Littérature

László Krasznahorkai : un texte du prix Nobel de littérature 2025

« Tous étaient des chevaliers de la brume, tous étaient enfermés dans une étrange, insaisissable existence en suspens, mais tout ceci n’était que l’arrière‑plan de quelque chose d’autre, quelque chose de plus fantasmagorique, de plus inexplicable, de plus indéchiffrable que tout ce qui existait sur la terre d’Europe centrale. »

Image
© Déri Miklós

I.

Un petit garçon marche dans la rue, avance sur les pavés en béton en suivant une méthode particulière. En l’observant de plus près, on voit qu’il ne pose le pied que sur un pavé sur deux, seulement les pairs, et fredonne quelque chose. Un petit garçon : blond, avec de grandes oreilles, très maigre. Il porte un survêtement, haut de survêtement bleu, bas de survêtement bleu, son préféré : à l’intérieur de l’ourlet de la taille du pantalon, une petite poche secrète contenant son plus précieux trésor. Un sac à provisions vide dans une main, dans l’autre, de l’argent, la somme précise dont il a besoin : on l’a envoyé à l’épicerie pour acheter de la levure et du sucre vanillé. Il marche, fredonne, visiblement absorbé par sa marche : tête baissée, le corps penché en avant, il a les yeux fixés sur les pavés en béton, pour ne marcher que sur les pairs.

S’il voit quelqu’un arriver de loin, il préfère s’arrêter longtemps à l’avance et attendre que la personne passe, tant il a peur de se tromper. Il est blond, très maigre, il a de très grandes oreilles, et des yeux bleus. Les pavés en béton du trottoir sont trop grands pour lui, il est obligé d’allonger le pas pour ne pas se tromper. Puisque seuls les pairs comptent, l’impair entre deux pairs : interdit.

II.

Car au commencement, il y avait M. Kerekes, le cordonnier et sonneur de cloches roumain, un petit bonhomme grassouillet, qui, chaque jour, vers six heures du soir, sortait de chez lui, se rendait place Maróthy et, la tête rentrée dans les épaules, filait, avec son inimitable démarche chaloupée, devant la fenêtre du presbytère, entrait dans l’église orthodoxe, et grimpait dans la pénombre naissante les étroites marches de l’escalier jusqu’au clocher, où il sonnait les cloches.

Car au commencement, il y avait M. Csiszár, le réparateur de stylos à encre, qui, tous les matins, à huit heures pétantes, levait le rideau de fer de son atelier situé juste derrière le statue de Ferenc Erkel, l’auteur de l’hymne national hongrois, jetait un œil sur la petite vitrine, histoire de vérifier que tout était bien à sa place, qu’aucun stylo plume ou qu’aucune boîte de crayons n’avait bougé pendant la nuit, après quoi il entrait dans la boutique, s’installait sur une chaise spécialement adaptée à sa morphologie, autrement dit, dont on avait rembourré et découpé le dossier à hauteur de sa bosse, puis, une fois assis, il allumait une cigarette, une Terv, sa marque préférée, soufflait longuement la fumée en l’air, d’un geste brusque éteignait l’allumette, et par ce geste annonçait à la ville qu’il était ouvert, et que l’on pouvait venir faire réparer son stylo.

Car au commencement, il y avait Lajos Márkizay, le jeune professeur de physique et mathématiques, un homme séduisant qui, tous les vendredis, vers trois heures de l’après‑midi, emmenait l’une de ses élèves, une jouvencelle témoignant de l’intérêt pour les échecs, dans l’Observatoire situé en haut du château d’eau, où ils s’adonnaient à leur passion, après quoi, aux alentours de six heures du soir, ils se penchaient à la fenêtre de la tour et, satisfaits, en se souriant, ils se disaient : en bas, tout est trop bruyant, il n’y a qu’ici, tout là‑haut, qu’on peut avoir le silence nécessaire pour jouer aux échecs.

Et il y avait le docteur Petróczky, un ivrogne obèse incapable d’aligner plus de deux mots pour rassurer les malades, y compris les enfants en pleurs tremblant de fièvre, et qui devait surtout sa notoriété au fait que, en dépit de tous les conseils bienveillants et de toutes les suppliques, il faisait sa tournée de visites à domicile sur une motocyclette de marque Csepel, en conséquence de quoi il ne se passait pas une semaine sans qu’il finisse dans le fossé, puisque sa motocyclette de marque Csepel, bien qu’ayant grandi avec son propriétaire, s’avérait incapable, compte tenu de la dangerosité des routes, de maintenir son compagnon, perpétuellement ivre, en position de parfaite stabilité sur sa selle, si bien que le docteur ne pouvait que sauter, glisser, bondir, gicler de sa selle pour aller rejoindre les fossés, fourrés et autres ravins, autrement dit, la terre ferme.

Et il y avait Gyula Kovrig, le prêtre catholique d’origine arménienne, qui ne s’intéressait qu’à une seule chose dans la vie, la philatélie : les étagères de la bibliothèque en chêne vitrée de la salle d’accueil du presbytère étaient entièrement garnies d’albums de timbres, et il tenait une correspondance avec soixante‑trois pays importants sur le plan philatélique, afin d’échanger de temps en temps quelques pièces rares de sa collection pour d’autres pièces, plus rares encore.

Et il y avait M. Ocsi, le gérant de la pâtisserie Szazéves, un homme grand et mince, à la démarche rapide et de nature anxieuse, le roi des gâteaux et des caramels, qui ne pouvait trouver de calme que lorsqu’il pouvait se libérer de ses gâteaux et caramels, le matin, avant l’ouverture, et le soir, après la fermeture, quand il sautait sur la selle de son vélo, un rutilant vélo de compétition de marque tchécoslovaque, et, vêtu du maillot rose dans lequel il avait gagné dans sa jeunesse une course nationale d’amateurs, pédalait, parfois des heures durant, vers une ligne d’arrivée imaginaire.

Et il y avait Kálmán Nemes, l’authentique aventurier de Gyula, qui après de longues années de bourlingage, était rentré du Brésil au bras d’une magnifique épouse noire, Nadir, qui affola la ville pendant des mois, voire des années : les deux époux s’étripaient régulièrement, pratiquement une fois par semaine, et à la stupéfaction et à la consternation générales de la ville de Gyula, passaient des nuits entières à se castagner et à se hurler dessus dans une langue non identifiable, en l’occurrence le brésilien, pour, au petit matin, se calmer subitement, sans que personne ne comprenne ce qui s’était passé, puisque que pouvait‑on savoir, à Gyula, de la nature de la passion exotique.

Et il y avait M. Turai, le petit tailleur de Romanváros, qui pour réfréner son insatiable respect envers la gent féminine se plongea corps et âme dans la philosophie ésotérique, et devint ainsi le chéri de ces dames, car pour obtenir ce résultat, devenir le chouchou des femmes de Gyula, il avait suffi à M. Turai de leur faire sentir qu’avec les discours étranges, emplis d’autosatisfaction, qu’il leur débitait tout en prenant leurs mensurations, il cherchait seulement à leur adresser des compliments sincères et inconditionnels, et elles se fichaient royalement de ne pas comprendre un traître mot du contenu, direct et grossier en surface, de son message puisque, à titre d’exemple, qu’avait à faire une femme de Gyula d’une question du genre : y a‑t‑il un gouffre infranchissable entre Martin Buber et Angelus Silesius, ou bien entre Nostradamus et Rosenzweig ?

Et il y avait les autres chevaliers de la brume.

M. Halmai, le coiffeur de la place Maróthy, qui se déplaçait en charriant derrière lui un épais nuage de parfums, et n’avait de cesse d’expliquer que ce n’était pas

de son fait, mais le fruit du hasard, consécutif à sa profession. Ou M. Fodor, le dératiseur, avec son chien, un bâtard sans âge, court sur pattes, qui traînait son ventre par terre en couinant, et cherchait sans cesse à capter le regard des gens avec ses propres yeux vitrifiés par la cataracte, faisant peur à tout le monde ; et puis Füredi, le marchand de tabac, avec sa légion de petits soldats en plastique et son regard sévère, qui de temps à autre fermait leur clapet aux hordes de gamins turbulents qui faisaient la queue devant son magasin ; et puis Béla Szabó, le chantre de Németváros, avec ses six magnifiques filles qui, toutes venues au monde avec des dons exceptionnels pour la musique, avaient grandi dans une maison où le temps n’existait pas, où personne, aucun ami ou parent, ne mettait jamais les pieds, mais où la musique de Corelli, de Vivaldi, de Lully ou de Bach filtrait à travers les fenêtres toujours fermées et se répandait dans la rue principale du quartier de Németváros — tous étaient des chevaliers de la brume, tous étaient enfermés dans une étrange, insaisissable existence en suspens, mais tout ceci n’était que l’arrière‑plan de quelque chose d’autre, quelque chose de plus fantasmagorique, de plus inexplicable, de plus indéchiffrable que tout ce qui existait sur la terre d’Europe centrale.

Crédits
Extrait de « Muet face au sourd » de László Krasznahorkai, traduit par Joëlle Dufeuilly.
In Le Grand Tour, sous la direction d’Olivier Guez, publié aux éditions Grasset & Fasquelle.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2022.
En accord avec l’agence Rogers, Coleridge & White.
Le Grand Continent logo