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Depuis quelques jours et en particulier depuis la rencontre à la Maison-Blanche d’hier, on semble converger vers une notion — « l’OTAN sans l’OTAN » — qui aurait sans doute pu figurer dans une quaestio de la Somme théologique… Comment comprenez-vous le sens de cette expression ?

L’expression « l’OTAN sans l’OTAN » semble être une tentative de réconcilier des contraintes politiques internes et externes, d’une part, et la volonté de signaler un engagement crédible, d’autre part.

Du côté des contraintes externes, l’enjeu est évidemment la Russie pour qui l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est censée constituer une ligne rouge infranchissable. 

Et du point de vue des contraintes internes ?

L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN nécessiterait l’unanimité des États membres. Or on sait que les États-Unis ou la Hongrie y sont opposés.

Face à ces contraintes politiques, l’expression peut être comprise comme un moyen de doter l’Ukraine d’une clause de défense mutuelle similaire à l’article 5 de l’OTAN, sans pour autant adhérer à l’alliance.

Quel seraient les effets concrets d’un point de vue militaire de cette solution ?

L’OTAN est à la fois un engagement politique de défense collective des États membres et une organisation d’intégration militaire qui coordonne les armées nationales à travers des plans de défense, des doctrines et des standards techniques communs, afin de démultiplier l’efficacité collective.

De ce point de vue « l’OTAN sans l’OTAN » signifierait donc que l’Ukraine ne bénéficierait pas des avantages militaires de l’intégration.

Dans tous les cas, si l’on prend l’expression au pied de la lettre, il s’agit en toute logique d’une clause de défense mutuelle. Très concrètement, cela signifierait que les États fournissant cette « garantie de sécurité » accepteraient le risque d’un conflit militaire avec la Russie au sujet de l’Ukraine.

C’est la logique paradoxale de la dissuasion, qui consiste fondamentalement à manipuler le risque, comme l’écrivait Thomas Schelling : pour rendre une option peu attrayante pour une cible — et ainsi la dissuader de la choisir —, il faut soi-même accepter de courir des risques, qui signalent la détermination et le coût que l’on est prêt à tolérer pour voir ses préférences réalisées.

Il doit être désormais clair que la Russie constitue sans aucun doute la menace principale pour la sécurité européenne dans un avenir proche, tant du point de vue des intentions que des capacités. 

Olivier Schmitt

Pensez-vous que cette solution, dont la présidente du Conseil italien revendique la filiation, sera réellement mise en œuvre ?

J’en doute personnellement. Je pense en réalité que l’Italie et beaucoup d’autres États ne seraient pas prêts à prendre le risque d’un conflit militaire avec la Russie sans un soutien américain explicite. Il peut toutefois s’agir d’une première étape de discussion.

En raison de l’historique et de la stratégie de Poutine, y a-t-il un risque réel de signer un traité de garanties de sécurité sans garantie ?

La Russie a un lourd passif de violations de ses engagements en matière de sécurité en Europe, sujet que j’avais traité dans un article en 2018 1. J’écrivais alors que « l’affaiblissement des régimes de maîtrise des armements conventionnels est principalement lié à des failles de la mise en œuvre au nom d’une ‘approche flexible’ censée ménager la Russie ». 

Il doit être désormais clair que la Russie constitue sans aucun doute la menace principale pour la sécurité européenne dans un avenir proche, tant du point de vue des intentions que des capacités. 

L’historique des pratiques diplomatiques russes suggère une longue habitude de se camoufler derrière un fort juridisme formel que l’on se prépare à piétiner à la première occasion favorable 2

Une composante essentielle de toute manœuvre de dissuasion est la crédibilité 3. Sans elle, l’adversaire n’a aucune raison d’être dissuadé dans ses intentions et risque de percevoir un manque d’engagement et de moyens comme un déficit de volonté et de détermination.

C’est souvent la recette pour inviter une agression. 

Poutine est-il en train de se servir de Donald Trump pour remporter un succès stratégique qu’il n’avait pas réussi à obtenir sur le terrain ?

Je ne sais pas si Vladimir Poutine se sert de Donald Trump, mais le président russe, qui est un chef d’État expérimenté et retors, cherche certainement à tirer le meilleur parti de sa relation avec son homologue américain.

Une obsession soviétique, puis russe, a toujours été de se faire considérer comme un équivalent fonctionnel des États-Unis : traiter d’égal à égal les grands problèmes de sécurité, sans tiers gêneurs qui pourraient remettre en cause l’auto-perception des dirigeants russes comme une grande puissance. 

Poutine a obtenu cette satisfaction à Anchorage

L’historique des pratiques diplomatiques russes suggère une longue habitude de se camoufler derrière un fort juridisme formel que l’on se prépare à piétiner à la première occasion favorable. 

Olivier Schmitt

Pourquoi Trump semble-t-il prêt à la lui accorder cette reconnaissance ? Comment interprétez-vous cette relation que le président américain qualifie de « fantastique » ?

Je ne veux pas m’engager dans des considérations psychologisantes sur Donald Trump, ni spéculer sur d’éventuels Kompromats dont disposerait la Russie. 

Il suffit de constater la congruence idéologique entre la Russie de Poutine et le mouvement MAGA 4. Ils partagent la volonté de transformer le fonctionnement du système international, le mécanisme de régulation que sont les institutions internationales et le rôle des États-Unis en son sein. 

Le régime russe rêverait d’un retrait complet des États-Unis des affaires du monde, mais il se contente très bien de l’affaiblissement systématique de toutes les sources de la puissance américaine — réseau d’alliances, accords de libre-échange, universités, attractivité — que l’administration actuelle met en œuvre. 

Quels sont les objectifs stratégiques de Poutine en Ukraine, mais aussi plus largement en Europe, y compris en France et dans l’Europe de l’Ouest ?

La Russie souhaite une redéfinition complète de l’architecture de sécurité et de coopération en Europe, et cherche donc à subvertir à la fois les normes et les institutions. 

Comme le pays est trop faible pour constituer un pôle idéologique et économique attractif, il cherche à détruire les institutions existantes qu’il perçoit comme une menace pour sa propre légitimité.

Depuis le début de la guerre à grande échelle en 2022, le régime s’est radicalisé et a officialisé une idéologie interprétant l’histoire russe comme un long conflit contre les pays occidentaux, et considérant un État fort et autoritaire comme le seul moyen de remporter cette compétition.

Tant que Vladimir Poutine est au pouvoir, aucune « normalisation » n’est à attendre de la part de Moscou, et il n’y a actuellement aucune raison de penser que son successeur ne reprendra pas cette idéologie.

Après l’Ukraine, la Russie envisagerait-elle de poursuivre son expansion territoriale sur le continent ?

Le risque n’est pas de voir des chars T-72 à Brest ou sur les Champs-Élysées.

La Russie n’a pas besoin d’envahir toute l’Europe pour atteindre ses objectifs stratégiques. 

Une prise de gage territorial dans un pays membre de l’OTAN visant à tester la solidarité de l’Alliance et la crédibilité de l’article V est le véritable enjeu — la tentation pourrait être forte pour Moscou de chercher à démontrer un éventuel manque de fiabilité de l’alliance, et ainsi provoquer son effondrement politique. 

L’effondrement de l’OTAN et de l’Union est l’objectif de la Russie, qui pourrait ainsi « diviser pour régner » parmi des États européens désunis et donc affaiblis. 

Olivier Schmitt

Quelles pourraient être les conséquences politiques ?

Une forme d’implosion de l’Union européenne serait une conséquence possible. 

Il n’y a aucune raison de penser que des pays qui n’ont pas été protégés par leurs alliés continueraient d’accepter de créer une « union toujours plus étroite » avec ces mêmes États. 

C’est donc là l’objectif stratégique de la Russie de Poutine ?

Oui. L’effondrement de l’OTAN et de l’Union est l’objectif de la Russie, qui pourrait ainsi «  diviser pour régner  » parmi des États européens désunis et donc affaiblis. 

Si l’on suit votre raisonnement, une conséquence apparaît : en assumant une convergence avec le Kremlin, la Maison-Blanche semble, a minima, ne pas être gênée par cette issue. Pensez-vous qu’il y a une absence de considération de la dimension idéologique de Trump et de la nouvelle administration américaine de la part du leadership européen ? Pourquoi ?

Oui, souvent. En bon lecteur d’Aron, je confesse être assez sensible à la question de la divergence des normes et des valeurs qui constituent l’architecture du système international et que l’auteur qualifiait de « système hétérogène ». 

Mais il est difficile pour beaucoup de gens, après avoir passé l’essentiel de leur vie d’adulte dans un cadre intellectuel technocratique qui se veut « rationnel » — et donc par définition « le meilleur » —, de reconnaître l’importance des idéologies dans l’action politique. 

De fait, une partie de la classe dirigeante européenne considère Washington comme un partenaire transactionnel — à « gérer » — plutôt que comme le vecteur d’un projet idéologique révisionniste assumant l’érosion de l’ordre libéral, la hiérarchisation des alliés et la primauté de la souveraineté économique.

Le coût stratégique est réel : on intègre la logique du chantage et on cautionne l’idée américaine selon laquelle les alliés représenteraient un coût stratégique, ce qui les obligerait à donner des gages de leur bonne volonté.

Olivier Schmitt

Une partie de la bulle européenne semble toujours convaincue qu’il est possible de raisonner Trump, ou qu’il faut en tout cas jouer le jeu : être les derniers à lui parler, s’habiller d’une certaine manière, faire des concessions sur des points essentiels en espérant qu’il les oubliera ou qu’il passera à autre chose. Comment comprenez-vous ce pari ?

C’est un pari de containment personnel : miser sur l’accès, les attentions, quelques concessions « circonscrites » pour éviter des décisions abruptes — sur les douanes, sur l’OTAN, sur l’Ukraine. 

Sur le plan politique, il découle d’une dépendance de sentier dans la sécurité, la finance, la technologie et d’une perception que céder un peu aujourd’hui évite le pire demain. 

Pourtant, le coût stratégique est bien réel : on intègre la logique du chantage et on cautionne l’idée américaine selon laquelle les alliés représenteraient un coût stratégique, ce qui les obligerait à donner des gages de leur bonne volonté.

Que faudrait-il selon vous pour que cette conviction des Européens soit véritablement ébranlée ? Y a-t-il une ligne rouge ?

Je précise que je ne fais ici que spéculer, mais on pourrait imaginer trois déclencheurs : d’abord, une conditionnalisation explicite de l’article 5 de l’OTAN, voire un abandon de l’alliance ; ensuite, la pression américaine pour un « deal » sur l’Ukraine impliquant un abandon complet de Kiev ; enfin, un durcissement tarifaire bien au-delà de 15 % (ou l’usage de leur réversibilité comme levier politique), sur le modèle des tarifs imposés à l’Inde.

Comment interprétez-vous la convergence entre Trump, Poutine et Netanyahou ? Sur quelles doctrines ou visions du monde communes s’appuient-ils ?

Ces courants ne sont pas unifiés mais ont un air de famille et partagent certains éléments idéologiques : un combat contre la mondialisation libérale, accusée de bénéficier à une «  nouvelle classe  » transnationale et d’affaiblir la souveraineté des États, les cultures nationales et les valeurs traditionnelles. 

Ils plaident pour un renforcement de la souveraineté nationale, des regroupements entre aires civilisationnelles censées co-exister mais ne surtout pas se mélanger, et l’émergence d’un monde multipolaire « post-Américain ». 

La Victoire de Samothrace de retour au musée du Louvre après la Seconde guerre mondiale

Pourquoi désignent-elles — certes avec des modalités bien différentes — l’Union et la plupart des pays européens comme leurs adversaires ?

L’Union européenne représente l’incarnation de l’ennemi pour les trois grandes composantes du mouvement MAGA : les radicaux populistes à la Bannon y voient l’incarnation de la technocratie globaliste honnie ; les nationalistes-conservateurs (NatCons) type Claremont Institute dénoncent un Europe déchristianisée et post-moderne forcément décadente, et les oligarques de la Silicon Valley type Peter Thiel craignent le pouvoir régulateur de l’UE sur un marché de 400 millions d’Européens et donc une menace pour l’accumulation ininterrompue de leur fortune personnelle. 

On parle beaucoup de réveil stratégique, géopolitique… Mais le problème du réveil c’est qu’il ne suffit pas de se réveiller — il faut rester éveillé. Pourquoi pensez-vous que la plupart des leaders européens jusqu’à présent semblent refuser de prendre en compte la réalité des choses ?

Cette inertie apparente tient d’abord aux coûts domestiques : la prospérité européenne d’après-guerre a été fondée sur la protection américaine, l’exploitation économique des populations immigrées en Europe et un modèle social basé sur des projections démographiques tout à fait irréalistes. 

Ces trois conditions sont en voie de disparition ou ont déjà disparu  : la protection américaine est douteuse, les troisièmes générations de descendants d’immigrés n’entendent plus être traitées comme des mains d’œuvres exploitables, et les systèmes de protection sociale font déjà face au mur démographique rendant impossible leur financement. 

Je ne tire aucune joie à le dire, mais je ne vois pas comment les Européens vont pouvoir assurer leur sécurité sans devoir revoir leurs priorités en matière de qualité de vie et de rapport au travail. Et la sécurité est la condition de la prospérité…

Mais dans le contexte actuel, tenir ce genre de discours est évidemment politiquement suicidaire. Il est plus rentable d’importer les guerres culturelles américaines en Europe, comme le font la plupart des partis de droite, ou de prétendre rétablir un modèle économico-social dont les conditions de possibilité ont disparu, comme le font la plupart des partis de gauche.

Je ne tire aucune joie à le dire, mais je ne vois pas comment les Européens vont pouvoir assurer leur sécurité sans devoir revoir leurs priorités en matière de qualité de vie et de rapport au travail. Et la sécurité est la condition de la prospérité…

Olivier Schmitt

L’un des arguments souvent mis en avant pour ne pas envisager une mobilisation populaire est le suivant : l’Europe ne serait pas en mesure de faire face seule à la Russie et à un éventuel abandon des États-Unis. Est-ce vraiment le cas ?

À court terme, l’affirmation selon laquelle l’Europe ne pourrait pas faire face seule à la Russie pointe des vulnérabilités bien réelles : l’outil militaire européen dépend encore des « enablers » américains — renseignement-surveillance-reconnaissance, ravitaillement en vol, transport aérien stratégique, guerre électronique, défense antimissile) et demeure sous-doté en défense aérienne intégrée et feux dans la profondeur. 

Comment faudrait-il se préparer ? 

Une récente étude de l’IISS 5 estime que le remplacement des capacités militaires conventionnelles clefs des États-Unis en Europe par une force exclusivement européenne coûterait environ 1 000 milliards de dollars — un dixième de ce que les Européens auraient promis hier à Donald Trump. Ce montant comprend les coûts d’acquisition ponctuels et un cycle de vie de 25 ans. 

Quelles sont les priorités par domaine ? Dans quels domaines sommes-nous prêts et dans lesquels ne le sommes-nous pas du tout ?

Si l’on distingue les domaines, l’Europe n’est pas prête en défense aérienne de territoire, en ISR persistant 6, en ravitaillement en vol et en stocks de munitions complexes. 

Elle est mieux placée sur les forces terrestres lourdes chez certains alliés de l’Est comme la Pologne et peut être « rendue prête » assez vite en artillerie et DCA de théâtre, à condition que les investissements actuels tiennent la distance. 

Dans cet intervalle, des mesures politiques peuvent changer la dynamique sans « réinventer » tout l’appareil : des déploiements limités, mais visibles, d’instructeurs, d’équipes de défense antiaérienne et de démineurs, en Ukraine ou à sa périphérie, sous un mandat clair et avec une protection robuste, libéreraient des forces ukrainiennes de missions statiques et renforceraient la protection des villes. Cela ne dispense pas d’un réarmement structurel, mais cela pourrait créer l’effet de seuil qui fait défaut aujourd’hui.

Prenons du recul. L’OTAN peut-elle survivre à Trump ? Vous avez déjà suggéré que le plan de Donald Trump et de la Maison Blanche serait d’imposer une logique d’une nouvelle configuration très asymétrique, qui ne serait pas sans rappeler une sorte de nouveau Pacte de Varsovie. Pourriez-vous développer cet argument en montrant comment la séquence récente va dans ce sens ?

À strictement parler, l’OTAN peut « survivre » à Trump, si l’on entend par là la persistance d’un secrétariat, de plans et de comités. Ce qui est en jeu, en revanche, c’est la nature du lien d’alliance. 

La séquence récente indique une tendance à installer une architecture hiérarchique dans laquelle la garantie américaine devient conditionnelle, négociée au cas par cas et indexée à des marqueurs de loyauté : dépenses, alignement commercial, docilité politique.

J.D. Vance n’a pas dit autre chose à Munich en février 2025  : le soutien américain se mesurera à la convergence idéologique. 

450 millions d’habitants (518 millions si l’on ajoute le Royaume-Uni), répartis en 27 pays, sont collectivement moins puissants que 350 millions d’habitants dans un seul pays.

Olivier Schmitt

Et à ce que vous avez défini dans nos pages comme un « racket de protection »…  

Oui, je parlais du spectre d’un « racket de protection » dans lequel les Européens s’engageraient à acheter des armes aux États-Unis en échange de garanties de sécurité. 

Force est de constater que la peur d’un abandon militaire américain a poussé de nombreux pays européens à inciter Ursula von der Leyen à ne pas adopter une position trop ferme face aux tarifs douaniers imposés par Washington. 

Il semblerait également que, lors de sa rencontre d’hier avec Donald Trump, Volodymyr Zelensky ait proposé d’acquérir des armes américaines pour un montant de 100 milliards de dollars, financé par les Européens, afin d’obtenir des garanties de sécurité de la part de Washington. 

Si ce n’est pas un racket de protection, cela y ressemble fortement…

Pourquoi cédons-nous à ce racket ? Que révèle-t-il de nos faiblesses ?

Il me semble pointer l’écart technologique, commercial et militaire entre les États-Unis et l’Union européenne, du fait de la fragmentation politique de cette dernière. 

450 millions d’habitants (518 millions si l’on ajoute le Royaume-Uni), répartis en 27 pays, sont collectivement moins puissants que 350 millions d’habitants dans un seul pays.

Dans le même mouvement, Washington redessine les incitations par l’outil économique. Ces mécanismes déplacent la relation, faisant de l’accès au marché et de la menace d’une escalade douanière des leviers disciplinaires sur les alliés. L’ensemble compose une configuration asymétrique qui, sans être un « Pacte de Varsovie » idéologique, en rappelle la verticalité stratégique.

Que devient alors l’OTAN ? 

Elle peut perdurer comme plateforme de standardisation et d’interopérabilité si les Européens comblent leurs manques capacitaires et rendent crédible la trajectoire de dépenses actée au Sommet de La Haye

Mais le risque est que l’Alliance survive nominalement mais fonctionne de plus en plus comme un réseau de protectorats bilatéraux, où l’agrégat OTAN sert surtout d’interface technique à une hiérarchie politique externalisée à Washington. Autrement dit, la question n’est pas la survie organique, mais la préservation de la réciprocité : elle dépend moins de Trump que de la capacité européenne à rendre coûteuse, politiquement et stratégiquement, la tentation de la subordination.

L’Alliance atlantique pourrait survive nominalement en fonctionnant de plus en plus comme un réseau de protectorats bilatéraux, où l’agrégat OTAN sert surtout d’interface technique à une hiérarchie politique externalisée à Washington.

Olivier Schmitt

S’agit d’un changement qualitatif ou d’un infléchissement ? Une certaine asymétrie paraissait déjà structurer l’Alliance atlantique… 

Il faut toujours rappeler que jusqu’à présent, le fonctionnement de l’OTAN était unique parmi les alliances asymétriques : certes, les États-Unis étaient évidemment un « primus inter pares », mais ils ne se comportaient pas comme un hegemon coercitif 7

Le changement idéologique en cours à Washington devrait inciter les Européens à une très grande vigilance. 

En novembre 2024, vous écriviez dans ces pages que les pays européens devaient se préparer à « une dégradation simultanée et sans précédent de leur prospérité et de leur sécurité, liée à une possible défaite militaire ukrainienne, un retrait américain d’Europe et une guerre commerciale ». Ce scénario semble malheureusement se réaliser. Comment envisagez-vous la suite ?

Si l’on prolonge la trajectoire actuelle, l’hypothèse centrale est l’installation d’un régime de vulnérabilité chronique : une guerre d’attrition à l’est avec des risques d’à-coups opérationnels, une garantie américaine plus incertaine et conditionnelle, un choc commercial durable qui érode les marges et les investissements européens. 

Il s’agit là d’un environnement stratégique dans lequel la prospérité et la sécurité se dégradent de conserve si rien n’est fait pour inverser cette dynamique.

Pour éviter le pire ne faudrait-il pas commencer par tenir un discours de vérité ?

Éviter le pire suppose d’agir sur plusieurs fronts à la fois. 

Il faut d’abord sanctuariser le front ukrainien par des apports immédiatement pertinents — défense aérienne multicouche, ISR, munitions guidées —, tout en assurant un pilotage européen de la cadence industrielle. L’Union a enclenché une montée en puissance vers environ 2 millions d’obus/an d’ici fin 2025, mais il faut la stabiliser sur plusieurs cycles budgétaires et l’étendre aux explosifs, propulseurs et composants de missiles. 

Pourtant, en effet, il est impératif de durcir la résilience intérieure. Il faut pour cela tenir un discours de vérité sur le besoin d’un nouveau pacte social et sur la réalité des menaces — tout en protégeant les infrastructures critiques, et en mettant en place un filet de sécurité pour les secteurs exposés aux tarifs.

Enfin, il faut verrouiller le cadre politico-réglementaire de l’information : faire appliquer sans états d’âme le DSA aux très grandes plateformes — obligations de gestion des risques, accès des chercheurs, traçabilité des publicités —, et assumer que les organes d’influence étatiques hostiles relèvent du régime des mesures restrictives, la jurisprudence ayant déjà confirmé, s’agissant de RT France, qu’une interdiction ciblée dans un contexte de guerre ne viole pas la liberté d’expression.

Il est impératif de durcir la résilience intérieure. Il faut pour cela tenir un discours de vérité sur le besoin d’un nouveau pacte social et sur la réalité des menaces

Olivier Schmitt

Ne craignez-vous pas que nos démocraties perdent leur âme avec l’habitude des libertés ?

Être plus ferme avec les médias relayant des narratifs pro-russes ne signifie pas « censurer », cela signifie simplement refuser de participer à des manœuvres de désinformation et les dénoncer comme telles. 

Concrètement, il n’y a aucune raison de ne pas faire du « name and shame » envers les médias qui affichent complaisamment des propagandistes russes. 

On pourrait par exemple imaginer que les membres du gouvernement refusent de se rendre sur les chaînes hébergeant Xenia Fedorova, l’ancienne patronne de RT France 8. Si l’on considère, à raison, que RT était une chaîne de propagande au service d’un État hostile à la France, il n’y a aucune raison que les autorités légitiment de leur présence des médias privés fournissant une plate-forme à la principale responsable de cette propagande. 

Un passage de L’Homme contre les tyrans d’Aron m’accompagne en ce moment. Publié en 1946, cet ouvrage est une compilation de ses chroniques parues dans la France libre, dans lesquelles il livre une réflexion politico-philosophique sur la montée du nazisme 9.

Il écrit ceci : « les démocraties seront autorisées, bien plus, elles auront le devoir d’empêcher que les démagogues utilisent la liberté d’expression à seule fin de la détruire. (…) On ne doit pas la tolérance à qui fait profession d’intolérance. Autant on peut et on doit respecter la diversité des croyances et des groupements particuliers, autant l’on se doit de se défendre contre l’insertion progressive des tyrannies dans les démocraties. (…) Car les démocraties ne peuvent vivre et conserver leur indépendance que par la volonté collective des citoyens ». 

Il ne s’agit pas d’embastiller tous ceux dont le sentiment les porte plus vers Moscou que vers Paris, mais simplement pour les autorités d’admettre, d’expliciter et d’annoncer qu’elles refusent de légitimer des discours allant à l’encontre des intérêts du pays. Pour paraphraser Pierre Vidal-Naquet et son attitude face aux négationnistes, on ne débat pas avec des propagandistes — on les combat.

Nous faisons face à une alternative décisive : soit préserver une démocratie pluraliste et constitutionnelle, soit basculer vers des formes d’autoritarisme. Elles peuvent avoir des gradations différentes : de la « démocratie illibérale » à la violence ouverte et arbitraire… Comme l’écrit l’historien Timothy Clark : « sur cette question existentielle, la neutralité n’est pas une option. » 10

Sources
  1. Olivier Schmitt, Maîtrise des armements conventionnels et sécurité européenne : la montée des périls. Les Champs de Mars, 30 + Supplément(1), 99-107, 2018.
  2. Olivier Schmitt, How to challenge an international order : Russian diplomatic practices in multilateral security organisations. European Journal of International Relations, 26(3), 2019 922-946. https://doi.org/10.1177/1354066119886024 (Original work published 2020).
  3. Tami Davis Biddle, Coercion Theory : A Basic Introduction for Practitioners, Texas National Security Review, Vol 3, Iss 2 Spring 2020, 94–109.
  4. Vincent Charles Keating, Olivier Schmitt, Ideology and influence in the debate over Russian election interference. Int Polit 58, 2021, 757–771. https://doi.org/10.1057/s41311-020-00270-4.
  5. Ben Barry, Douglas Barrie, Henry Boyd, Nick Childs, Michael Gjerstad, James Hackett, Fenella McGerty, Ben Schreer, Tom Waldwyn, Defending Europe Without the United States : Costs and Consequences, IISS, mai 2025.
  6. L’expression ISR persistant désigne une capacité militaire de enseignement, surveillance et reconnaissance (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) assurée de façon continue, durable et en temps quasi-réel sur une zone donnée.
  7.  Lucie Béraud-Sudreau, Olivier Schmitt, “Alliance Politics and National Arms Industries : Creating Incentives for Small States ?” European Security 33 (4), 2024, 711–31. doi:10.1080/09662839.2024.2304294.
  8. Isabelle Mandraud, Xenia Fedorova, ancienne patronne de RT France et nouvelle égérie russe du groupe Bolloré, Le Monde, 24 juillet 2025.
  9. Raymond Aron, L’Homme contre les tyrans, Paris, Gallimard, 1946.
  10.  Christopher Clark, The End of Modernity, Foreign Policy, 30 juin 2025.