Cet entretien, mené à Lviv au quatrième été de la guerre, clôt l’enquête au long cours de Fabrice Deprez sur la résistance ukrainienne « Portrait d’un pays déchiré — qui résiste ».

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Vous êtes historien. Vos travaux portent notamment sur la naissance de l’Ukraine en tant que nation. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation du pays ?

Vivre en Ukraine aujourd’hui, c’est être pris dans une montagne russe émotionnelle — en permanence.

Comme tout Ukrainien, je me sens tantôt déprimé, tantôt optimiste en fonction des circonstances.

Comme tout Ukrainien, je fais de mon mieux pour voir les choses du bon côté : ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.

Mais en tant qu’historien, c’est peut-être plus facile pour moi que pour beaucoup de mes concitoyens. Mon métier me donne le sens de la longue durée. Vues sous cet angle, les choses sont, je pense, favorables à l’Ukraine.

Pourquoi ?

Avec cette guerre, l’Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. 

Le fameux rousskiy mir dont parle Poutine à longueur de discours.

Je sais que beaucoup en Occident sont aveuglés par la beauté de la culture russe ; ce filtre les rend aveugles à l’autre face : une culture de violence, qui suit les Russes du berceau jusqu’au cercueil et qui domine ce monde

Or l’Ukraine vit dans ce monde, dans cet espace. 

Pour nous, la chance historique de rejoindre l’espace européen n’est pas importante simplement parce que l’Union possède un bien meilleur niveau de vie et une stabilité — c’est aussi parce qu’il s’agit d’une région du monde où la violence a été réduite à un niveau tolérable.

Ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.

Yaroslav Hrytsak

Nous savons à quel point la vie dans ce continent a pu être sanglante, combien de guerres l’ont déchiré. Mais on peut aujourd’hui difficilement imaginer une guerre entre la France et l’Allemagne ou entre la France et la Grande-Bretagne. C’est la plus grande réussite de ce projet. Elle est souvent sous-estimée. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine : je vois cette guerre comme une ultime tentative, une tentative finale de la Russie pour garder l’Ukraine sous son emprise. Le moment que nous vivons est celui où l’Ukraine affirme qu’elle veut quitter cet espace.

Qu’est-ce qui vous frappe particulièrement dans cette guerre ?

En termes démographiques, les pertes de l’Ukraine dans cette guerre sont déjà comparables à celles de notre pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Par chance, la majorité de ceux qui ne sont plus en Ukraine sont toujours vivants. Mais toujours est-il qu’ils ne sont pas là. L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.

Mais la guerre est aussi une période d’opportunités. Dans certains domaines, j’observe ainsi des transformations profondes.

Lesquelles, par exemple ?

Deux questions ont longtemps déchiré l’Ukraine : la langue et la question mémorielle.

Une partie de la population, notamment dans l’Est, avait une certaine sympathie — ou une empathie pourrait-on dire — pour la Russie, la culture russe. Cette réalité entraînait un débat important sur le statut de la culture et de la langue russes. Ce n’est plus le cas. C’est en partie dû au fait que nous avons perdu des territoires en Crimée et dans le Donbass, mais cela s’explique aussi par la réaction à l’agression de Poutine et notamment, de façon très concrète, à ses bombardements.

Prenez Odessa, une ville russophone. Aujourd’hui, cela nous semble évident, mais l’on n’aurait  jamais imaginé que la statue de Catherine la Grande pût être retirée alors même qu’elle est considérée comme la fondatrice de la ville. Cela s’est fait pourtant sans protestations.

Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de problèmes : la question linguistique est encore un sujet. Mais en temps de guerre, la question du statut de la langue russe n’est plus sur la table — personne n’ira en débattre.

Nous sommes à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, près de la Pologne. Comment la guerre est-elle ressentie ici ?

Le bâtiment où nous nous trouvons actuellement, sur le campus de l’Université catholique de Lviv, est un endroit particulièrement sûr.

Pourtant, si vous tournez votre regard dans le hall, tout près de l’entrée, la première chose que vous voyez est un tableau avec les noms des étudiants et des enseignants tués durant la guerre. Il y a plusieurs douzaines de lignes.

Il y a environ un an, l’une de mes étudiantes est morte avec sa mère et ses deux sœurs dans une frappe russe. Seul le père a survécu. Nous continuons à perdre des gens — et je ne parle pas seulement de ceux qui sont au front. Le sentiment constant de perte. Plus loin, en sortant de l’université, le cimetière s’agrandit constamment.

L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.

Yaroslav Hrytsak

Dans le deuil, nous avons pris conscience de la beauté de ce pays. 

Je me rappelle d’une discussion avec un officier aujourd’hui dans l’armée mais qui avait commencé dans les manifestations sur la place Maïdan. Il est désormais stationné dans le nord du Donbass. Je lui demandais ce qu’il ferait lorsque la guerre serait enfin terminée. Il me dit qu’il emmènerait sa femme et ses deux enfants en vacances dans le Donbass — précisément là où il était posté — parce qu’il n’avait jamais pris conscience à quel point la région était belle.

Quelles sont les références historiques qui s’imposent à vous pour décrire cette guerre ? En Europe occidentale, en France, en Allemagne, on pense souvent à la Première Guerre mondiale… Est-ce aussi la comparaison qui vous vient immédiatement à l’esprit ?

Oui. La guerre d’agression de Poutine a commencé par une tentative de Blitzkrieg. Si ce terme date de la Deuxième, la Première Guerre mondiale avait aussi démarré par une tentative de guerre rapide qui s’est transformée en une longue guerre de quatre ans. Nous sommes aujourd’hui dans la quatrième année.

Il y a toutefois une importante nuance : notre guerre, ce sont les tranchées plus les drones. La technologie a changé mais n’a pas réussi à transformer ce conflit en guerre de mouvement : il n’y a pas de percée, la ligne de front bouge lentement — certaines personnes ont calculé qu’il faudrait 100 ans à l’armée russe pour atteindre Kyiv à rythme constant.

La deuxième différence c’est l’échelle : nous n’avons en Ukraine pas d’opérations de très grande ampleur et de batailles impliquant des centaines de milliers d’hommes.

Nous sommes dans une guerre d’attrition, avec une logique différente : la défaite n’est pas définie sur le champ de bataille mais par l’opinion publique. Et la victoire dépendra de la capacité de la société à supporter le fardeau de la guerre. On sait désormais que cette guerre ne s’arrêtera pas en raison d’une victoire militaire mais par l’effondrement d’un côté ou de l’autre. Ceux qui ne pourront en supporter le coût s’effondreront — et ce sera la fin. 

Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?

Je suis optimiste : malgré les pertes, malgré les tensions, l’Ukraine ne s’effondre pas et pourrait encore tenir des mois, si ce n’est des années. Nous sommes dans une guerre très longue : une trêve est peut-être possible à court terme — mais pas la fin de la guerre. 

Comment expliquez-vous que la société ukrainienne parvienne à tenir aussi longtemps ?

Cela relève de quelque chose d’irrationnel qu’il est difficile de décrire. 

Essayons tout de même. 

Tout d’abord, les études historiques montrent que les sociétés qui ont une expérience de violence prolongée se montrent plus résilientes. L’Ukraine a cette expérience. Ce qu’elle a connu pendant une grande partie du XXe siècle l’aide, d’une certaine manière, à tenir. La survie est dans les mémoires de la majorité des Ukrainiens.

Mais la résistance de l’Ukraine repose aussi de manière très concrète sur une minorité de membres de la société civile issus de la classe moyenne urbaine. La première génération de ceux-là n’avait pas connu la violence ; la nouvelle génération la connaît : cette minorité décisive s’organise et se bat pour sa liberté.

Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?

Yaroslav Hrytsak

Combien de temps pensez-vous que la société ukrainienne pourra encore tenir ?

Je suis très prudent à ce sujet. Je me renseigne auprès d’experts, je les écoute, et la plupart d’entre eux disent que l’Ukraine peut tenir au moins six mois, si ce n’est plus longtemps. Nous ne savons pas vraiment. Nos perspectives et nos horizons sont très limités… 

Mais mon instinct me dit autre chose : qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui dépasse complètement notre compréhension. 

Je ne dis pas qu’un effondrement est impossible — il est toujours possible — mais il est impossible à prédire.

Même si notre destin dépend toujours beaucoup de nos alliés, nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.

Ne pensez-vous pas que cela entretienne du même coup l’illusion d’une société ukrainienne surhumaine — capable de tenir éternellement ou presque ? Quelles sont les conséquences d’une telle représentation ?

C’est une idée fausse, et dangereuse. 

L’Ukraine n’est pas surhumaine, mais elle vous fait gagner du temps. Et la question est de savoir de combien de temps vous avez besoin pour vous transformer, changer radicalement vos méthodes, surmonter l’inertie d’une époque révolue.

Pensez-vous qu’une réconciliation entre l’Ukraine et la Russie soit un jour possible ?

La réconciliation franco-allemande fut la pierre angulaire de la construction de l’Union européenne. 

Cette idée avait émergé pendant la guerre mais le critère central était qu’elle se fasse après Hitler. C’était un point crucial pour pouvoir penser à l’avenir — on ne peut guère envisager le futur avec un voisin belliqueux qui se considère en guerre éternelle contre vous.

Nous devons donc penser à la réconciliation entre la Russie et l’Ukraine — mais cela doit se faire sans Poutine. Nous devrons travailler avec ceux qui viendront après lui tout en étant conscients qu’il n’y aura probablement pas d’opposition démocratique. Il y aura sans doute après lui quelqu’un venant de son cercle proche — comme il y a eu Khrouchtchev après Staline.

Je pense qu’il faudra aussi attendre l’émergence d’une population qui aura une expérience différente du processus de démocratisation et qui sera capable de poser des questions difficiles à ses parents — exactement comme dans l’Allemagne dénazifiée.

Deux conditions préalables, donc, pourraient ouvrir la voie d’une réconciliation : une Russie sans Poutine ; et une nouvelle génération de Russes.

Quelle est à votre avis la plus grande singularité de l’Ukraine en tant que nation ?

La principale différence entre la Russie et l’Ukraine ne réside pas dans la langue ou la religion — à cet égard, ces deux pays ne sont pas particulièrement similaires, mais pas particulièrement différents non plus.

La principale différence réside dans leurs conceptions de la liberté et dans leurs traditions politiques respectives.

L’historien britannique Timothy Garton Ash fait remarquer que, dans la langue ukrainienne, le mot Volya a deux sens, celui de « liberté » et celui de « volonté » — le désir de liberté. Il me semble que c’est un excellent condensé de l’esprit ukrainien : un pays attaché à sa liberté mais qui a aussi la volonté de sauvegarder cette liberté. C’est un sentiment très européen, très occidental — pour moi, l’idée de liberté est clairement un concept de la pensée politique occidentale. C’est ce qui fait à mon sens de l’Ukraine un pays véritablement européen.

Nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.

Yaroslav Hrytsak

La liberté dont nous jouissons est le revers de la médaille de la violence. Fondamentalement, ce qui est en jeu, c’est le dirigeant et les limites posées à son pouvoir. Malheureusement, très souvent dans l’histoire russe, nous assistons à l’émergence d’un régime ou d’un dirigeant dont le pouvoir n’est ni limité ni contesté.

Qu’enseigne la longue durée sur ce point précis ?

L’Ukraine est souvent considérée comme étant à l’ombre de l’histoire et de la culture russes. D’un point de vue historique, c’est faux.

Le fait russe est relativement moderne en Ukraine et n’a jamais eu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’impact sur l’ensemble du pays. 

Pendant la majeure partie de son histoire, l’Ukraine a été beaucoup plus liée à l’Occident — quel que soit le sens qu’on donne à ce terme bien imparfait — qu’à la Russie.

Je ne prendrai qu’un exemple parlant. Quelle était la principale différence entre les princes de la Rus’ de Kiev et les dirigeants moscovites ? La plupart des mariages des princes de la Rus’ de Kiev furent conclus avec l’Europe : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède, la Hongrie, la Pologne. Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie de la Rus’ de Kiev étaient donc très enracinées dans l’Europe de l’époque.

Or pour une série de raisons — mais essentiellement du fait de sa géographie — la Russie ne l’était pas, au moins jusqu’à Pierre le Grand. 

L’idée d’un dirigeant qui exercerait ses pouvoirs sans limites était tout à fait étrangère à l’Ukraine. Et cette mémoire historique a été largement codifiée dans la littérature du XIXe siècle. Lisez Shevchenko et les grands poètes ukrainiens : ils critiquent la Russie non pas à cause de la langue — mais parce que celle-ci a privé les Ukrainiens de leur liberté.