Cet échange est la transcription éditorialisée d’un panel dans le cadre du Warwas Security Forum, dont la revue est partenaire.
La question de l’utilisation des actifs gelés de la Russie est au cœur du débat européen ces jours-ci. Le chancelier allemand Friedrich Merz a suggéré dans les pages du Financial Times qu’ils devraient être utilisés au titre d’un « prêt de réparation ». Êtes-vous d’accord avec cette proposition ?

Nous disposons de milliards d’actifs russes gelés et il est de notre devoir de les utiliser pour reconstruire l’Ukraine.
Si certains pays ont pu avancer des arguments contre cette idée, il semble désormais que la Commission européenne ait réussi à proposer une solution qui permettra à la fois d’utiliser ces actifs pour l’Ukraine dès maintenant et de dissiper toute difficulté juridique concernant leur régime.
L’argent et la question du financement jouent-ils désormais un rôle aussi important que la dimension militaire dans la guerre et la défense de l’Europe ?

JENS STOLTENBERG La défense et les finances sont étroitement liées pour plusieurs raisons.
D’abord, parce qu’une économie dynamique et forte est une condition préalable à la sécurité et à la sûreté des sociétés : historiquement, l’OTAN n’a pas gagné la guerre froide par des victoires militaires sur les champs de bataille mais parce que nos économies étaient plus fortes et plus compétitives que celle de l’Union soviétique. C’est parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de poursuivre la Guerre froide que l’Union soviétique a été dissoute. Face au Pacte de Varsovie, l’OTAN l’a emporté car elle était de fait composée d’économies plus fortes.
Dans le même temps, les instruments économiques sont utilisés aujourd’hui pour contraindre les pays de l’OTAN.
À long terme, s’endetter n’est pas viable : une économie forte et une croissance élevée sont le moyen de financer une défense solide.
Jens Stoltenberg
L’exemple le plus flagrant est la manière dont la Russie arsenalise le gaz dans le cadre de son invasion à grande échelle de l’Ukraine — nous devons d’ailleurs à tout prix éviter de nous mettre dans la même situation avec la Chine en devenant trop vulnérables et dépendants des minéraux critiques ou de la technologie chinoise. L’économie est donc d’abord importante pour ne pas devenir une cible d’acteurs coercitifs.
Enfin, avoir une économie forte est nécessaire pour financer la défense.
Nous venons de discuter avec le ministre Domanski du défi que représentent les dépenses de plus en plus importantes des alliés de l’OTAN en matière d’intérêts sur la dette par rapport à celles consacrées à la défense.
À long terme, s’endetter n’est pas viable : une économie forte et une croissance élevée sont le seul moyen de financer une défense solide.
Les ministres des Finances jouent donc un rôle de plus en plus important dans ce domaine.

Pensez-vous qu’il faille faire peser le poids du financement de la défense sur des budgets nationaux déjà très contraints — ou est-il temps d’ouvrir une discussion sur l’endettement commun ?
ANDRZEJ DOMANSKI La sécurité étant un bien commun, notre réponse doit être commune.
Nous sommes heureux que la Pologne en soit d’ailleurs bénéficiaire — puisque l’Union lui prêtera jusqu’à 43 milliards d’euros pour sa défense.
Il faut ensuite financer celle-ci à partir du budget national.
C’est la raison pour laquelle nous demandons à nos amis européens de dépenser davantage pour la défense. Pays par pays, c’est ce qui est en train de se produire.
En ce qui concerne les emprunts communs, il nous faudra un consensus. Or certains pays importants en Europe y sont fermement opposés.
Pour l’instant, l’Allemagne n’y est pas prête.
C’est vrai. Cela dit, notre devoir est d’y réfléchir encore et de plaider en faveur de cette solution. Telle est notre position.
Lorsque nous examinons le nouveau budget de l’Union, nous constatons que les dépenses consacrées aux technologies à usage dual — et à la défense au sens large — augmentent. Nous voyons bien que la Commission européenne partage notre position et, grâce aux discussions que nous menons avec elle, nous sommes vraiment optimistes quant à l’avenir.
Nous sommes heureux que de plus en plus de partenaires européens déclarent qu’ils augmenteront leurs dépenses aux États-Unis.
Andrzej Domanski
Pendant la présidence tournante de la Pologne, vous avez réussi à faire accepter l’idée qu’il devrait y avoir une exception à la règle européenne limitant à 3 % du PIB le déficit des États membres. Le Premier ministre grec a déclaré récemment que la question de la dette commune était un sujet délicat mais qu’il lui semblait qu’une telle mutualisation faisait de plus en plus consensus. Est-ce également votre sentiment ?
En ce qui concerne les règles budgétaires de l’Union, nous sommes tout d’abord sensibles à l’existence d’une clause dérogatoire qui nous permet de dépenser davantage. Cela étant dit, la dette est la dette et le déficit est le déficit. Un jour ou l’autre, l’argent emprunté devra être remboursé. Il y a donc, bien sûr, des limites à ces instruments.
En ce qui concerne les achats groupés, nous sommes fiers du montant que nous dépensons pour la défense, près de 5 % de notre PIB. Mais la manière dont nous dépensons cet argent est peut-être encore plus importante. Cela contribue-t-il à renforcer l’économie européenne ? Pour moi, il est essentiel que chaque zloty et chaque euro soient dépensés de manière à créer des emplois en Pologne et dans l’Union.
Il ne s’agit pas seulement d’une question économique. Il en va de la sécurité à long terme de notre continent.
Vous êtes ministre d’un pays européen qui n’est pas membre de l’Union. Partagez-vous l’idée que la défense européenne devrait dépasser le cadre de l’Union pour s’étendre à tout le continent ?
JENS STOLTENBERG Je pense que l’Union a un rôle très important à jouer pour aider à renforcer l’industrie européenne de la défense.
La fragmentation de cette industrie est en effet un obstacle majeur à la réduction des coûts et à l’utilisation des économies d’échelle, ainsi qu’à l’innovation et à l’augmentation des dépenses de défense parmi les alliés européens.
Mais l’Europe ne se limite pas à l’Union. Celle-ci compte environ 450 millions d’habitants ; les pays européens membres de l’OTAN 600 millions. S’il y a ainsi plus d’Européens dans l’Europe que dans l’Union, c’est parce que s’y ajoutent des pays comme le Royaume-Uni, la Turquie, la Norvège et d’autres.
L’Union est très importante ; je suis favorable à l’intégration de mon pays — j’ai d’ailleurs tenté de convaincre les Norvégiens de la rejoindre lors d’un grand référendum en 1994, que j’ai perdu — mais l’Union ne peut pas remplacer l’OTAN pour assurer la sécurité du continent. D’une part parce qu’il y a plus d’Européens dans l’OTAN que dans l’Union européenne, mais aussi parce que, si l’on examine les dépenses totales de défense de l’OTAN, 80 % proviennent d’alliés non membres de l’Union — des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et d’autres pays.
Troisièmement, si l’on considère la géographie, il faut compter avec la Turquie, qui joue un rôle essentiel pour le flanc sud dans la lutte contre le terrorisme — une dimension clef pour la sécurité de l’Union ; il faut aussi pouvoir compter, au Nord, avec des pays comme la Norvège et l’Islande. Malgré leurs tailles, ils sont extrêmement importants pour le lien transatlantique et pour protéger l’Atlantique Nord. À l’ouest, vous avez bien sûr les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni.
L’Union est donc clef — mais ne nous y trompons pas : le format pertinent pour protéger l’Europe, c’est l’OTAN.
Il y a plus d’Européens dans l’OTAN que dans l’Union européenne.
Jens Stoltenberg
L’Union a ouvert le programme SAFE à certains pays comme la Norvège. Pensez-vous qu’elle devrait étendre cette possibilité aussi à d’autres programmes ?
Je pense que la meilleure façon de s’intégrer à l’Union est d’y adhérer.
Mais nous sommes dans des démocraties : ce sont les citoyens qui décident. Au Royaume-Uni, ils n’étaient pas d’accord avec la présence du pays dans l’Union ; ils ont voté pour la sortie.
La Norvège est le seul pays au monde à avoir négocié un traité d’adhésion avec l’Union non pas une, mais deux fois, en 1972 et en 1994 ; à deux reprises, les Norvégiens l’ont rejeté. J’ai été lors de ces deux occasions du côté des perdants.
Je suis favorable à une forme d’élargissement, mais la vraie question est de convaincre le peuple norvégien, le peuple britannique et tous ceux qui ne sont pas encore convaincus. À ce stade, nous devons simplement accepter le fait que certains grands pays européens comme la Norvège, l’Islande et le Royaume-Uni resteront en dehors de l’Union, que cela nous plaise ou non.
Partant, il faut trouver des moyens de travailler ensemble.
De nombreux programmes de l’Union sont ouverts et intègrent de nombreux pays extérieurs ; je crains pourtant que la multiplication de nouveaux programmes ne crée de nouvelles barrières entre les membres de l’Union et les membres de l’OTAN n’appartenant pas à l’Union. Ce n’est pas une bonne chose. Car il faut exploiter pleinement le potentiel d’une économie transatlantique, pour la rendre dynamique et prospère.
C’est aussi pourquoi je suis préoccupé tant par les droits de douane que les États-Unis imposent aux produits européens que par toute nouvelle mesure prise par l’Union qui pourrait créer de nouvelles barrières entre celle-ci et les alliés de l’OTAN qui n’en sont pas membres.
La libre concurrence, l’innovation et l’industrie de défense renforceront nos économies.
Serait-ce une erreur de ne pas permettre aux États non membres de l’Union de participer à ces programmes dans la même mesure que les États membres ?
Je le pense. Il y aura toujours des différences entre les membres de l’Union et les pays non membres — par exemple en ce qui concerne certains processus décisionnels. Je comprends également qu’il existe certains défis en matière de financement conjoint.
Je ne dis pas qu’il devrait y avoir une égalité totale, mais nous devrions examiner les détails de certains de ces programmes plutôt que de créer de nouvelles barrières à l’entrée. Ce serait préjudiciable pour les deux parties alors nous devons travailler ensemble. Nous avons gagné la Guerre froide parce que nous croyions au libre-échange et à l’ouverture des économies : nous ne devrions pas aujourd’hui fermer nos économies, car cela nuirait à la compétitivité de l’industrie de la défense, mais aussi de l’industrie en général.
En Islande, le débat sur l’adhésion à l’Union a bougé. Pensez-vous qu’une telle dynamique soit possible en Norvège ?
Notre nouveau gouvernement a clairement indiqué qu’il souhaitait organiser un référendum sur l’adhésion à l’Union.
En tant que fervent partisan et défenseur de celle-ci, je me réjouirais si mon pays s’engage sur cette voie. Vouloir organiser un référendum est une chose, le remporter et négocier une adhésion viable en est une autre.
L’Espace économique européen regroupe trois pays avec ceux de l’Union : la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein. Ceux-ci sont aussi membres de l’AELE, qui est pleinement intégrée au marché intérieur européen : toutes ses directives et réglementations s’appliquent à nous.
J’aurais préféré que nous soyons membres à part entière de l’Union. Mais l’AELE est la seule institution internationale où la Norvège est une superpuissance.
Si nous étions un État membre de l’Union, tout serait beaucoup plus simple. En matière commerciale par exemple, ce serait une très bonne chose que la Norvège soit présente à la table des négociations.
Andrzej Domanski, de nombreuses entreprises du secteur en Europe estiment qu’il faudrait mettre en place une préférence européenne. Êtes-vous d’accord ?
ANDRZEJ DOMANSKI La Pologne se trouve dans une situation très particulière : c’est maintenant que nous avons besoin d’équipements.
Nous ne sommes pas prêts à attendre dix à quinze ans pour que l’industrie européenne de la défense se développe complètement.
Cela dit, la création et la mise en place d’une industrie de la défense polonaise forte — comme d’une industrie européenne forte — est notre priorité absolue.
C’est pourquoi, dans le cadre du programme SAFE, ce sont les achats européens et les achats groupés qui sont privilégiés ; les achats groupés permettent de faire baisser les prix moyens.
Il nous est urgent d’acheter aujourd’hui un grand nombre d’équipements.
L’AELE est la seule institution internationale où la Norvège est une superpuissance.
Jens Stoltenberg
À ce stade, vous vous souciez donc davantage de la rapidité de livraison que de l’origine de l’arme.
Nous avons besoin des deux.
La Pologne occupe une position géographique très particulière, nous ne pouvons donc pas attendre.
Bien sûr, en tant que ministre des Finances de la Pologne, je préfère acheter des produits polonais et je souhaite renforcer l’économie européenne, avec laquelle nous entretenons des relations économiques étroites ; mais nous avons besoin d’équipements dès maintenant.

Jens Stoltenberg, votre pays se trouve à cet égard dans une situation particulière. Vous disposez d’un fonds souverain très important — qui rapporte énormément d’argent. Pensez-vous que ce fonds pourrait jouer un rôle plus important ?
JENS STOLTENBERG Nous ne sommes pas un fonds stratégique qui investit dans de grandes entreprises mais un petit fonds qui investit dans 8 000 à 9 000 entreprises à travers le monde. C’est une façon de minimiser les risques tout en maximisant les rendements ; cela reste notre stratégie.
Cela étant dit, le Fonds génère des revenus pour l’État norvégien et nous ne dépensons pas la mise de fonds initiale — uniquement les rendements financiers que nous en tirons.
C’est là toute la beauté du fonds souverain norvégien.
Ce rendement permet à la Norvège d’investir dans de nombreux domaines, comme la défense.
Nous consacrons désormais plus de 3 % de notre PIB à celle-ci surtout grâce au rendement du fonds souverain.
Pratiquement aucun autre pays au monde n’apporte un soutien plus important à l’Ukraine si l’on raisonne en termes de PIB par habitant : le budget norvégien consacre 7 milliards d’euros à l’aide à l’Ukraine.
La défense de la Pologne, c’est un investissement sûr.
Andrzej Domanski
La Norvège est aujourd’hui le seul pays au monde — à l’exception du Luxembourg — à consacrer plus de 1 % de son PIB à l’aide au développement. Le fonds nous permet d’investir et nous continuerons à le faire.
Si vous voulez dépenser davantage grâce aux revenus du fonds, vous devez soit réduire d’autres dépenses, comme celles consacrées à la santé, ce qui est difficile, soit emprunter, ce qui est dangereux à long terme, soit augmenter les impôts.
Je ne donne pas de conseils, mais en Norvège, nous avons des impôts plus élevés que la plupart des pays européens, bien que nous tirions des revenus du pétrole et du gaz.
C’est pourquoi nous avons ce fonds. Nous avons maintenu des impôts élevés, économisé l’argent provenant des activités pétrolières et gazières, et nous pouvons maintenant utiliser ces revenus. Ce n’est pas le fruit du hasard, mais d’une décision qui nous a permis d’économiser en maintenant des impôts élevés. Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est possible.
Pour poursuivre sur le thème du retour sur investissement, lors du sommet de l’OTAN, tous les Alliés ont convenu de porter à 5 % de leur PIB leurs dépenses en matière de défense. Lors de ce sommet — organisé sur mesure pour les États-Unis — toutes leurs conditions ont été acceptées. Pensez-vous que les États-Unis viendront réellement au secours de l’Europe si cela s’avère nécessaire et s’ils sont engagés envers l’OTAN ? Était-ce un bon investissement de votre part ?
ANDRZEJ DOMANSKI Les États-Unis sont notre allié le plus puissant et le plus proche.
Cet investissement dans la sécurité est très rentable.
Les États-Unis sont donc pour vous le principal partenaire en matière de défense.
Comme je l’ai dit, nous avons besoin de capacités ici, dans l’Union. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux éléments. Bien sûr, l’accord commercial avec les États-Unis a été difficile.
L’accord prévoit en effet le triplement des droits de douane…
Et pourtant nous sommes heureux que de plus en plus de partenaires européens déclarent qu’ils augmenteront leurs dépenses aux États-Unis.
Jens Stoltenberg, après tous les compromis qui ont été faits, pensez-vous que les États-Unis soient vraiment engagés envers l’OTAN ?
JENS STOLTENBERG L’augmentation des dépenses de défense est le bon remède, quelle que soit la manière dont on regarde la situation. C’est une stratégie où l’on ne regrette rien. Soit vous pensez que les États-Unis resteront engagés envers l’OTAN, et dans ce cas, il est juste d’investir dans la défense. Soit vous pensez qu’ils se désengagent et dans ce cas, augmenter les dépenses augmente aussi la probabilité que les États-Unis restent engagés. Cela renforce l’OTAN dans son ensemble.
Y croyez-vous vraiment ?
Oui ; du reste, si ce n’est pas le cas, il est encore plus important d’investir dans la défense européenne.
Quelles que soient vos convictions, quoi qu’on pense des États-Unis, il faut investir dans la défense.
ANDRZEJ DOMANSKI La Pologne est sans aucun doute le meilleur endroit où investir en Europe, non seulement parce que nous avons une économie très forte avec un taux de croissance du PIB de 3,5 %, mais aussi parce que nous sommes actuellement la troisième armée la plus puissante de l’OTAN ; la défense de la Pologne, c’est un investissement sûr.