que sur la cohésion sociale et la transition écologique :
- Orbán a ainsi créé un « Bureau de la Simplification » qui allège les normes pour les entreprises, tout en renforçant parallèlement le contrôle politique de l’administration pour en limiter l’indépendance judiciaire.
- En Italie, Meloni parle de « sburocratizzazione patriottica » : rendre l’État efficace pour mieux défendre les intérêts nationaux, au détriment des dispositifs de protection sociale, des droits des minorités ou des règles environnementales.
- En France, certains proches du RN proposent un « Commissariat à l’Efficacité » pour réallouer les moyens mais aussi purger les politiques jugées « idéologiques » — aides à l’intégration, égalité femmes-hommes, écologie.
Le risque est clair : l’Europe pourrait adopter une « efficacité » sans finalité sociale — réduisant l’État à un bras armé identitaire ou autoritaire.
Bien sûr, les plateformes américaines se tiennent prêtes à soutenir ces démarches pour étendre davantage leur emprise.
L’occasion manquée d’une gauche modernisatrice
En laissant à la droite populiste et aux libertariens le monopole du discours sur l’efficacité, la gauche se prive d’un levier décisif pour regagner les classes populaires.
Depuis deux décennies, la gauche européenne s’est concentrée sur un discours mêlant taxation additionnelle des hauts revenus et des grandes entreprises et augmentation des prestations sociales.
Cette approche est intellectuellement légitime tant l’injustice fiscale et la montée des inégalités ne sont plus à démontrer 6. Elle laisse toutefois un angle mort : l’expérience concrète des services publics.
Ce faisant, la gauche fragilise la légitimité des États-providence, qui dépend autant de la générosité que de la qualité perçue des services publics. Si pour une majorité d’Européens, le problème n’est pas seulement la redistribution, mais la dégradation ressentie des services essentiels, les débats sur la fiscalité ou la taxation des GAFAM ne suffiront pas à répondre aux frustrations du quotidien.
L’équité, c’est aussi et avant tout un État qui fonctionne.
Le phénomène d’érosion du vote populaire en faveur de la gauche a largement été analysé par Thomas Frank aux États-Unis 7 et par Jérôme Fourquet en France 8, avec des dynamiques semblables : sentiment d’abandon territorial (fermetures d’hôpitaux, disparition des services publics hors métropoles), complexification administrative, perception d’un État capté par d’autres (minorités, métropoles, insiders) et choc culturel (accent mis par la gauche sur les enjeux post-matérialistes — écologie, diversité, droits sociétaux).
En France comme ailleurs, les démarches de simplification et de modernisation administrative existent pourtant depuis longtemps : ainsi, l’initiative « modernisation de l’action publique » (MAP) lancée en 2012 sous François Hollande a repris la dynamique de la « révision générale des politiques publiques » (RGPP) lancée en 2007 par le Président Sarkozy. Ces programmes ont en commun de vouloir réduire les coûts, mutualiser les fonctions supports, supprimer les redondances et encourager la dématérialisation des services pour alléger la charge administrative.
Leur bilan est très mitigé pour une bonne raison : souvent focalisés sur les économies de court terme, sans transformation profonde des missions ni évaluation d’impact, ils n’ont pas permis d’améliorer la perception par les usagers de la qualité des principaux services publics.
Quand l’État-providence est perçu comme inefficace, la demande de protection se déplace alors vers des formes identitaires ou autoritaires.
Les débats sur la fiscalité ne suffiront pas à répondre aux frustrations du quotidien. L’équité, c’est aussi et avant tout un État qui fonctionne.
Alexandre Pointier
Pour un DOGE progressiste : transformer pour mieux investir
Un DOGE progressiste inverserait le paradigme libertarien : l’efficacité n’y serait pas synonyme de retrait mais de réallocation stratégique.
Cette approche défend la tradition européenne d’un État-providence social-démocrate — mais l’actualise après quatre-vingts ans de bureaucratisation.
Elle s’oppose à l’austérité technocratique 9 mais cherche à maximiser l’utilité sociale de chaque euro public avec la même obsession que celle des libertariens et des droites populistes quand ils s’emploient à détricoter le modèle social européen.
Weber rappelait que la rationalité bureaucratique, si elle n’est pas réorientée par une finalité politique claire, devient purement procédurale. Le DOGE progressiste vise précisément à réintroduire un principe de finalité — qualité de vie, cohésion sociale, transition écologique — dans la rationalisation administrative.
La méthode ne surprendra personne :
- Auditer l’action publique pour redéployer les fonds plutôt que les couper (identifier les dépenses peu utiles, simplifier drastiquement les structures administratives pour dégager des marges, supprimer les programmes « vitreux » à l’impact social faible) ;
- Réinvestir massivement dans les fonctions vitales (santé de proximité, éducation, logement et mobilité verte) ;
- Mesurer l’impact social réel (indicateurs de satisfaction, accès aux droits, égalité territoriale et budgets pilotés par objectifs qualitatifs plutôt que par reconduction mécanique) ;
- Utiliser la technologie pour simplifier (guichets uniques numériques, IA pour les tâches répétitives, open data pour la transparence et l’évaluation), sans dépendance aux technologies étrangères et avec l’objectif sincère d’augmenter l’accès aux droits.
Si ces intuitions ne sont pas nouvelles, le niveau d’ambition, la centralité dans le discours et la radicalité de la mise en œuvre doivent l’être.
Soyons clair : le chantier est titanesque.
Il nécessite des transformations majeures des administrations et des opérateurs, qui ne seront pas sans conséquences sur les agents du service public — électorat traditionnel de la gauche et du centre.
Cela implique d’assumer un double mouvement : réorganiser, simplifier, parfois supprimer des structures devenues inefficaces — tout en réaffirmant la valeur et la mission des agents publics. Il faudra leur offrir des perspectives claires, de nouvelles compétences, une reconnaissance du service rendu et des parcours professionnels adaptés. Sans cette dimension sociale et politique, la réforme risquerait de n’être perçue que comme un nouvel épisode d’austérité managériale. L’enjeu est de transformer en profondeur la machine administrative tout en réconciliant les agents avec une idée exigeante mais positive du service public : utile, efficace et centré sur l’impact social. Une large partie d’entre eux y est prête.
Au cœur de ce projet se trouve la réhumanisation des services publics.
Les enquêtes de satisfaction montrent qu’appeler une administration ou obtenir un rendez-vous physique est souvent un parcours d’obstacles : files d’attente téléphoniques interminables, plateformes saturées, rendez-vous indisponibles pendant des semaines, absence de suivi personnalisé.
La numérisation massive des démarches a amélioré l’accès pour beaucoup, mais elle a aussi créé une fracture pour ceux qui ne maîtrisent pas les outils digitaux ou se sentent abandonnés face à des interfaces impersonnelles et complexes.
Le rapport direct avec un agent compétent, capable d’expliquer, d’orienter et surtout d’adapter la règle au cas concret, demeure essentiel pour restaurer la confiance.
Un DOGE progressiste viserait donc à réinventer la présence humaine là où elle compte.
Si Elon Musk a progressivement pris ses distances avec le DOGE, c’est d’abord parce qu’il s’est heurté à une réalité que son imaginaire entrepreneurial avait sous-estimée : un État n’est pas une start-up. La promesse d’optimiser en quelques mois l’appareil administratif s’est heurtée à la complexité des chaînes de décision, à l’enchevêtrement des compétences fédérales et locales, aux contraintes juridiques et constitutionnelles.
À cela se sont ajoutées des résistances internes massives. C’est tant mieux, mais cela souligne aussi l’ampleur des obstacles qui attendent un DOGE progressiste. Aussi de la démarche initiale ne faut-il retenir que la volonté de changement — pas le fantasme de disruption rapide.
Un DOGE progressiste inverserait le paradigme libertarien : l’efficacité n’y serait pas synonyme de retrait mais de réallocation stratégique.
Alexandre Pointier
Certains à gauche objecteront que les mots d’« audit », d’« évaluation » ou de « performance » sont ceux du management libéral et du New Public Management ; mais c’est précisément parce que ces outils ont été laissés à une logique comptable qu’ils ont servi l’austérité. Rien n’interdit de les réinvestir politiquement.
Évaluer n’est pas réduire : c’est choisir lucidement où l’action publique change réellement la vie des gens.
Auditer peut être un acte de justice sociale s’il s’agit de supprimer des dépenses captées par des insiders — les bénéficiaires établis du système — pour les redéployer vers la santé, l’école, le logement.
Le vrai clivage n’est pas entre efficacité et solidarité, mais entre un usage technocratique des indicateurs pour couper à l’aveugle dans les dépenses, et un usage démocratique pour rendre l’État plus juste, plus lisible et plus puissant là où il est attendu.
Il va de soi qu’un DOGE progressiste aurait par ailleurs comme effet collatéral de renforcer le consentement à l’impôt des plus riches.
Le modèle de « high tax, high trust » des pays nordiques fonctionne car les citoyens voient un retour direct, visible et équitable : écoles performantes, soins de qualité, administration simple. Les travaux académiques démontrent que la perception d’un État impartial et efficace explique l’acceptation fiscale élevée 10.
Un tel projet doit aussi se penser à l’échelle européenne.
C’est, de tous les niveaux de gouvernance, le plus complexe à réformer — mais aussi celui où le besoin de clarté et de cohérence est le plus urgent. L’Union devrait devenir un outil commun d’évaluation, de coordination et de transparence, capable de mesurer l’impact réel des politiques publiques financées par les fonds communautaires selon un critère unique : l’amélioration concrète de la vie des citoyens européens.
Cela suppose une réforme profonde des règles budgétaires, distinguant les dépenses productives — éducation, innovation, infrastructures vertes — des dépenses d’inertie, comme le recommande Mario Draghi dans son rapport sur la compétitivité 11.
Au-delà des chiffres, il s’agit de cultiver une obsession du bon usage de chaque euro européen, de garantir la simplicité d’accès pour les bénéficiaires des services financés et la lisibilité pour les contribuables.
L’Europe pourrait ainsi s’émanciper de son rôle de gardienne des équilibres comptables pour devenir l’architecte d’un État social continental : protecteur, efficace et ambitieux.
*
L’Union est prise dans un étau.
Dans presque tous les pays, le débat public se fige entre austérité et relance, entre réduction et dépense.
Pendant ce temps, le modèle social se fissure, la confiance s’érode, la tentation du dégagisme grandit — dans un grand contexte où Washington rejoint Moscou pour pousser au changement de régime sur le continent.
Accélérer l’État pour l’actualiser.
Voilà peut-être la dernière utopie raisonnable : une réforme d’une exigence et d’une ampleur inédites — non pas paramétrique, mais radicale, avec un seul objectif : l’utilité publique.
Une réforme plus exigeante qu’une énième mesure fiscale ; plus éprouvante que la simple indignation ; plus engageante qu’un plateau de télévision.
C’est un programme à part entière ; pour la décennie qui vient, il aura suffi ici d’énoncer quelques lignes d’un manifeste.
Sources
- Fred Turner, Le cercle démocratique : le design multimédia, de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques, Caen, C&F Éditions, 2016.
- Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.
- Voir Thomas Piketty, L’Économie des inégalités, Paris, La Découverte, 2015.
- Institut Paul Delouvrier, Les services publics vus par les Français et les usagers, 2023.
- Sondage de l’IFOP, 2023.
- Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013 ; Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, Le Triomphe de l’injustice, Paris, Seuil, 2020.
- Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Marseille, Agone, 2013.
- Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019.
- Mark Blyth, Austerity. The History of a Dangerous Idea, Oxford, Oxford University Press, 2013.
- Voir notamment les travaux de Bo Rothstein, notamment Restructuring the welfare state : Political Institutions and Social Change, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002 ; et, du même, The Quality of Government : Corruption, Social Trust and Inequality in International Perspective, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
- The future of European competitiveness, Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2025.