Le texte suivant est un simple extrait d’une émission de radio diffusée sur Suspilne, la télévision et radio publique ukrainienne. « Héros » donne la parole à des soldats ukrainiens, et cette émission en particulier fut diffusée au mois de juillet. Je l’écoutais en quittant Kharkiv, en route vers Izioum, ville occupée plusieurs mois par l’armée russe et qui porte encore les séquelles de cette période. Serhii Douplyak est colonel dans le service des garde-frontières — qui combat sur la ligne de front — et engagé depuis 2014.

Serhii Douplyak

La motivation du soldat est [aujourd’hui] complètement différente. Quand les événements de 2014 se sont produits — la capture de territoires dans les régions de Louhansk et de Donetsk — pour beaucoup cela paraissait trop lointain. Ils pensaient : qu’ils restent là-bas, c’est loin. Nous, à Kyiv, à Khmelnytskyi, à Lviv, cela ne nous atteindra pas. Mais quand la menace est arrivée, quand elle était déjà près de Kyiv, près de Jytomyr, quand on creusait des tranchées près de Lviv, chacun a compris que ce n’était pas quelque chose de lointain, que cela pouvait arriver dès aujourd’hui. Alors, un peu, l’attitude des gens envers la guerre, envers la Russie et leurs actions a changé. (…)

Il est improbable que nous récupérions notre territoire seulement grâce à la bonne volonté des Russes et aux négociations. C’est pourquoi il faut se préparer et défendre notre terre, aider les gars qui, en ce moment, mènent des missions de combat, qui stoppent cette offensive. Nous devons tous comprendre que ces gars, qui sont maintenant en première ligne, ont eux aussi besoin de relève et qu’ils ont aussi besoin d’un peu de repos. (…)

On peut obtenir la victoire. Mais il nous faut la consolidation de toute notre société civile autour de cette victoire, la préparation à la résistance, la poursuite des combats. Même si certains ne sont pas des militaires, ils accomplissent eux aussi des tâches importantes ici, à l’arrière, mais chacun doit être capable, à tout moment, de se lever pour défendre [le pays]. Cela ne sera jamais de trop, car personne ne sait ce qui va arriver, ni si ce que nous vivons maintenant est le pire. Cela peut toujours être pire, même si, évidemment, on ne le souhaite pas. Mais nous devons être prêts, nous devons nous préparer. Soit nous défendons notre terre, soit nous restons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… 

Maria Koutnyakova

J’ai rencontré Maria Koutnyakova le 21 février 2022, quelques jours avant le début de l’invasion russe. Elle travaillait alors comme spécialiste en communications à 1991, un accélérateur de start-ups et espace de coworking installé au cœur de Marioupol. La discussion avait été brève, sidérante de banalité au regard de l’horreur que vivra Maria et le reste des habitants de Marioupol quelques jours plus tard. Aujourd’hui réfugiée en Lituanie, Maria a publié le texte suivant sur sa page Facebook le 18 mars dernier, trois ans exactement après les événements qu’elle y raconte. Elle avait alors 30 ans.

Le 18 mars 2022, nous étions dans le village de Melekine, non loin de Marioupol. La veille, nous y étions arrivés à pied et puis en voiture. À ce moment-là, des milliers d’habitants de Marioupol avaient déjà réussi à fuir la ville assiégée et bombardée par l’armée russe. Toutes les bases de loisirs, camps d’été, datchas et maisons villageoises étaient occupés.

Tout le monde se rendait à l’école et au conseil municipal. Il y avait des centaines de personnes à l’école : certains sortaient propres de leurs voitures, d’autres portaient des vestes brûlées et des vêtements sales. Les gens avec des enfants, des animaux, des valises. Surtout, il y avait du réseau ! Et aussi l’opportunité de recharger les téléphones. Cela semblait un miracle, car nous n’avions alors aucune nouvelle. Dans le vestibule, il y avait deux files, une pour brancher les téléphones et l’autre pour accéder à la cantine scolaire. À ce moment-là, nous n’avions pas bien mangé depuis le 10 mars, plus d’une semaine avec des rations froides et une eau limitée.

On nous a donné une assiette de ragoût, et aux robinets des toilettes, on pouvait remplir de l’eau froide. J’avais l’impression d’être au paradis. On pouvait même se laver les mains et le visage. Mais un bruit s’est fait entendre : il s’est avéré que la nourriture n’était pas distribuée à tout le monde, mais seulement à ceux qui payaient.

Un homme en civil est entré dans l’école, c’était un fonctionnaire local ou déjà un Russe. Il nous a tous ordonné de monter dans les bus pour Rostov [en Russie, ndlr], garés sur le parking. Immédiatement, nous avons compris pourquoi la directrice demandait aux gens de sortir. Certains ont couru directement vers les voitures, d’autres ont catégoriquement refusé, et certains se consultaient et hésitaient.

Nous (moi, ma mère, ma sœur et nos voisins) comprenions que nous ne pouvions pas aller à Rostov. Cela pouvait être un aller simple, mais où allions-nous dormir ? Dans la rue, dans le froid ? Alors nous avons commencé à téléphoner à tout le monde. J’ai ouvert la liste des contacts sur mon téléphone et j’ai commencé à appeler chacun par ordre alphabétique. Et j’ai réussi à contacter Tanya, qui nous a sauvés (je raconterai cela plus tard).

Pour une raison quelconque, je me suis bien rappelée cette directrice à la voix désagréable, qui se querellait à cause du ragoût et des meubles. Ça fait toujours mal quand cette insensibilité vient de nos propres gens. On attend tout des Russes, mais c’est cette pingrerie quotidienne qui touche au vif. Parfois, je me demande ce qu’il est advenu de cette école, si les meubles vont bien, comment va madame la directrice ? Mais je n’ai pas envie de penser trop à ce mal.

À l’école, nous avons rencontré un tas d’inconnus qui nous ont aidé. Une dame âgée a donné à ma sœur un mouchoir parce qu’elle avait le nez qui coulait. Une jeune fille inconnue a partagé un peu de savon liquide, et un homme nous a félicités pour être sortis de la ville en nous offrant une tablette de chocolat. Vous imaginez ce que valait cette tablette à ce moment-là ?

Nous avons aussi rencontré un garçon du théâtre, sa veste déchirée après un bombardement, qui avait un perroquet avec lui ! Sans cage, il était simplement posé sur l’épaule de ce garçon. « Quand ils nous ont frappés, la cage s’est renversée, et j’ai cru qu’elle était morte. Je l’ai appelé, et elle est sortie de nulle part pour se poser sur mon épaule. C’est comme ça que nous sommes venus ensemble ici ». 

Je la tenais dans mes mains pendant qu’il faisait la queue à la cantine.

Et même si cette école, ce vacarme effrayant de centaines de personnes perdues, les recherches, les appels et les cris rendent ces souvenirs très inconfortables, je me souviens surtout de ce perroquet dans mes mains — et de l’incroyable Tanya qui avait réussi à nous appeler et nous avait dit : « Masha, ne panique pas. Je vais tout organiser maintenant. » 1

Oksana Dovgopolova

Comment regarder son passé à la lumière de la guerre actuelle ? Cette question continue de traverser la société ukrainienne. Cet extrait d’une interview publiée dans la revue intellectuelle ukrainienne Ukraina Moderna résume particulièrement bien l’une de ces discussions qui entoure à Odessa la figure d’Alexandre Pouchkine. Oksana Dovgopolova est une chercheuse ukrainienne spécialiste des questions de mémoire. Elle répond ici à la question : « Quelles figures ou quels sujets historiques suscitent les plus grands débats ? »

Alexandre Pouchkine et Isaac Babel, ce sont autour de ces deux figures que se concentrent les débats les plus vifs. Le « Pouchkinopad » (la « chute des Pouchkines ») s’est bien sûr déroulé dans toute l’Ukraine depuis 2022 (il avait commencé plus tôt, mais c’est en 2022 qu’il a pris une ampleur massive). Odessa a besoin d’une réévaluation de la figure de Pouchkine, parce qu’en réalité, des arguments rationnels sont avancés des deux côtés. Le monument à Pouchkine à Odessa n’a pas été érigé par le pouvoir soviétique. C’est le cas, par exemple, du monument à Moukachevo, dont on ne sait pas très bien comment il s’est retrouvé là. Quand on voit Pouchkine à Moukachevo, on comprend que c’est un marquage clair de l’espace par le pouvoir soviétique.

Le monument de Pouchkine existe à Odessa depuis 1889, il avait été érigé avant la révolution des bolcheviks. Tout ce qui existait avant la révolution est considéré par la plupart des habitants d’Odessa comme plus naturel. Cette position était propre au public de la ville depuis l’époque soviétique : les habitants d’Odessa distinguaient et considéraient comme « normale » toute chose existant avant 1917. Ce paradigme continue de fonctionner. Dans cette optique, le monument à Pouchkine, érigé bien avant les bolcheviks, est perçu comme « bon ».

Il existe une légende selon laquelle les habitants de la ville ont eux-mêmes collecté de l’argent pour le monument, car les municipalités n’avaient pas fourni les ressources suffisantes. D’ailleurs, un des schémas récurrents de la mythologie urbaine d’Odessa est la conviction que la ville est faite par les gens, et non par les autorités. C’est pourquoi les gens défendent ce monument et disent qu’il est beau. D’ailleurs, il a été fabriqué à Odessa, et il existe de nombreuses histoires sur qui ont réalisé, par exemple, les fontaines et d’autres éléments du monument. Cela est étroitement lié à l’histoire de l’économie et de l’éducation à Odessa, c’est pourquoi les habitants protègent ces marqueurs de l’espace urbain.

D’un autre côté, la position de ceux qui disent qu’il est aujourd’hui impossible de conserver le monument à Pouchkine dans l’espace de n’importe quelle ville ukrainienne — peu importe comment il y est apparu — est tout à fait compréhensible, car il s’agit d’un marquage du pouvoir impérial soviétique et russe. Malheureusement, tout objet dans l’espace public continue d’être perçu exclusivement dans le contexte de la glorification d’un régime donné. L’idée qu’il soit possible de requalifier un objet n’existe pas — il n’y a pas d’exemples réussis. Et les gens ne parviennent pas à trouver une position commune parce que leurs points de vue diffèrent fondamentalement.

Maria Berlinska

En Ukraine, Maria Berlinska est une personnalité connue et clivante. Surnommée par les médias la « mère des drones » en raison du rôle qu’elle a joué depuis 2014 dans le déploiement de cette nouvelle arme au sein de l’armée, elle s’exprime depuis régulièrement pour critiquer ce qu’elle voit comme l’aveuglement de l’État, dans un discours marqué par l’amertume de quelqu’un qui pense avoir été trop longtemps ignoré. 

Elle est une représentante marquante de cette société civilo-militaire qui s’est déployée en marge de l’État pour mieux soutenir l’armée. Ce texte, l’un de ceux qu’elle publie régulièrement sur sa page Facebook, a été posté au moment où débutait à la Maison-Blanche la dernière rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky.

Je ne me considère pas comme une experte en politique internationale. Mais la situation dans laquelle on tente de nous placer est manifestement sans issue. En substance, on nous propose une paix temporaire au prix de nos intérêts.

« Renoncez à votre territoire, remettez à la Russie les millions de personnes qui vivent dans les territoires occupés, et alors, peut-être, vous aurez un long répit. Mais ce n’est pas certain. » La paix vous est garantie par une parole qui, en réalité, comme l’a montré le mémorandum de Budapest, ne garantit rien.

Où est aujourd’hui Clinton, qui était alors le garant en tant que président des États-Unis ?

Eh bien voilà. Nous garantissons que nous ne garantissons rien. Mais les soldats américains ont tout de même déroulé le tapis rouge, ils se sont inclinés devant un dictateur maniaque. Le leader du monde libre a serré la main du dictateur.

Et ce leader veut vraiment se faire passer pour un artisan de la paix. Pour mettre fin à une guerre qui n’aurait même pas commencé sous son mandat ! (Nous passerons sous silence le fait qu’elle était déjà en cours lors de son premier mandat.) Alors, cédez vos intérêts. Sinon, vous risquez de vous retrouver sans l’aide américaine. Tout court. 

Je ne suis pas enthousiasmée par bon nombre des décisions de nos dirigeants militaires et politiques.

Mais en ce moment, je souhaite sincèrement qu’ils réussissent.

Je n’envie pas notre président en ce moment. À ce moment historique, je ne voudrais certainement pas être à sa place. En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. Il ne faut pas oublier non plus les intérêts de l’Union et de la Chine dans ce jeu.

J’espère que nous ne nous laisserons pas battre. J’espère que nous résisterons à ce coup.

P.S. Les prévisions sont un exercice périlleux, mais je suppose prudemment qu’ils tenteront de geler le conflit sur la ligne de front actuelle. En même temps, il n’est pas certain que cela suffise à Poutine. Il exigera également les territoires inclus dans la constitution russe. Pour nous, cela est bien sûr inacceptable. Poutine continuera donc à prolonger la guerre et rejettera la responsabilité de l’« intransigeance » sur l’Ukraine.

C’est une guerre d’usure, et qui craquera le premier ? Si la société se consolide suffisamment, nous avons une chance de résister. Et de voir la Russie s’effondrer. 2

18 août 2025

Diana Berg

Diana Berg est une célèbre activiste culturelle de Marioupol. En mars 2022, elle avait échappé au siège de sa ville. Trois ans plus tard, le 18 août, elle se trouvait avec plusieurs centaines d’autres personnes sur la place de l’Indépendance à Kyiv pour un hommage à David Chichkan, artiste anarchiste de 39 ans engagé volontaire dans l’armée ukrainienne tué au front cet été. La cérémonie s’est déroulée au milieu des drapeaux rouges et noir de l’anarchisme et arc-en-ciel de la cause LGBT. Elle a été suivie d’une brève altercation avec un néo-nazi russe engagé au sein de l’armée ukrainienne et qui a tenté d’arracher l’un des drapeaux LGBT. Diana Berg raconte ce moment surréaliste qui est aussi une mise en abyme de l’Ukraine en guerre.

Nous avons fait nos adieux à David Chichkan. Il y avait tout le monde : des anarchistes, des soldats, des artistes, des activistes, des politiciens, des créateurs de tous horizons, des antifascistes, des patriotes, des gens de gauche et de droite.

Alors que l’on quittait la place pour se rendre au cimetière de Baïkove, quelque chose d’incroyable s’est produit. 

Maksym Nakonechny et Viktor Pylypenko, qui tenaient des drapeaux arc-en-ciel, ont été attaqués par derrière par un groupe de militaires du RDK [Corps des volontaires russes, une unité de l’armée ukrainienne composée de volontaires russes, ndlr].

Ils n’étaient pas présents aux funérailles, ils passaient simplement par là et ont décidé de s’attaquer au drapeau LGBT.

Une bagarre a éclaté entre les militaires russes d’extrême droite du RDK et le vétéran gay, tandis que des anarchistes de gauche passaient par là et ont mis fin à la bagarre en aspergeant tout le monde de lacrymo.

Cela ne pouvait arriver que lors des funérailles de David Chichkan. Je pense que cela devait arriver, comme une métaphore de sa vie, de son combat et de son art.

Gloire éternelle au héros. 3

« Babyonki »

Ce texte est un court extrait de Babyonki, pièce de théâtre jouée cette année par la troupe de théâtre « Ocheret », basée à Kharkiv. La pièce a été écrite par Andriy Nesmyan, soldat et mari d’Anastasia, que j’évoque dans les deux récits de ce dossier. Babyonki est un dialogue de femmes plongées dans la guerre.

Assises devant le porche d’un immeuble, elles se racontent leur vie : les trajets à Kramatorsk pour aller voir un mari au front, l’expérience d’une infirmière au début de la guerre, la peur et la frustration des nouvelles intermittentes… et la mobilisation — cette tension que j’évoque dans le deuxième épisode de cette série, ici racontée avec une franchise presque impertinente.

*

Une voix dans l’obscurité : « Bon, mais doucement, les gens dorment. Hé, les gars, vous allez où ? »

La lumière rouge s’éteint. Poivrot 1 et Poivrot 2 sortent en courant de l’ombre. Ils tombent sur un uniforme et prennent peur.

Poivrot 1 : Bonsoir. C’est quoi ça ?

Sveta (prend la lampe de poche et éclaire leur visage par en dessous) : Mobilisation.

Les poivrots prennent peur.

Olia : Sveta, arrête, aie pitié des gars !

Poivrot 2 : Mais vous voyez bien qu’on boit, qui va nous prendre ? On est, comment dire, des moins que rien, infirmes.

Sveta : Ce n’est pas une question d’être apte ou pas. C’est une question d’assembler le col au revers.

Poivrot 1 : Quoi ?

Sveta : C’est simple. Pour un bon gars, l’armée est comme une mère, pour un mauvais, c’est comme une belle-mère.

Poivrot 1 : Laisse tomber, c’est…

Sveta : Ne me « c’est » pas. Pendant que l’ennemi étudie les cartes des batailles, nous, on modifie les paysages — à la main, en plus.

Poivrot 1 : Comment ça ?

Sveta : Ils te diront ça : si tu ne t’engages pas, on perd la guerre, et toi, ils vont t’embarquer dans une toute autre armée.

Poivrot 1 : Mobilise-toi toi-même, c’est de la manip.

Sveta : Ça fait deux ans que je trime, à ton tour, beau gosse.

Poivrot 2 : Quel beau gosse ? Regarde-le ! C’est juste un dev C++… (Poivrot 1 lui donne un coup de coude) enfin, un balayeur, ouais, un balayeur. Non, même pas — ils l’ont viré du service de nettoyage parce qu’il picolait trop.

Sveta : Et dis-moi, il a commencé à picoler à quel moment ? 2021, quand il soulevait ses 100 kilos au développé-couché, ou y a six mois, quand il essayait de draguer Katia avec sa Panamera pourrie ?

Poivrot 2 : Oh, Sveta…

Sveta : (se lève, s’approche d’eux) Bon, les garçons, arrêtez un peu… (Elle prend les Poivrots par les épaules et les place de façon que l’uniforme tombe bien sur eux. Puis elle pose les manches des vareuses sur leurs épaules.)

Poivrot 2 : Putain.

Poivrot 1 : Allez, merde.

Olia : Sveta, ça suffit de foutre ce cirque. On est tous du même quartier, non ? Pourquoi les gens ne pourraient pas s’asseoir avec nous ?

Les Poivrots s’asseyent près d’Olia.

Sveta : J’sais pas, moi… Quand je suis partie à la guerre…

Poivrot 2 : Quand t’es partie à la guerre, c’est mon service qui vous a payé un minibus pour les évacs.

Poivrot 1 : Chacun son front — voilà le mien.

Sveta : Propulsion arrière ?

Poivrot 1 : Le front ?

Sveta : Ton minibus. Il était à propulsion arrière. Et après, j’ai dû y remettre autant de thunes que toi.

Dacha : Ça suffit, Sveta. Olia a raison. On vient tous du même quartier, on était tous au même lycée. On peut pas discuter normalement ?

Sveta : Toi, t’es pas neutre, tu le sais bien.

Dacha : Oh, ça, c’était en terminale.

Poivrot 2 : En première, plutôt.

Dacha : Sérieux, tu t’en rappelles encore ?

Olia : Mais oui ! Vous étiez collés l’un à l’autre ! Jusqu’au bal de fin d’année !

Dacha : (rit) C’est vrai, ça.

Poivrot 2 : (à voix basse, à Dacha) Tu te rappelles quand on s’est fait choper en train de fumer dans les chiottes ?

Dacha : (rire étouffé) Ouais… Heureusement qu’on avait eu le temps de se rhabiller.
(Dacha et Poivrot 2 éclatent de rire.)

Katia : T’étais canon à l’école, toi ! Et ça, tu l’as trouvé où ?

Poivrot 2 : Chez mon père. On essaie de pas trop se faire voir, vous savez bien… Y a des mecs qu’on réquisitionne vite, par les temps qui courent. (il lance un regard vers Sveta)

Sveta : Allez, arrête… Tu vis dans un pays en guerre !

Poivrot 1 : Oh, pendant la Première et la Seconde, les frontières n’étaient pas vraiment fermées. Sauf en URSS. Et là-bas, elles l’étaient tout le temps.

Olia : C’est vrai, Sveta. Tout le monde n’est pas obligé d’aller au front.

Poivrot 2 : Moi, je vis ici, je paie mes impôts, et on me laisse en paix. C’est toujours comme ça que ça a marché. J’ai étudié, j’ai bossé, j’ai tout sacrifié, collé à mon écran des nuits entières… juste pour vivre tranquille, un jour. C’est trop demander ?

Katia : Franchement, je pense pareil. Chacun son chemin, pas besoin de négatif.

Poivrot 1 : On voulait s’engager, au début. Mais le premier jour, on nous a renvoyés. Après, tout s’est enchaîné… Et maintenant, vous savez très bien comme l’armée est pourrie, avec la corruption et tout. Ici, au moins, je sers à quelque chose : j’empêche l’économie de s’effondrer.

Poivrot 2 : Alors écoutez, on reprend cette discussion dans de meilleures conditions : on sort des trucs à boire, à manger, et on continue.